browser icon
You are using an insecure version of your web browser. Please update your browser!
Using an outdated browser makes your computer unsafe. For a safer, faster, more enjoyable user experience, please update your browser today or try a newer browser.

ZYKË – L’AVENTURE — 44 : Epilogue

Publié par le 10 décembre 2016

 

Episodes 43 et 44.

 

Au siège de VSD, dans le VIIIème arrondissement de Paris, la réceptionniste est une mure dame en robe satinée carmin, rouge à lèvres assorti, carré Hermès sur des fanons naissants, épais effluves d’Opium en son pourtour.
Elle nous apprend que François Siegel est absent en ce début d’après-midi et, réprobatrice quant à nos dégaines de pouilleux et les parfums qui vont avec, refuse de nous laisser aller plus loin que le hall.
– Le mieux, c’est de téléphoner.
– Je suis Cizia Zykë.
– Le mieux, c’est de téléph…
– Fait pas chier, Pomponnette.
– Mais je…
– Ta gueule.

Zykë jette le sac de Dekamarkt qui contient le manuscrit d’Amsterdam Zombies sur son desk et me dicte un billet que je griffonne sur un post-it concédé par la dame.
– Salut François. Voilà le bouquin que tu m’as demandé en septembre…
– Bouquin… sept… tembre…
– Disposes-en comme bon te semble…
– Comme… te semble…
– Et torche-toi avec…
– Et t…
– Je déconne !
– Ah…
– Amitiés… Passe que je signe.

 

L’aube du jour suivant nous trouve une petite station balnéaire du Bassin d’Arcachon déserte, désolée, que détrempent les déluges de novembre.
On s’enferme dans un pavillon aux murs suintants, nantis d’un poêle à alcool qui pue prêté par le frère de Zykë, un gros quincaillier de la région, et de cartons pleins de bouteilles de Cognac, de scotch et de vodka.
Après trois ou quatre jours et nuits pénibles, en proie aux douleurs et aux effrois du manque que des lampées incessantes d’alcool ne cautérisent guère, on aborde des rivages plus calmes, faits de simples malaises, de sommeils hachés de rêves dérangeants et d’heures vides, seulement emplie de tristesses bénignes.

On en sort à peu près d’aplomb à l’approche des fêtes de fin d’année et on s’installe à Bordeaux, Zykë chez sa mère, dans le quartier de la gare Saint-Jean, moi dans un pauvre hôtel à putes et poivrots pas très loin.

 

Pendant ce temps, en Albanie, le régime communiste a été renversé et la république instituée.
Des dizaines de milliers d’Albanais fuient le pays à bord de vieux cargos, de bateaux de pêche rouillés et de radeaux de bouées pour gagner les côtes de l’Italie et ce qu’ils croient être la terre promise.
Par l’intermédiaire de Claude Durand, le gars de chez Fayard, Ismaël Kadare fait prévenir Zykë que, s’il le désire, le moment est venu de retrouver son pays d’origine.
– Ami Cizia, tu es le bienvenu chez moi à Tirana, écrit-il.

 

Par l’entremise de Frédo, le chef des voleurs de voitures des Landes, Zykë trouve un acheteur pour la Rolls.
C’est un notable de Biarritz qui se pointe à la gare le jour dit.
Un tout petit monsieur coiffé d’une toque d’astrakan, engoncé dans un coûteux pardessus et chaussé d’impeccables bottines, qui porte en bandoulière une mallette d’aluminium aux bords arrondis, telle que celles dont on protège les caméras vidéos.
– Docteur Machin, se présente-t-il.
– C’est ça, c’est ça… Elle t’intéresse, la bagnole ?
– Hmm, voyons…

Pendant une demi heure, le docteur Truc furète, ouvre toutes les portières, caresse les placages blonds, tâte le cuir gris des sièges.
Démarre le moteur, l’écoute.
– Hmm… Hmm…
Lève les vantaux du capot, se penche sur la mécanique, vérifie que son numéro est bien celui qui figure sur la carte grise.
– Hmm…
Va à l’arrière, ouvre le coffre, s’y plonge.
– Hmm…

Ma gorge se serre quand il ouvre la boîte à gants du côté passager et en extirpe de ses petites mains blanches les papiers qui l’engorgent.

Deutschland.
Paris.
Sverige.
Barcelona…

Il y a là toute l’Europe en cartes fauchées dans des stations services, en plans de ville distribués aux comptoirs d’hôtels, en dépliants mal repliés, cornés, tachés d’auréoles de café, augmentés de cercles, de croix et d’annotations de ma main.
Pendant que le petit monsieur les sort par piles et les jette avec dédain sur le fauteuil, je parviens à articuler :
– J’vous les laisse, ça peut servir…
– P’tt, crachote-t-il, je n’en aurais pas l’usage.
– Ah ouais ?… Bon… Eh ben tant pis pour vous.

Je coule un regard vers le patron.
Il est impassible, les épaules posées sur une porte d’immeuble, une jambe pliée, dans l’attitude du voyou des rues que tout indiffère.
Mais moi qui le connais bien, je distingue l’ombre d’émotion qui noircit le bas de ses paupières.
Le durcissement des mâchoires.
L’infime vacillement de la flamme du briquet au bout du clope.

On se reverra.
Dans quelques années, on se retrouvera. Ici même, à Bordeaux.
Lui blessé par son échec en Albanie, moi vieilli par les guerres et les misères du Cambodge.
On s’embarquera pour d’autres voyages.
Il y aura d’autres livres. Les Aigles… Blasphèmes… La Révolte D’Amadeus Jones…

Mais, mais, mais…

Mais nous ne les écrirons plus que pour survivre, extirper un chèque à un éditeur, ou simplement faire ce qu’à deux nous avons toujours fait de mieux, pondre des bons bouquins.

Mais nous ne retrouverons plus jamais cette joie, cette fièvre, cette impatience, cette passion, cette folie qui nous ont si bellement portés.

Mais nous ne serons plus ces espiègles qui ont joué à se tailler une place dans l’histoire de la littérature confiture de France, narguant le front soucieux du père Victor, le lorgnon sceptique de l’oncle Emile, les ricanements du frangin Louis-Ferdinand et les œillades camarades de la cousine Albertine.

Elle se termine bien là, sur ce frisquet trottoir, notre aventure.

 

Le petit monsieur remet la mallette de plastoque à Zykë.
S’installe au volant.
Démarre.

Et nous, on la regarde nous quitter, notre vieille copine. Oh oui, on l’observe glisser le long du boulevard, soufflant une fumée blanche qui s’attarde dans l’air froid.

On la voit s’arrêter au feu rouge du carrefour.
Puis tourner.
Et disparaître.

 

Au Lambert, le bar P.M.U. en face de la gare, Zykë ouvre la mallette, en tire quelques liasses qu’il empoche, la pousse emplie du reste vers moi.
On se serre seulement la pogne par-dessus la table, longtemps, immobiles, en silence.

Puis il déploie son Paris-Turf et, ayant chaussé des lunettes empruntées à sa mère devant des yeux que les lectures, relectures et re-relectures de mes volées de pages ont vieillis, il s’absorbe dans l’étude des minuscules caractères des colonnes de pronostics.
Origines des chevaux, dernières performances, écarts-types…

Je referme la mallette.
Je me lève.
Je sors.

 

A la gare, je me poste en bout d’une file d’attente.

Devant moi, un couple de vieux espagnols s’engueule à mi-voix. Le monsieur est petit, trapu, coiffé d’une casquette à carreaux. Elle est presque plus grande que lui, les mains fourrées au fond des poches d’une veste de laine noire.
– Te digo yo…
– Pero por favor, por favor…

Au tableau des départs sont annoncés pour l’heure qui suit un train pour Madrid, via Irun et un autre pour Paris, via La Rochelle et Angoulême.
Nord ?
Sud ?
Il y a cinq personnes qui poireautent avant les espingouins.
Ça me laisse une bonne vingtaine de minutes pour décider.

 

– FIN –

Passeig de Gracia, 2012
Les Forges de Chenecey, 2014

 

36 Responses to ZYKË – L’AVENTURE — 44 : Epilogue

Laisser un commentaire