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ZYKË – L’AVENTURE — 16 : Best-sellers

Publié par le 14 mai 2016

 

Par un matin d’or en fin d’été file vers la côte normande une Rolls-Royce « Silver Cloud » 1958 qui, maintenue à cent quatre-vingt par Sam, ne laisse exhaler de ses six cylindres en ligne qu’un chuchotis bien policé.
Sam me tend un stick d’herbe colombienne.
C’est un petit type brun, vif et gouailleur. Il porte un vaste costume de lin blanc, un diam’s à l’oreille, a un bras à la fenêtre ouverte et une santiag de cuir gris collée sur l’accélérateur.
Il me cligne de l’œil, joyeux :
– Ça va, mec ?
– Manque la blonde avec les seins en plastique.
Il éclate de rire.
– Ça aussi, ça peut s’arranger…

 

Dix-huit mois ont passé.
Oro, paru au lendemain de mon éjection, est devenu un best-seller qui a rendu Zykë riche et célèbre.
Alors il a décidé de capitaliser sur son succès, investir dans la pierre, se payer une paire de charentaises et un fauteuil où attendre le fric des traductions, dont il ne se lèvera plus que pour une apparition médiatique de temps en temps, histoire de relancer les ventes.

Euh…
Non.

Tout en roulant à bonne blinde, Sam me raconte comment Zykë, dès les premières grosses ventes d’Oro, a contraint l’éditeur à lui payer un mois de fête à tout casser.
Comment, la nouba bouclée, il a foncé à Toronto pour écrire Parodie, ses mémoires de maffioso.
Comment il s’est rebarré à travers le monde, s’est fixé un temps en Orient et a fini par tourner un film en Australie.

Sahara a été publié en mai dernier, prenant le même chemin que son prédécesseur.
– Je sais, dis-je. Il était en vitrine dans toutes les librairies. Je m’en suis même payé un…
– Et maintenant, on est rentrés en France pour négocier Parodie.
– Le bouquin est fini ? demandé-je.
Sam rigole.
– Eh, mec, réfléchis : si le patron m’envoie te chercher…

 

Depuis un an et demi, la vie s’est montrée plutôt sympathique avec moi.
Pendant un moment, j’ai traîné autour de la Méditerranée. Yougoslavie, Grèce, Sicile, Malte… Le nez au vent, les mains en poches, à la coule-douce, noyé dans la déferlante estivale des touristes nord-européens, distributrice de copains de cuite et de blondes faciles.

Quand je me suis surpris à griffonner à tout moment sur n’importe quel bout de papier des poèmes et des bouts d’histoires, j’ai regagné Paris.
Ai atterri rue des Moines, chez les indéfectibles Gilles et Julietta qui, philosophes, ont débouché le rouge, allumé sous le chaudron et déployé le hamac mexicain du salon.
– Alors, tu en es où, de tes aventures ?
– Nulle part. C’est fini. Au boulot, comme tout le monde !

Un copain peintre, ex de Lola l’Anglaise, Fred Kleinberg, m’a présenté son père, Sacha, illustrateur de couvertures de livres, qui, apprenant que j’avais participé au bouquin de la brute de l’été, m’a fait rencontrer les gens d’une officine du groupe des Presses de la Cité.
Mon passage chez Zykë intéressait : on m’a foutu à la rédaction d’une série policière dont les auteurs historiques arrivaient au bout de leur imagination.
– Mon ami, nous sommes à la recherche de sang neuf !
– Et, donc, vous voulez le mien ?
– Nous voulons du génie, et nous pensons que vous en avez.
– Cause toujours.
– Ah, ah, ah, ces auteurs, quel humour !…

Une série sans scrupules, sanglante, scandaleusement racoleuse, habile et perverse.
Une litanie d’enquêtes d’un duo de flics experts en crimes sexuels, ponctuées de scènes propres à faire saliver le et la gogo de base.
Du Simenon salaud, tendance S.M.
Une gentille machine à fric qui vous débitait du cent quatre-vingt mille exemplaires mensuels, dix mois par an, avec relâche en décembre et en août.

Bref : un boulot d’écrivain vendu, de mercenaire, de pute à plume.
Qu’ai-je fait ?
Pardi, je l’ai accepté avec l’ardeur d’une jeune poule.
Pour un écrivain malpoli comme moi, surgi de misère, affûté en soupente, trempé depuis peu au sable dur, aucune chance de passer les porches de la république des belles lettres, cette fabrique de bouquins à bourgeois. Pas question non plus d’aller me fourvoyer chez les faux voyous du polar, qui jouent à défendre le populo en déguisant d’appliquée gouaille leur prose de profs de lettres.
Alors…
Autant vendre du sang et du zizi bien dégueulasse sur deux cent cinquante pages de papier chiotte la pièce sur les quais de gares et les trottoirs à kiosques.

A moi le vrai peuple. Le retour de turbin, le graillon de supermarché et la branlette d’après la télé !

Je me suis installé en plein Pigalle, à demeure dans un hôtel à fesse et à quarts d’heures.
Me suis payé un chapeau taupé de truand à l’ancienne.
Puis, ainsi paré, je me suis mis au turbin.

J’écrivais tout le jour dans les rades de la rue Lepic et des Abbesses, clopant de la gitane sans filtre, sifflant des Muscadets, grattant mes dix à quinze passes format A4 quotidiennes, au moyen d’un Parker à pompe d’occasion dégoté à Clignancourt qui maculait d’encre le bout de mes doigts.
– Tiens, l’écrivain ! Ça va, l’inspiration ? Un p’tit blanc ?
– Comme d’habitude.
– Quand c’est que t’écris sur ma vie ? C’est que j’en ai, à raconter !…

Les week-ends, une vieille amie, Marif, patronne d’une petite boîte d’import-export, me prêtait ses bureaux près de la place de Clichy où je tapais au propre mon travail de la semaine sur un incroyable mais très confortable modèle d’IBM, appelé « Mémosphère », qui, en plus du clavier normal, contenait une cinquantaine de lettres commerciales pré-enregistrées.

Et le 1er de chaque mois, je me rendais rue des Saints-Pères, dans le Vème arrondissement où, au fond du fond des fonds des corridors des Presses de la Cité, je rendais ma copie à mes maques.
– Ah, voilà notre talentueux auteur !…
En échange, ils me remettaient avec un gentil sourire un chèque, pour eux une misère, pour moi largement de quoi entretenir la bonne humeur des commerçants du quartier.

Chaque semaine, j’achetais dans une papeterie de la rue Houdon, outre de l’encre à tâcher les doigts, une rame de papier qui me coûtait dix-sept francs et cinquante centimes. Cent mètres plus bas, sur le boulevard, au kiosque à côté du métro, les bouquins rédigés étaient en vente à dix-sept cinquante.
De quoi méditer…

Tout ça a duré jusqu’à hier soir, quand, alors que j’arrivais rue des Moines, invité à dîner, porteur d’un jambon et de trois bouteilles de Bourgueil, Gilles m’a dit :
– Y’a ton copain qui a appelé, le gars du Maroc, là…
– Zykë ?
– Ouais, l’aventurier, il veut te voir, ça a l’air urgent…

 

La Rolls se range dans un grésillement de gravier chic devant le parvis d’une belle baraque entre dunes et océan.
Sam m’ouvre la portière.
– Viens, le boss t’attend…

D’abord un hall de marbre peuplé d’armures médiévales. Puis on traverse un salon transformé en salle de boxe avec des sacs de cuir pendus par des chaînes à des poutres vieilles de plusieurs siècles qu’elles blessent sans pitié d’éraflures livides.
Encore un couloir et Sam s’efface pour me laisser pénétrer dans un bureau.

Zykë est assis dans un fauteuil de bois à haut dossier.
Peignoir de boxe en soie noire.
Pépite d’or au cou.
Bottes aux pieds.
Il est occupé à aligner de la cocaïne sur un carreau de faïence de Delft.
– Salut.
Il me désigne du menton un seau à glace d’où pointe le goulot d’une bouteille de Champagne.
– Sers-toi un verre, on doit causer…
J’obéis. M’assois. M’enquiers :
– Alors, t’es la grande vedette ?
Il hausse les épaules.
– La célébrité médiatique, c’est de la gloriole. J’ai tout arrêté. Presse. Radios. Télés… Je ne réponds plus à personne.
– Non ?
– Non. Au début, c’était marrant : tout le monde me léchait les couilles. J’ai baisé un maximum de belles gonzesses. Après toutes ces années de tiers-monde, j’avais besoin de sexe civilisé. Mais je veux passer à autre chose…

Il m’explique qu’il revient de Thaïlande. Il y a découvert le Muay Thaï, une boxe à coups de poings, de coudes et de genoux qui fait très mal.
– Je m’entraîne tous les jours. Ça m’a fait perdre le poids que j’avais pris par excès de plaisirs. A force de foie gras, j’étais arrivé à cent vingt kilos. En quatre mois, j’ai retrouvé ma forme d’athlète !

Je demande :
– Parodie ?
Zykë rigole. Me tend un paquet dépenaillé que j’identifie comme étant le manuscrit.
– J’ai rendu sa liberté à Flaco…
Flaco ? Viré ?
Je l’avoue, honteux et confus : un éclair de joie mauvaise me traverse. Zykë le perçoit. Ricane. M’en rajoute une couche :
– C’est lui qui avait le numéro de téléphone de ton copain à Paris. Il a encore tenté de sauver sa peau en disant qu’il l’avait perdu. J’ai dû envoyer Sam le menacer de ma part pour qu’il se décide à nous le filer. C’est pour ça qu’on t’a contacté si tard…

Je tombe en arrêt dès les premières pages.
L’arrivée de Zykë au Canada est précédée d’une description infiniment longue de l’atterrissage de l’avion, du confort de la cabine première classe et de la beauté de l’hôtesse qui sert des alcools rares, des mets fins et des œillades allumeuses au narrateur.
On dirait le début d’un roman d’espionnage au rabais des années soixante.
Je feuillette. Me frappent les yeux des phrases trois fois trop longues. Des fautes de temps. Des répétitions.
Zykë m’observe d’un œil et se marre de l’autre.
– Qu’est-ce que tu en penses ?
– Ben, euh… C’est de la daube, non ?
– C’en est… Flaco a fait une erreur. Il voulait t’écarter à tout prix, alors il s’est porté volontaire pour l’écriture. Mais il n’était plus au niveau.
– Je m’en doutais.
– Je sais…
Il aspire son rail d’une seule reniflade. Me tend un billet de cinq cents balles roulé. M’invite du geste à me pencher sur le Delft. Reprend :
– Je dois donner le manuscrit à Hachette le 15 de ce mois. J’ai donné ma parole. Ça nous laisse dix jours pour tout refaire.
Je corrige :
– Dix jours et dix nuits.
Il me balance son sourire de loup, bref éclair de crocs.
– Exactement. Alors ?
J’esquisse un salut militaire.
– C’est toi qui dis, Patron.
Cette fois, j’ai droit à un vrai sourire, l’œil droit joyeux, le gauche apaisé.
– Parfait, alors… commence-t-il.
On achève en chœur :
– Si on travaillait un petit peu !
Et on éclate de rire.

La complicité est immédiate.
Ça fait dix-huit mois qu’on ne s’est vu ni parlé mais, dès que j’ai répandu les feuillets sur la table et un divan proche, le travail reprend comme s’il n’avait jamais été interrompu.
Je retrouve l’efficacité de Zykë, son étonnante façon d’imprimer, dans chaque séquence, par un détail de portrait frappant ou une phrase de dialogue juste, l’énergie et la brutalité de l’aventure.
Il a de nouveau avec lui le partenaire idéal, déjà décelé au Maroc, qui comprend d’instinct l’effet exigé et qui sait à la seconde organiser le texte en conséquence.
– On n’a pas besoin de l’avion, dis-je.
– Surtout pas. Il faut commencer après l’atterrissage. Quand j’ai déjà le pied sur le continent.
– Genre : « Je m’avance dans ce couloir glacial de l’aéroport de Toronto, ivre du Champagne bu pendant la traversée.» ?
– Exactement. Et on passe tout de suite à ma confrontation avec les flics de l’immigration. Il faut que le lecteur comprenne dès les premières lignes que je suis un salopard et un bouffeur de tête.
Je réfléchis un instant.
– Ouais. Tout ça en rigolant, bien sûr… Hmmm… L’officier d’immigration pourrait être une femme ?
La réponse fuse :
– Oui, mais alors une grosse femme…

 

Au taf, m’sieu Poncet !

Les rares nuages filent dans le vaste ciel atlantique. L’océan occupe une bonne moitié de la fenêtre, immense drap gris bleuté. Des baigneurs profitent des derniers beaux jours, abrités sous des parasols multicolores qui caquètent dans le vent. Chaque soir, au crépuscule, un quatuor de cavaliers galope dans les feux rouges du couchant. La nuit, un croissant de lune grandissant suit son paisible sentier sélène, guillochant l’onde de virgules d’argent.

En milieu de matinée et en fin d’après-midi, Zykë et Sam s’entraînent au Muay Thaï, sous la houlette d’un entraîneur ramené de Thaïlande nommé Phayat. Deux fois par jour, pendant une heure et demi, la vénérable bâtisse normande résonne de coups dans du cuir et de « han ! » de bûcherons vikings.

Zykë a diligenté Sam à Caen d’où il m’a rapporté une machine Smith-Corona neuve, système à marguerite, couleur perle, profilée comme une voiture de course.
Clavier souple, sensible. Frappe rapide. Mais le bruit de la marguerite, sorte de crépitement d’allume-gaz, me déplaît et je sais déjà que c’est une bécane que je ne garderai pas.

Puissamment aidés par la coke, marnant quasiment vingt-quatre heures sur vingt-quatre, on réécrit une bonne partie de Parodie, conservant environ un tiers du premier manuscrit.

Flaco ne s’est pas montré si nul que ça. Plutôt d’une irrégularité surprenante. Il n’y a pas de milieu : certaines séquences peuvent être conservées telles quelles, concises, rythmées, violentes à point ; d’autres sont floues, polluées par des diatribes hors sujet, des descriptions rallongées à perpète là où il n’en faut pas, absentes d’où elles devraient se trouver.
Zykë m’explique :
– A Toronto, je lui avais loué un appartement, avec interdiction de sortir, pendant que je filais avec Sam voir d’anciens copains et faire la fête.
– Dur pour lui.
– Non. Il avait demandé le boulot… A chaque fois qu’il en avait marre d’être enfermé, il salopait le texte. L’enculé de sa race ! Quand je lisais les pages, le matin, j’avais envie de l’étrangler !

Le manuscrit final est bouclé juste à temps, le matin du 15, aux premiers instants d’une aube grise. A peine ai-je tapé le mot « fin » qu’on s’engouffre dans la Rolls.

 

A Paris, impossible de se garer dans le quartier Saint-Germain.
Heureusement, le bâtiment des éditions Hachette présente, côté boulevard Saint-Michel, un porche d’entrée qui donne sur une petite cour pavée réservée aux véhicules de livraisons.
Sam y enquille la Rolls.
Zykë monte dans les bureaux, manuscrit sous le bras.
L’énorme Silver Cloud empêche toute entrée et toute sortie, ce qui provoque des coups de klaxon furieux des livreurs.
Sam et moi fumons, adossés à la Rolls, ignorant l’aubade avec un admirable sans-gêne, quand un individu surgit du bâtiment et fonce vers nous, les arcades furibardes, costumé de gris et gorgé de compétence.
– Eh là c’est pas possible, il faut dégager, hein !…
– Désolé, mec, répond Sam, je reste là, mon patron est en rendez-vous avec le tien.
Le sourcilleux ne veut rien savoir :
– Y’a des gens qui travaillent, là, hein, faut sortir de là, hein !…
Constatant son évidente surdité, Sam lui empoigne une oreille et répète, charitable, en articulant chaque syllabe :
– Le-pa-tron-est-en-ren-dez-vous !
Le type devient très blanc et s’enfuit par les couloirs, d’une démarche rendue floue par la trouille.

Zykë redescend bientôt, hilare, portant sur l’épaule un sac poubelle bleu empli d’un million de francs en billets de banque.
Quelques jours plus tôt, il m’a expliqué :
– Chez Hachette, ils me prennent pour une grosse brute. Alors je me fais un plaisir d’en rajouter dans le genre légionnaire. Pour rigoler, je leur ai dit : « j’ai pas confiance dans les chèques ». Depuis, ces cons-là s’arrangent toujours pour me trouver du liquide…

 

Sur le chemin du retour, on déjeune de côtes de bœuf sanglantes arrosées sans mesure d’une débauche de Mouton-Machin dans une auberge des Andelys.

Alors qu’on remonte en voiture, Zykë me demande de m’installer sur la banquette arrière avec lui.
Il me met une grosse liasse dans les mains.
– Tiens : ton salaire plus une petite prime.
– Merci.
– Un plaisir.
Il prépare un joint sur la tablette en loupe de bois précieux qui lui fait face, l’allume, aspire une bouffée éléphantesque et me le tend.
– Voilà le plan, dit-il dans un nuage de fumée : je vais écrire le scénario d’un film sur la boxe thaï qui s’appellera « K.O. ».
– Génial.
– Je vais le réaliser moi-même, le financer moi-même et jouer le rôle principal moi-même.
– Et empocher les bénéfices toi-même…
– Absolument. J’ai pensé à toi pour écrire le scénario avec moi.
– Super.
– On va bosser en Thaïlande. On fera les repérages et le casting des acteurs locaux en même temps qu’on écrira. Tu auras tous les frais payés plus ton salaire, ça te va ?
– On part quand ? rétorqué-je.

Et, franchement, qu’est-ce que je pourrais répondre d’autre ?

 

(A suivre)

 

 

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