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Zykë en Albanie – 2 : LE SAUVEUR

Publié par le 5 juillet 2016

 

Pour la première fois depuis deux mois, alors que je commence à me demander ce que je fous dans cet asile psychiatrique, je sens que je tiens une opportunité de m’exprimer.
Je peux être positif en leur expliquant que l’époque des règlements de compte médiévaux est révolue.

Je décide de réaliser un reportage.
Le titre est tout trouvé : KANOUN.

La radio-télévision albanaise est à l’agonie. Les comédiens et les techniciens sont en train de crever la dalle. Voilà une bonne occasion leur donner du boulot.

Je suis devenu écrivain, je peux bien devenir réalisateur de film !

J’ai justement un copain qui est à la fois cinéaste et dans la dèche, Piro Milkani, un type aux allures d’intellectuel, très hypocrite mais très sympathique.
Je lui mets le grappin dessus et l’embarque avec moi pour rencontrer le directeur de la télé, dans un grand immeuble rempli de plus de flics que de travailleurs de l’audiovisuel.

Le directeur, un petit monsieur anodin, nous accueille avec les traditionnels verres de raki.
Piro Milkani lui explique que je suis un écrivain célèbre, bla bla bla, que je vais fournir des emplois à l’ensemble des comédiens et techniciens d’Albanie, bla bla bla, et que je vais fonder d’ici peu les plus grands studios de cinéma de ce côté-ci de la Méditerranée.
Le monsieur approuve poliment :
– Po… Po…(oui, oui)…
Et il remplit les verres.

Laborieusement, Piro essaie de lui faire entrer dans la cervelle la notion de co-production : la télé me fournirait le matériel, les techniciens pour faire marcher le matériel et l’argent et la bouffe pour faire marcher les techniciens.
– Po… Po…
En retour, au moment de l’inévitable succès, je promets, croix de bois, croix de fer, de partager équitablement les bénéfices du film, au nom du patriotisme et de l’Albanie éternelle.
– Po… Po…

Il est complètement dépassé, le brave directeur.
Il n’a jamais eu aucune liberté d’action. La production, il ne sait même pas ce que c’est. Depuis qu’il est en poste, son boulot a consisté à diffuser des vieux films et les bulletins de propagande du gouvernement.
Alors il se gratte la tête, l’entrejambe, remplit les verres et répond qu’il va réfléchir.

Moi, je ne lâche pas mon petit monsieur.
Je vais le voir tous les jours.
Tous les jours.
Je bois le raki et je lui répète, en bon laveur de coco, que KANOUN sera un très grand film qui les propulsera, lui et sa chaîne de télé, au firmament de la célébrité et de la fortune.
– Po… Po…
Il remplit les verres et dit qu’il va réfléchir.

C’est un coup de bol qui va me permettre d’accélérer le mouvement.
Ou plutôt UNE coup de bol.

Elle a des cheveux blonds vénitien, de grands yeux, une silhouette magnifique et un sourire à dévorer la vie.
Elle s’appelle Julia, une délicieuse jeune femme bon chic et bon genre, fille de cadres du régime communiste, que j’ai rencontrée chez Piro.
Julia est professeur d’anglais.
Alors que je lui parle de mon projet dans cette langue – et que j’en profite pour observer plus attentivement ce sourire – elle m’apprend que sa mère, Vilma, est l’une des directrices de la radio-télévision albanaise.
– Pas possible !
– Oui, c’est même l’assistante de ton monsieur Po-po ! rigole-t-elle.

 

L’enthousiasme de Vilma, une petite dame à poigne, énergique en diable, me permet de signer quelques jours plus tard, avec fierté, le premier contrat jamais passé entre la télévision d’état albanaise et un producteur privé.

Je me mets aussitôt au travail.
Le bénéfice de mon micmac d’oeuvres d’art et de bijoux va me permettre d’assumer la plupart des frais.

Piro Milkani devient mon assistant à la réalisation.
J’ai la chance d’embaucher un cadreur extraordinaire, Kokonozi. Un preneur de son, Bardhi. Et Rolan, un jeune écrivain qui s’est porté volontaire pour m’aider sur les dialogues en albanais.
Je confie un rôle à Bujar Lako, un des acteurs les plus connus du pays.

Enfin, j’embarque dans l’entreprise le sourire, les yeux et les jambes de Julia, qui est devenue dans l’intervalle ma fiancée.

Je commence à tourner à Tirana.
Il me faut des interviews de ces types qui ont tué pour obéir à la loi du Kanoun.
Naturellement, ils sont en prison.
Ska problem : en échange de quelques biftons, on m’établit une autorisation officielle de tournage dans toutes les taules du pays.

La prison de Tirana est vétuste, un groupe de bâtiments bas entouré de miradors, autour d’un terrain où les détenus passent leur temps à jouer au foot.
L’époque des enfers carcéraux dirigés par des tortionnaires est révolue. Les matons d’aujourd’hui ont certes des bonnes têtes de brutes, mais ils sont corrects et surtout faciles à acheter.

Les criminels d’honneur sont tous des jeunes types, qui viennent de tous les milieux. Des gens normaux : employé, professeur, agriculteur…
Aucun d’entre eux ne fait de difficulté pour avouer son crime devant ma caméra.
– Oui, j’ai tué ! J’ai tué mais j’ai tué suivant les règles du Kanoun !
– Non, je n’ai aucun regret.
– J’ai été condamné à vingt cinq ans, je trouve que c’est une peine trop lourde, mais je m’en fous, j’ai tué suivant les règles du Kanoun…

Tous ces types ont été amenés à passer à l’acte sous la pression de leur famille. Les meurtres qu’ils ont commis étaient censés effacer des crimes commis au début du siècle, voire en dix-huit cents quelque chose.

Vous qui me lisez, vous pensez que c’est du délire ?
Eh bééé… oui, c’est du délire.

 

Pour la deuxième partie du film, je monte dans le nord du pays, une région de montagne habitée par des gens frustres, isolés, dont le mode de vie et les mœurs n’ont presque pas évolué depuis des siècles.

Mon équipe tire un peu la gueule.
Ce sont tous des citadins, membres de la petite élite préservée de Tirana. Aucun d’entre eux ne s’est jamais hasardé dans ces montagnes ni n’a eu le moindre contact avec les brigands médiévaux qui y survivent.
Si je m’épanouis, moi, heureux de découvrir cette terre sauvage et d’emplir mes poumons de bon air glacé, mes compagnons se plaignent de prétendues difficultés à marcher dans la neige toute la journée.
Incorrigible esclavagiste, je refuse de prêter attention à leurs souffrances morales et physiques.

– KANOUN sera un grand film, les gars !
– Po, Cizia.
– L’Albanie sera un grand producteur de films !
– Po, Cizia.

Mes encouragements amicaux ne sont pas de trop pour les convaincre de monter la caméra et tout le matériel en haut de sentiers à chèvres, se les geler la nuit dans des masures de pierres, y attraper des morpions et n’avoir pour toute pitance, chez nos pauvres hôtes, que du chou conservé dans du vinaigre.

De retour à Tirana, ils retrouvent tous le sourire.
C’est à qui se vantera d’avoir vécu la plus belle aventure.
Même Rolan, qui a fait un malaise cardiaque, avoue avoir vécu les moments les plus intenses de sa vie.

Sans perdre une minute, je me mets au montage, chaque nuit, dans les studios de la radio-télévision, sur une antique table de fabrication russe.

Et bientôt, le film est terminé.
Bouclé.
Prêt à être diffusé.

 

Mon idée – le message de mon film, comme disent les réalisateurs – était de dissuader mes compatriotes de se tirer dessus pour des mauvaises raisons.

Je pensais qu’il serait immédiatement diffusé en boucle à la télévision pour transmettre la bonne parole au maximum de gens.

Oyez, oyez, aigles, aiglons, aiglesses !

C’est le contraire. Les jours passent et KANOUN n’apparaît toujours pas au programme.

Piro Milkani est désolé.
J’ai eu le malheur, paraît-il, de froisser la susceptibilité de Son Excellence Sali Berisha lui-même.
– Le président est originaire du nord, m’explique-t-il, il estime que tu veux donner une mauvaise image des montagnards.
– Et alors ?
– Alors il t’a censuré…
– Et alors ?
– Ben… Alors… Alors la télé ne peut pas le diffuser.
– Mais la démocratie ? La liberté d’expression ?

– La lib…Tu es vraiment fou, Cizia…

Ça me fout de terribles glandes.
KANOUN est un bon film. Je sais que sa qualité peut contribuer à ouvrir une réflexion sur le crime à la sauce albanaise, et la réflexion entraîne toujours le progrès.
Mais que dalle.

Que dalle, bordel !
Les glandes.

 

Je me demande si l’atmosphère de cette ville cinglée n’est pas contagieuse. Les quelques étrangers qui y résident deviennent tous fous, s’ils ne le sont pas à leur arrivée.

Patrick est un CRS qui garde la porte de l’ambassade de France. Un petit type très costaud, sportif, qui aime qu’on voie sa force.
Auparavant, il a exercé le même job au Laos, où il s’est initié à la méditation transcendantale.
Il a mangé la tête de la moitié de l’ambassade avec ses délires oriento-méditatifs et il s’y comporte comme un grand chef, malgré son grade de planton.

A notre première rencontre, je le vois comme un escroc.
En tous cas, il fait preuve d’excellentes qualités de manipulateur. Pourtant, il paraît sincère quand il me raconte ses expériences dans l’humanitaire et m’affirme que, comme moi, il ne pense qu’à aider l’Albanie.

Par son intermédiaire, j’ai sympathisé avec la dame qui s’occupe de délivrer les visas pour la France, à l’ambassade.
C’est une femme blonde très gentille, avec de beaux yeux vides, qui m’aide à envoyer au pays de Voltaire une bonne quinzaine de personnes.
Un écrivain qui voulait aller faire carrière à Paris.
Un jeune romantique amoureux d’une Française.
D’autres, encore, qui veulent seulement aller tenter leur chance ailleurs…

Et aussi mon copain Mehmet, le militant royaliste, qui a épousé une femme albanaise et n’arrive pas à faire sortir sa femme du pays.

– Bonjour Cizia.
– Bonjour, j’ai besoin d’un visa pour la femme de mon assistant de cinéma.
– Ooooooh, vous préparez un nouveau film, Cizia ?
– Oui, avec un grand producteur d’Hollywood.
– Aaaah, Hollywood…
Et voilà… Mon pote Mehmet pourra présenter son épouse à sa maman à Paris.

Décidément, je suis un grand sentimental.

 

Je veux aider.
Chaque heure, je la passe à rechercher un moyen d’aider.
Je veux aider.

Dans le journal, j’apprends que huit cent mille prisonniers politiques libérés à l’avènement de la démocratie sont en train de crever de faim.
La loi oblige l’état à leur verser des pensions, en compensation de la ruine de leur vie, mais, dans ce bordel, elles n’arrivent jamais, ou bien très en retard, ou alors très amputées.

Voilà un boulot pour Cizia le positiveur !

Je décide d’implanter en Albanie une loterie sur le modèle des gueules cassées pour les invalides de guerre ou de la once espagnole pour les aveugles, dont les bénéfices seraient versés aux prisonniers politiques dans la panade.
Enfin… Disons une bonne partie.

Mes compatriotes adorent flamber. Je suis sûr qu’ils se jetteront sur mes jeux à gratter.
Comme j’effectue toujours des allers et retour en Europe pour négocier les machins artistiques que je continue d’acheter, j’en profite pour étudier le fonctionnement des loteries nationales.
Pendant des semaines, je m’acharne à établir un énorme dossier avec chiffres, prévisions et statistiques, que traduit Piro Milkani.

Je m’amène avec mes trois kilos de dossiers sous le bras devant des ministres, sous-ministres, vices-ministres et leurs adjoints.
Ils se grattent l’entrejambe, comme d’habitude.
La seule question qui les intéresse, c’est de savoir combien ils vont y gagner, eux, personnellement.
Je me bats.
Je les fais chier jusqu’au bout, mais en vain. Impossible de faire plonger quiconque dans mon projet.

Encore perdu.

Je commence à comprendre que je suis venu trop tôt.
Après cinquante ans d’enfermement, les Albanais veulent manger la vie, se gaver, s’en mettre plein le ventre et les fouilles.
Rien d’autre ne parvient à les motiver.
Quand les chefs des chemins de fer vendent les rails des voies pour se faire du cash, rien n’est plus possible.
Moi qui ne parle que de construire et miser sur le futur, je prêche du fond d’un désert.

 

J’en ai marre de cet immobilisme.
J’emmène Julia dans le sud, sur la côte méditerranéenne où, je pense, je trouverais bien un lopin de terre à m’approprier.
– On va s’installer, ma chérie, et on fera douze enfants.
– Douze ?
– Oui, il faut repeupler l’Albanie !
– Tu es fou, Cizia…

Je me sens bien dans le sud.
C’est un coin de Méditerranée, même si les constructions communistes gâchent la majeure partie des paysages.
Il y a des rochers blancs, de la mer bleue et du soleil.
J’aime les petites criques tranquilles et les oliviers. J’adore les fromages de chèvre et le mouton grillé !

L’inconvénient, c’est que j’ai beaucoup d’amis.
Dans ce sud albanais, cette Labëria dont je suis originaire, refuser une invitation est une injure mortelle, mais l’accepter, c’est la garantie d’une grosse cuite.

Comme d’habitude, tout à mon obsession, je ne peux pas m’empêcher de semer ma positivité dans tous les bleds que je traverse.

Dans un joli petit port dont les habitants crèvent en tirant la langue, je leur explique les bienfaits d’une entreprise de pêche bien gérée, mais l’idée de prendre du poisson autrement qu’à la dynamite leur paraît trop fatigante.

Dans un autre patelin du littoral, je cherche à monter un complexe touristique. C’est une simple opération financière, qui ne demande que d’avoir à sa disposition un bout de rivage. Mais, dans mon cher pays, chaque terrain est revendiqué par plusieurs propriétaires : l’ancestral, qui occupait l’endroit avant le communisme et le nouveau, qui en a reçu la jouissance sous la dictature, quand il n’y en a pas un troisième. Le sort de chaque mètre carré est l’objet de débats interminables, avec promesse de bagarres sanglantes pour les six ou sept générations à venir.

A regret mais n’écoutant que mon proverbial pacifisme, je renonce.

Dans le village suivant, les habitants souffrent cruellement de leurs difficultés à s’approvisionner en carburant.
Je propose d’installer de ma poche un dépôt d’essence qui fonctionnerait en coopérative.
Ça manque de tourner au drame, chaque type du village revendiquant la place de gérant, gueulant sur le voisin qui la revendique aussi.
Je me casse avant qu’ils ne commencent à s’entretuer.

 

On fait halte à Vlora, la ville dont est parti mon père.
Ce qui n’était qu’un petit port complètement inconnu de tout le monde il y a seulement quelques mois est devenu une ville surpeuplée et une star dans toute l’Europe.
Tous les services d’immigration connaissent maintenant le nom de Vlora. Pour eux, il est synonyme de cauchemar, avec la vision insupportable de trois cent mille clandestins, dont un tiers d’Albanais qui s’embarquent chaque soir en direction des côtes italiennes.

Vlora, c’est la source des hordes qui déferlent pour souiller les beaux rivages de l’espace Schengen.
L’abcès.
La verrue.
La plaie au flanc de l’Europe, dont s’écoulent tous les futurs esclaves des ateliers clandestins, les Kurdes en Allemagne, les Pakis en Angleterre et les Chinois en France.

Planquée dans sa baie naturelle, idéalement protégée, à cent cinquante kilomètres à peine des côtes italiennes, Vlora s’est transformée en quelques mois en une ville hors la loi, ou vingt mille personnes vivent de trafics.

Les deux vieux quartiers, Central et Schole, n’ont pas trop été défiguré par le communisme. On s’y sent en Méditerranée.
Avec ses dizaines de bars emplis de marins qui font la fête, ses ruelles où on croise des familles chinoises furtives, ses pièces sombres au fond desquelles on devine des Kurdes en turban, il y flotte un parfum d’aventure.

Dans la rade se pressent bord à bord des bateaux de toutes tailles et de toutes sortes, des yachts flambant neufs comme des barcasses prêtes à couler.
S’y distinguent une douzaine de hors-bord cigarettes ultra rapides, capable de battre de vitesse n’importe quelle vedette des garde-côtes.

Pour moi, la terre est à tout le monde.
Je me suis toujours appliqué à moi-même ce principe en m’installant partout où j’en avais envie, tout autour du monde.
Je pense que nul n’a le droit d’empêcher quiconque de s’installer là où il veut. Que ce sont les lois de protections des états qui font d’hommes et de femmes en quête d’un peu de bonheur des clandestins. Des illégaux. Des parias.

Aussi n’ai-je rien contre le trafic d’émigrants.
L’image des embarquements nocturnes et des débarquements sur les côtes italiennes en jouant à cache-cache avec les gardes-côtes m’est même très sympathique.
Mais, à Vlora comme ailleurs, la folie albanaise règne.
Les pratiques des patrons de bateaux me débectent.
Certains larguent leurs passagers en pleine mer, après avoir empoché le prix du passage, histoire d’économiser un voyage. D’autres foutent à l’eau les zezaks (noirs) parce que leur gueule ne leur revient pas. D’autres encore surchargent de passagers des rafiots pourris qui ne leur ont coûté que trois ronds et dont ils savent qu’ils vont couler à la première houle.

 

Pendant les émeutes qui ont suivi la chute de l’ancien régime, les musées ont été pillés comme le reste.

De retour à Tirana, quand je reprends mon commerce, je touche pour la première fois des objets qui proviennent du patrimoine national albanais : deux têtes de marbre antiques, deux icônes orthodoxes et des toiles sans grand intérêt.
Je les achète immédiatement.

J’ai trouvé mon aventure !

Il n’y a pas de mot pour décrire ma joie et mon soulagement.
Enfin, je vais pouvoir employer mes talents à aider mon pays !
Le patrimoine albanais était maigre. Je sais qu’il me sera possible de faire ressurgir la majeure partie des pièces qui ont disparu.
Je vais les entreposer dans un coin et, quand des gens sérieux arriveront au pouvoir, je ferai don d’un nouveau musée national à l’Albanie.

Ce don m’ouvrira les portes des plus hautes destinées.
Je l’aurai, ma statue, monté sur un bourricot albanais !
Je n’ai encore jamais été ministre des Beaux-arts.

Un jour, à l’ambassade, alors que je viens chercher un visa pour la deuxième femme de mon troisième assistant, je tombe sur Patrick.
De garde dans le hall d’entrée, dans son uniforme de flic, casquette sur la tête. Il me saute dessus :
– Putain, j’ai adoré ton film !
– C’est sympa.
– Pourquoi tu ne fais pas un film sur moi ?
– N’exagère pas, camarade…

En fait, il est sérieux.
Il croit vraiment que ses conneries de méditation peuvent aider les gens et il veut absolument en faire profiter les Albanais.
Il insiste, en faisant marcher la brosse à reluire.
– J’ai un producteur, le sujet l’intéresse, tu n’as que ton talent à apporter…

 

Moi, j’aime réaliser des films.
J’ai pris mon pied sur Kanoun. Quand les démocrates me l’ont censuré, j’ai tenté de tourner un autre film, Amigo, adapté d’une de mes nouvelles.
Mon interprète principale, une chienne berger belge, a malencontreusement disparu avant la fin des prises des vues.
J’ai voulu monter un court-métrage avec les plans déjà tourné, mais un tiers des pellicules se sont malencontreusement retrouvées rayées.

Je me fous des conneries de Patrick, des méditations orientales et out ce bordel, mais je dois racheter les biens perdus des musées albanais et les salopards qui me les vendent me les font exagérément cher.
J’ai besoin de beaucoup de fric.
J’accepte sa proposition.

Je tourne une demi-heure d’interviews pendant lesquels Patrick débite ses conneries face à la caméra dans divers décors.
Puis une sorte de cérémonie qu’il a organisée dans un stade de la banlieue de Tirana. Il a réuni trois cent enfants et quelques adultes, qu’il fait méditer autour de lui.

J’ai engagé un bon cadreur et les images sont très bonnes.
Au montage, quand je revois Patrick en train de faire le clown en position du lotus au milieu des gamins, je me rends compte que je suis en train de rendre service à un gourou potentiel ou à un escroc.
Alors, je sabote volontairement le montage, réduisant le film à un documentaire de quelques minutes sans intérêt.

Quand Patrick découvre le résultat, il tire la gueule.
– Tu n’aimes pas ?
Je sens qu’il est très déçu et qu’il se demande si je ne suis pas en train de me moquer de lui, mais je m’en branle.

 

(A suivre)

 

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