browser icon
You are using an insecure version of your web browser. Please update your browser!
Using an outdated browser makes your computer unsafe. For a safer, faster, more enjoyable user experience, please update your browser today or try a newer browser.

Zykë en Albanie – 3 : LA PRISON

Publié par le 6 juillet 2016

 

Dans la vie que j’ai choisi, j’aurais pu mourir quelques dizaines de fois.
On a souvent essayé de m’emprisonner, m’éliminer, me tuer.
Ce qui m’a sauvé à chaque fois, c’est mon pressentiment du danger.
Jusqu’à présent, à chaque fois qu’un vrai péril m’a menacé, je l’ai toujours senti venir.
Ça se traduit par un terrible malaise physique. Une tension de tout le système nerveux. Une chape de plomb sur moi, qui m’emprisonne la tête, occultant toute autre pensée.

Ce matin-là, à Tirana, dans l’appartement des parents de Julia, je me sens très mal dés le réveil.
Je ne suis que positivité. Je n’ai pas l’habitude de mes laisser envahir par des sensations négatives. Mais l’inquiétude est là, étouffante.

Avec Julia, nous devons partir ce soir pour l’Italie, puis la France. J’emporte deux icônes byzantines de provenance inconnue, relativement précieuses, qui ont servi au générique d’Amigo, mon film inachevé.
– On ne devrait pas partir, dis-je à Julia.
– Pourquoi ?
– J’ai un mauvais pressentiment…

Le malaise ne me quitte pas de toute la journée.
On quitte Tirana dans l’après-midi. Sur la mauvaise route sui relie la capitale au port de Durrës, je roule très prudemment, presque au pas.
Les Albanais roulent comme des fous, à toute vitesse et très mal. Ils ont tous acheté leur permis de conduire et ne respectent aucun des rares panneaux de signalisation. Le danger pourrait venir d’un accident.

A Durrës, je stoppe la 4×4 à l’entrée du port.
A trois cent mètres, sur le quai, dans la lumière blanche des réverbères, les manœuvres d’embarquement ont commencé devant le ferry, gueule béante.
J’observe.
Les passagers défilent sur la passerelle à l’entrée gardée par deux flics. Les voitures s’engouffrent une à une dans la cale violemment éclairée, guidées par les marins.
Tout paraît normal.
Pourtant, je sais avec certitude qu’une catastrophe est sur le point de me tomber sur la gueule et j’éprouve une envie puissante d’enclencher la marche arrière.
— Il faut y aller, maintenant, me dit Julia, on va le rater…

Je démarre et vais me ranger dans la file des voitures.
J’ai à peine mis le pied à terre qu’ils surgissent de tous côtés.
– Moslëvisnii (ne bougez plus) !

 

Il y a des flics partout.
Ils nous encerclent, fusils-mitrailleurs braqués sur nous.
On est bousculés et menottés dans la seconde. Dans la confusion, j’ai le temps d’apercevoir le visage de Julia, paniquée et en pleurs.
– Tranquille, calme-toi !

Il y a deux règles à observer quand on se fait prendre par une police d’état totalitaire.
La première, si on pressent qu’on va être passé à tabac, c’est de provoquer la bagarre, avec la tête et les pieds si les mains sont entravées. Il faut aller chercher les coups pour se faire assommer le plus vite possible et ne plus les sentir.
La seconde, si on sait qu’on va être soumis à des tortures ou des traitements dégradants, c’est de se fracasser le crâne sur le premier mur.

Les flics qui nous ont arrêtés sont des segurimi, des membres de la sûreté intérieure, la police politique héritée du communisme.
Des types en imperméable aux gueules qui n’ont rien d’engageant.
Dès les premières minutes, je comprends qu’il n’y aura pas de violence physique.
Je suis connu en Albanie. Il y a eu des articles sur moi dans la presse. On sait que je suis copain avec des intellectuels célèbres et des hauts responsables.
Ma petite notoriété suggère à ses messieurs de rester polis.

Je me retrouve dans un bureau, assis sur une chaise, face à un segurimi d’une quarantaine d’années, brun, très propre, la chemise blanche éclatante.
– Donne-moi les noms de tes complices.
– Complices de quoi ?
Il soupire avec l’air d’un homme qui entend des dénégations toute la journée.Sois raisonnable, Cizia, on sait que tu es un trafiquant d’art.
– Vous êtes cons.
– Les icônes qu’on a trouvées dans ta voiture, elles sont venues par hasard ?
– Elles sont à moi…

Moi, je suis relax.
Soulagé.
Mon malaise ne m’annonçait qu’une arrestation.
Une simple arrestation.
Un banal incident de parcours que je surmonterai d’une manière ou d’une autre.

 

J’ai été arrêté dans le monde entier, sous toutes les latitudes, dans tous les continents, le plus souvent très arbitrairement. Je sais que, si on ne me colle pas immédiatement une balle dans la tête, je m’en sortirais.
J’ai compris que c’était un guet-apens.
Les flics nous attendaient. Ils étaient au courant de mon départ et de la présence des icônes dans la bagnole.

Donc, quelqu’un m’a trahi.

Ce qui me fait chier, c’est qu’ils ont arrêté Julia. L’espion m’a informé que son père, Macho, avait été arrêté à Tirana, lui aussi.
Leur sort est ma seule préoccupation.

Je fume les clopes de mon inspecteur à chemise blanche, on boit du café et je lui raconte des conneries.
S’il croit qu’une nuit d’interrogatoire sans dormir va m’affaiblir…

Dans une confrontation de ce genre, il se crée toujours un lien psychologique entre les individus. Entre le questionneur et l’interrogé, une relation spéciale se noue. Une sorte de respect mutuel, pas loin de la sympathie.
Mon segurimi a l’intelligence de comprendre rapidement que je m’en bats les couilles.
– Cizia, tu es un type bien, si tu parles, je te donne ma parole d’Albanais que j’interviendrais auprès du juge pour qu’il te donne peine légère.
– Ah ouais… c’est gentil.
Il soupire.
– Cizia, tu vas prendre vingt cinq ans de bagne, personne ne pourra te sortir de cette merde.
– Ah bon, tu crois ?

Vers midi, le lendemain, alors que nous avons vidé des dizaines de cafetières et produit des mètres cubes de fumée, la chemise blanche de mon interrogateur est devenue un chiffon détrempé de sueur.
Il insiste une dernière fois.
– C’est ta dernière chance, Cizia, parle ou tu vas en prison.
– Tu devrais aller dormir, tu as l’air fatigué….

 

On me conduit à la prison en fourgon cellulaire, encadré et menotté comme un bagnard.

Devant le bâtiment, le segurimi essaie encore :
– Tu ne veux toujours pas parler ?
Je ne réponds pas.
Il m’ôte les bracelets tandis que les matons en uniforme s’approchent.
Une fois libre, je lui tends la main.
– Ravi de t’avoir connu, camarade. T’inquiète, je ne resterai pas longtemps en prison.
Il est surpris par mon geste. Il hésite puis serre la main que je lui tends.
– Tu sais qui t’a trahi ?
– Dis toujours.
– C’est ton copain de l’ambassade, Patrick.

La prison ne m’inspire aucune crainte.
Pour en avoir fait l’expérience très jeune et souvent depuis, je sais qu’il y a toujours une vie derrière les barreaux.
La taule de Durrës est à l’image de la ville, petite et pourrie. Une cinquantaine de cellules se répartissent sur trois étages.
Je suis obligé de laisser mon fric et mes bijoux au bureau des gardiens, mais je peux garder mes cigarettes et des calmants.

La cellule est un cube de ciment vide et puant de crasse.
Il y a trois autres détenus, des jeunes types en blousons de cuir et bottes, avec des braves têtes de fripouilles.
Des braves types, généreux et hospitaliers qui m’accueillent en m’offrant leurs maigres biens, des cigarettes et du chocolat.
Tous les trois sont tombés pour des meurtres crapuleux.
Le plus jeune, un petit blond au visage d’ange, rigole en brandissant trois doigts devant mon visage.
– Tre… moi, j’en ai tué trois !
Comme beaucoup d’autres gamins du pays, ignorants de tout, grandis dans un monde fermé et vide, ils ont été plongé brutalement dans le capitalisme et ils ont pété les plombs.
Ils ont voulu devenir riches en copiant les méthodes des maffieux.

Je ne dors pas.
Le sol est dur. Ma couverture pue et, usée, ne me protège pas du froid nocturne.

Je réfléchis au cas de Patrick, le traître.
C’est lui, aucun doute.
Une certitude.
Il était un des rares à connaître des détails sur mon commerce d’œuvres d’art et, grâce à son boulot de flics, il a des contacts réguliers avec les segurimi.
Quel abruti !
Il a été vexé par le sabotage de son film et il a voulu se venger.

Encore un que l’Albanie a rendu taré !

 

Mes pensées vont à Julia et à son père.
Pauvre Macho, ancien ministre, en ce moment peut-être en train de croupir en cellule comme moi !
A ma décharge, il faut dire que j’ai été franc avec mon beau-père. Je l’ai prévenu loyalement des bizarreries de mon parcours sur cette terre et à quel point j’ai le don d’attirer les problèmes.
– Po… Po, Cizia.
Sur le moment, je crois qu’il n’a pas très bien compris.
Il est fixé, maintenant.

Ce qui me fait mal, c’est de prendre conscience que mon aventure albanaise est terminée.
J’ai fait attention à tout. J’ai pris soin de ne déranger personne ni aucun intérêt. Dans tous les interviews, j’ai clamé mon amour du pays. Je n’ai pas tiré le moindre centime de bénéfice sur toutes mes affaires.

Je l’ai attendue des années, mon aventure albanaise.
Elle est finie.

A l’aube, on nous sert un café dégueulasse.
Dès leur réveil, mes trois compagnons se remettent à parler fort, en répétant les mêmes histoires que la veille.
Ils sont gentils, les tueurs, mais bavards.

Une heure plus tard, un gardien entre, un gros moustachu en uniforme bleu, une casquette militaire très bas sur le front.
– Ta femme veut te parler.
Il me désigne la lucarne, munie de barreaux et placée très haut, à près de deux mètres du sol.
– Parle-lui, elle t’écoute.

– Julia ?My love ?
Sa voix me parvient d’en bas. Elle est dans le même bâtiment, un ou deux étages plus bas.
– Are you all right ?
– Yes, and you ?
On parle en anglais, manière de nous réserver un peu d’intimité.
– Je suis seule dans ma cellule. Je suis bien traitée. Le chef de la prison connaît papa.
– Et lui, ton père ?
– Ils l’ont relâché tout de suite.

Ces bonnes nouvelles me soulagent d’un grand poids.

 

L’après-midi, les gardiens me font sortir, puis monter et descendre des escaliers métalliques jusqu’au parloir, une petite pièce meublée d’un pupitre et de deux chaises.
Un grand type très maigre et mal habillé, d’une cinquantaine d’années, avec une tête de vieille fouine, m’y attend.
– Je suis votre avocat, on m’a désigné pour vous défendre.
Je m’assois et allume une clope.
– J’aime pas les avocats.
– Pardon ?
– J’ai pas besoin d’avocat, cette histoire est bidon.
Il gratte son menton mal rasé.
– Permettez-moi d’insister, zoti Zykë…

J’écoute ce mort de faim m’expliquer que je suis accusé d’avoir pillé le patrimoine culturel albanais, délit qu’on escompte me faire chèrement payer.
– Vous risquez vingt cinq ans de camp de travail…

Je fume sans arrêt. Comme mon paquet est bientôt vide, je me sers dans le sien.
C’est toujours du temps passé hors de la cellule.
Au bout d’un moment, ce vieux traître en a marre de parler dans le vide.
– Vous êtes un vrai Lab, zoti Zykë, vous avec la tête trop dure, je n’insiste plus…

Les matons m’apportent avec de grandes démonstrations de joie la presse du jour. Mon affaire fait la une de tous les journaux.
Mes gardiens ont sont presque aussi fiers que moi.
– Ska problem ! m’assurent-ils en me prodiguant des claques dans le dos.

Le gros moustachu m’affirme très sérieusement que leur prison s’honore de la présence entre ses murs d’un si grand intellectuel, et il me baptise « professor ».
Leur conversation n’est pas d’un très haut niveau, mais elle me permet d’échapper un peu aux bavardages continuels de mes copains de cellule.

 

Le soir, le directeur en personne vient me rendre visite.

Il a apporté une flasque de raki qu’il partage avec moi, assis sans façons sur mon grabat.
C’est un type d’apparence tout à fait normale, un fonctionnaire qui dirige cette taule comme il le ferait dans n’importe quel service administratif.
– Ska problem, m’assure-t-il à son tour.
Il est certain que mon affaire résulte d’une bavure policière qui sera vite réparée.

Comme il s’excuse de l’inconfort de son établissement, je profite de ses bonnes dispositions pour lui demander :
– Vous n’auriez pas une cellule individuelle, j’aime bien être seul.
Il jette un coup d’œil aux trois voyous.
– Ils vous embêtent.
– Non, ce sont de braves gosses, mais ils parlent beaucoup.
Il médite un instant, boit un raki et hoche la tête.
– Je sais avec qui je vais vous mettre, vous serez bien, c’est un intellectuel, comme vous…

Julia est libérée au bout de deux jours.
Ça ne s’est pas trop mal passé pour elle. Un matin, comme elle avait éclaté en sanglots pendant notre conversation, je lui ai fait parvenir des calmants.

A partir de l’instant où elle est dehors, je me sens totalement relax et en paix.

 

Daci, mon nouveau compagnon de captivité, est un économiste bien sous tous rapports.
Il était fonctionnaire dans une administration quand ses supérieurs ont pillé le budget à leur profit. Comme l’affaire a fait scandale et qu’il fallait un coupable, ils lui ont tout collé sur le dos.
C’est un petit type au crâne dégarni, les lunettes en équilibre au bout du nez, avec un début de bide. On dirait un prof, tout à fait déplacé dans ce fond de geôle.
– Enchanté de te rencontrer, Cizia, m’accueille-t-il en bon français, bienvenue dans les prisons albanaises !

Moi, je fume.
J’ai toujours fumé comme un pompier.
Mais je n’ai jamais vu personne cloper comme mon nouveau copain de détention.
Jour et nuit, il allume chaque clope au mégot de la précédente, sans jamais arrêter un seul instant. Il a un grand sac en plastique rempli de centaines de cigarettes en vrac qu’il couve comme un trésor et, comme si ça ne suffisait pas, des dizaines de cartouches empilées sur le sol.
Ce n’est pas une tabagie normale. Il est en train de se suicider à petit feu.

Il m’avoue qu’il souffre à cause de sa femme, épouse irréprochable et bonne mère de famille pendant des années, qui ne lui a pas rendu une seule visite depuis qu’il est enfermé et ne répond pas à ses lettres.
C’est bien ma chance !
Après les assassins bavards, je suis tombé sur pire, un sentimental bavard.

– Les femmes albanaises ont changé, Cizia. Depuis la démocratie, elles demandent toutes le divorce !
– Ah ouais…
– Toi qui a une grande expérience de la vie, tu peux peut-être m’aider.
– Ah bon ?
– Oui, il faut que tu sois sincère avec moi.
– Tu es sûr ?
– Oui.
– Daci, tu es vraiment sûr ?

Campé devant moi, son putain de sac de clopes au poing, il hoche vigoureusement la tête.
Bon…
Puisque il insiste…

 

Pendant mon passage sur cette terre, j’aurais appris une vérité, c’est que la femme est le plus grand plaisir de l’homme.
Je les aime.
Toutes.
Ne mégotons pas, je les adore !

Mais je ne crois pas au couple éternel, comme les religions veulent l’imposer. L’idée que deux êtres aux personnalités différentes puissent s’accorder pendant toute une vie est absurde.
Depuis des millénaires, on nous fait croire que le mâle est le sexe fort.
C’est faux.
L’homme, le plus souvent, n’est qu’un con de sentimental. Comme ce pauvre couillon de Daci, qui est en train de se tuer parce que Bobonne lui fait faux bond.
– Daci, ta femme est en train de se faire baiser par tous les trous !
Il est assommé, bouche ouverte, complètement ahuri.
– Qu’est-ce que tu crois, camarade, qu’elle tricote en t’attendant ?
Il en pleure, ce con !
– Sois fort, oublie-la et arrête de fumer comme ça ou tu vas crever.

Toute la nuit, il arpente la cellule en enfumant l’atmosphère, ne s’arrêtant que pour gémir en se prenant la tête à deux mains.

Le matin, au café, fatigué de ses plaintes, je change de scénario.
– J’ai exagéré, hier.
Il bondit, pathétique, la face baignée de larmes.
– Ah ouais ?
– Ouais, je me suis complètement gouré…J’en mets une tartine :Ta femme a beaucoup de courage… Ta femme souffre à cause des calomnies parce que tu es en prison… Ta femme a honte…

Au fur et à mesure que Daci reprend confiance, ses épaules se redressent.
– C’est pour ça, hein, c’est pour ça qu’elle ne vient pas me voir ?
– Mais oui !… Ah, elle t’en veux un peu. C’est normal, c’est ta femme, non ? Ça prouve qu’elle t’aime… Ta femme n’aurait pas vécu avec toi si elle ne te trouvais pas des grandes qualités… Ta femme traverse une mauvaise passe, c’est tout…
Je conclu par :
– Bientôt, tu vas sortir, tu la retrouveras et tout sera comme avant.
– Tu… Tu  en es sûr, dis, Cizia ?
– Positif.
– Y’a vraiment pas de quoi. Et maintenant, fais-moi plaisir, arrête de fumer !

 

La cellule voisine est celle d’un condamné à mort, un colosse qui a massacré toute sa famille, femme, parents et enfants, un soir d’ivresse.
Il attend d’être fusillé.
Il reste constamment attaché, assis contre le mur, les bras maintenus par des anneaux de métal et la tête coiffée d’un casque de moto. C’est pour l’empêcher de se tuer lui-même en se fracassant le crâne contre le muret et, ainsi, échapper à son « juste » châtiment.
Chaque nuit, il est pris de crises de terreur et il hurle pendant des heures.

A part l’inconfort, mon séjour n’est pas désagréable.
Je fais venir de la nourriture de l’extérieur. On ne se refuse rien, Daci et moi.
J’ai complètement lavé la tête des gardiens et du directeur et j’ai droit à un maximum d’égards.
La porte de ma cellule est ouverte presque toute la journée. Je peux me promener à volonté dans les couloirs et à recevoir la visite de détenus qui viennent me raconter leur histoire.

Je passe de longs moments à l’extérieur, avec Daci. Il y a une cour où on peut jouir du soleil, sous le regard d’une sentinelle armée d’une mitraillette en haut d’un mirador.

J’ai commencé à travailler positivement.
Grâce à mes contacts à l’extérieur, j’ai fait établir par des experts officiels un certificat qui assure que les icônes et les autres pièces n’ont jamais appartenu au patrimoine albanais et qu’elles sont sans valeur.
Tout va bien.

Un beau matin, j’ai droit à la visite d’un émissaire de l’ambassade de France.
Insigne honneur !
Ils ont délégué un sous-fifre obscur. Il est flanqué du traître, Patrick, dans son uniforme de CRS.
– Tiens, Cizia. C’est pour toi.
Il m’a apporté des magazines.
– C’est gentil.
– Ça va bien, dis ?
Ce judas arbore la face soucieuse et concernée du type prêt à tout pour me venir en aide.
– Non, je réponds. Ils vont m’inculper pour espionnage.
– Espionnage ?
Il ne comprend plus rien. Il me dévisage, essaie de scruter mon regard, se demandant si c’est du lard ou du cochon.
– Eeeeeh oui, je fais. Enfin, ça pourrait être pire… Le directeur m’a appris que je vais être transféré dans un camp de travail où les prisonniers travaillent à l’air libre et où les hommes mariés ont le droit de passer une nuit par mois avec leur femme.
L’ordure prend l’air réjoui.
– Ça, c’est une bonne nouvelle !

Finalement, mon aventure albanaise aurait pu faire un superbe bouquin, si j’avais pu la conclure par une évasion.
Grâce à mes contacts à l’extérieur, elle aurait été relativement facile. Dans cette Albanie ou tout le monde se vend au plus offrant, un directeur de camp de travail, ça s’achète.
Hélas, je n’ai même pas droit à cet internement au bagne qui aurait fait si bien sur mon curriculum vitae…
Au bout de vingt jours, je suis libéré.

Et merde !

 

La veille de mon départ, mon voisin le condamné à mort apprend qu’on lui accorde sa grâce et qu’il ne sera pas fusillé.
Il passe toute la nuit à rire aux éclats.
A mon avis, il est devenu fou.

– Ciao, Daci ! Bonne chance et arrête de fumer, bordel !
– Ciao, Cizia, merci.

Je suis placé en résidence surveillée dans l’appartement de Macho et Vilma, les parents de Julia, avec interdiction d’en sortir, ne serait-ce que pour aller acheter des cigarettes.

Macho et Vilma conservent envers moi la même courtoisie charmante et attentive qu’avant mon emprisonnement.
Ina, leur fille cadette, une jeune étudiante studieuse et sensible, a été terriblement choquée de voir son père emporté entre deux flics, les menottes aux poignets. C’était l’image même de son cauchemar quotidien de petite fille grandie dans une dictature.
Les cheveux de Julia se sont strié de fils d’argent sur les tempes.

L’appartement est vaste et confortable. Ses dimensions rendent supportable le confinement. La monotonie des jours est distraite par les visites innombrables de mes amis.
Il y a les écrivains de la Ligue et les copains du cinéma qui ont pris publiquement ma défense pendant mon incarcération. Ils ont publié des articles élogieux sur moi et fait circuler une pétition en ma faveur.

Pourtant, rapidement, ma situation se dégrade.
Les flics ne nous rendent pas nos passeports, ni à Julia ni à moi. C’est mauvais signe.
Les maffieux avec qui j’étais en contact pour le rachat des biens du patrimoine me mettent la pression.
Des hauts fonctionnaires mouillés dans l’affaire veulent mettre à profit ma position de faiblesse.
C’est qu’on me croit riche… Moi qui sort de cette aventure comme toujours, une main devant, une main derrière !
Les cons !

Les pressions s’accentuent de tous les côtés. Le danger est de nouveau autour de moi.
Je comprends que cette fois, c’est foutu. Il faut sortir d’Albanie au plus vite.

Un matin, alors que Macho, Vilma et Ina sont sortis, je décide de fuir.
– Allez, Julia, on se casse.
– Mais on n’a pas le droit de sortir !
– On se casse, vite !

On gagne la 4×4 dans la rue et on file à toute vitesse à l’ambassade de France.

L’attaché culturel est un petit type malingre à la peau grise. Il est paniqué, dépassé par notre intrusion.
– Ce n’est pas possible, vous ne pouvez pas rester ici !
Comble de malchance pour lui, l’ambassadeur se trouve justement en France.
– Je ne peux pas prendre une telle décision sans son accord, vous comprenez…
Je le stoppe :
– Ecoute, Tartempion, dehors, on veut nous tuer, moi je t’emmerde, ici je suis en France et tu ne feras pas sortir.

 

Le petit monsieur de l’ambassade n’est pas content du tout, mais, comme il est bien obligé de nous garder, il nous fait loger à l’étage, dans un joli petit studio.
Il y a un téléphone sur un guéridon.
Je saute dessus, trouve le chiffre de sortie et compose le numéro de Sam, mon copain installé à Marseille, où il réussit dans les affaires.
– Hermano, je suis dans la merde.
– J’écoute.
– Contacte l’AFP, dis-leur que Zykë est réfugié à l’ambassade de France à Tirana, accusé de trafic d’art et d’espionnage.
– Okay.
– Fais-le tout de suite, s’il te plait.

J’ai à peine raccroché que le traître Patrick fait son apparition, dans son costume de flic.
Il me la joue complice, avec un clin d’œil.
Et bé, on peut dire que tu mets la merde !
Tout juste s’il ne me passe pas la main dans le dos.
– T’en fais pas pour ta voiture, je l’ai rangée au garage moi-même…
Puis, il débranche le téléphone d’un air aussi naturel que possible, le fourre sous son bras et m’adresse un regard désolé.
– Ce sont les ordres, tu comprends ?

Sam a contacté l’AFP.
Résultat : le téléphone de l’ambassade sonne toutes les dix minutes. Tous les employés sont sous pression. De mon cagibi à l’étage, je les entends répondre, d’une voix toujours plus lasse que non, monsieur Zykë ne se trouve plus dans leurs locaux…

Je fais de nouveau la une de la presse locale.
En première page s’étale une photo de la façade de l’ambassade de France, avec la légende : « l’écrivain français accusé de trafic ».
Des copains écrivains ont rédigé une tribune où ils s’indignent du sort fait à un bâtisseur patriote de mon envergure.

Plusieurs soirs, on dîne avec Patrick, qui doit rentrer en France ces jours-ci.
On boit du vin, on déconne…
Je regarde ce type, ce grain de sable, cette petite boulette de merde coincée dans les poils du cul qui a fait foirer tous mes plans.
Je n’éprouve que de l’indifférence.
C’est ce con de gourou se montre de plus en plus mal à l’aise, au fur et à mesure qu’il se rend compte de la profondeur du merdier dans lequel il nous a plongés.

Il doit rentrer en France. Le jour de son départ, au moment des adieux, il craque et se met à chialer comme un gosse.
Quel tordu, misère !

Je ne me vengerai pas.
Qu’il se démerde avec sa conscience.

On reste une quinzaine de jours à l’ambassade.
Comme je l’avais prévu, la dépêche AFP, rendant mon histoire publique, a obligé le Quai d’Orsay à intervenir.

On a droit à une belle image, en guise de final.
Tous les flics de l’ambassade sont mobilisés, armés jusqu’aux dents, casqués, revêtus de gilets pare-balles.
Julia et moi grimpons à bord d’une limousine diplomatique. Il y a une voiture de flics devant et une derrière, reliées par talkie-walkie.
Ce cortège nous transporte jusqu’à l’aéroport de Rinas, dont la moitié est bloquée par les services de sécurité.
La voiture diplomatique nous dépose au pied de la passerelle de l’avion.
Pas à dire, c’est une belle sortie.

Mais j’aurais quand même préféré m’évader du bagne !

 

CIZIA ZYKË, Nîmes, 2008.

 

One Response to Zykë en Albanie – 3 : LA PRISON

Laisser un commentaire