A Romain Chaumier
La chaleur, c’est des coups de poing.
La lumière, des coups de lames dans les yeux.
Le désert, dans le coin, c’est une houle de dunes hautes et dorées, terrils fauve à reflets roux qui se succèdent en rangées sinueuses à perte de vue.
Suspendu dans un ciel compact, d’un bleu sans nuances, le soleil est une médaille de bronze en fusion.
Je le voulais, hein, mon Sahara ?
Eh ben m’y voilà !
Assis le cul dans le sable, en sommet de dune, torché de chaleur, empoussiéré des cheveux aux godillots, saoul d’espace, jubilant de liberté.
Devant moi, en contrebas, s’étend la palmeraie de Timimun : une île verte cernée par les vagues blondes.
Sous le feuillage des palmiers dattiers, quelques toits se laissent deviner. Il y a des maisons de chevriers, deux ou trois boutiques à souvenirs minables, quelques gargotes à ragoût de mouton boucané.
A l’est, au bord de la route goudronnée, s’élève le hangar rouillé d’une ancienne station-service flanqué d’un terre-plein de ciment crayeux.
A l’opposé, écrasant le reste du décor de sa munificence, un palace à touristes étale ses dômes faussement mauresques, son dédale de terrasses à balustres et ses bassins d’eau bleue.
Ça s’appelle La Palmeraie, ou une oiseuseté dans ce goût-là.
Il y a une quinzaine de jours que j’ai quitté la France.
Dans un train de nuit espagnol, j’ai rencontré une bande de jeunes Marocains qui rentraient au pays, paye en poche, après s’être abîmés les éponges pendant un an dans une usine chimique des environs de Madrid.
Invité à les suivre chez eux, dans une petite ville du nord marocain nommée Al Hoceima, j’ai fait la fête quelques jours, invité chez les uns et les autres, ingurgitant plus de couscous que jamais de ma vie, avant de reprendre ma route.
A Oujda, je me suis fait refouler par les douaniers algériens, qui n’acceptaient pas les voyageurs à pieds.
Je me suis incrusté dans la voiture d’un couple de jeunes touristes italiens. Avec eux, j’ai passé la frontière à Figuig. Puis ça a été Béchar, pour une nuit dans une auberge inconfortable et chère, Sidi Bel Abbès et enfin Timimun, où mes Ritaux m’ont déposé avant de repartir vers le nord et leur quotidien bolognais.
Le camion est garé sur le terre-plein qui jouxte l’ancienne station d’essence, à une encablure des deux chicots que sont les pompes désaffectées, au pied de la muraille jaune des premières dunes.
C’est un 35 tonnes orange à la carrosserie délavée, rayée et cabossée en maints endroits.
Sur le plateau de la remorque, il y a un tracteur rouge Berliet très vieux, au museau allongé de chien, le pare-brise séparé.
Collée derrière, une grosse bétaillère Man d’un bleu zébré de rouille.
Dépassant du hayon de celle-ci, l’arrière d’un break Peugeot 504 blanc.
Et partout, dans tous les espaces libres, des fûts de gasoil, des jerrycans, des morceaux de moteur, des pneus et des tours de jantes empilées, des axes réunis en fagots, des pompes et des tuyaux en cercle…
Et tout ça ligoté de chaînes et de sangles, hérissé de tortillons de gros fil de fer qui pointent, anarchiques, dans tous les sens.
C’est laid, bordélique, crado, dégoulinant de cambouis, puant le pétrole et la graisse vingt pas à la ronde.
Une foire à la ferraille sur roues. Une péniche surchargée de détritus. Un cargo surgi d’une casse.
En m’approchant, je remarque, garée derrière le semi, une deuxième 504 qui complète l’équipage.
– Salut !
Il y a trois types.
Un vieux à barbe grise se balance sur une antique banquette de 2CV, une bouteille d’apéritif anisé entre les cuisses.
Deux autres, un petit baraqué et un grand maigre, s’affairent devant le capot ouvert du 35 tonnes, une bassine emplie d’essence à leurs pieds.
Le costaud lâche l’outil qu’il tenait dans la cuvette, y puise un creux de paume de gasoline, ramasse du sable et se frotte les mains du mélange en venant vers moi.
– Ouais ?
Derrière lui, le grand maigre s’est saisi d’une grosse clé anglaise dont il cogne ostensiblement la tête sur sa paume, tout en me regardant par en dessous.
Je demande :
– Vous allez vendre vos véhicules en Afrique ?
– Ça se pourrait…
– Niger, Mali ?
– Mali. Pourquoi, tu connais ?
Le gars est en marcel tâché de graisse et pantalons de treillis. Il n’a pas plus de trente-cinq ans, mais son crâne prématurément dégarni lui donne l’air plus vieux. Des tatouages taulards bleus délavés s’étalent sur ses bras et sa poitrine.
Je m’accroupis, dessine des trucs et des machins dans le sable.
– Ben… Disons… Je connais, oui… Et en même temps je ne connais pas.
– Qu’esse ça veut dire, ça ?
– Je viens de bosser trois mois pour un type qui faisait le commerce dans les années soixante-dix, soixante-quinze. Il m’a raconté plein de trucs.
– Tu travaillais ?
– Le mec a écrit un livre. J’ai fait le secrétaire. C’est ça mon boulot : je suis écrivain.
Il rigole d’un rire franc et sympa de gamin, sauf qu’il y a des trous dedans, et s’accroupit à son tour.
– Et te v’là parti dans le désert ?
– Ouais, j’ai envie de voir ça de mes yeux…
Le costaud se marre de plus belle.
– T’es barjot, quoi !
– Vu comme ça…
Il se redresse, m’entraîne vers l’ombre du semi, continuant de rire et marmonnant :
– Vu comme ça… Vu comme ça… T’es pas banal, toi… Vu comme ça…
Il fouille dans une cantine, en sort un cubi de vin en plastique rouge, s’envoie une longue rasade, rote de satisfaction en se torchant la bouche d’un revers de main à laquelle manque l’index, coupé au ras, et me tend le bidon :
– Tu veux une liche ? J’te préviens, il est chaud, on n’a pas pensé à emporter l’frigo…
Mes nouveaux copains sont grenoblois.
Le costaud au doigt coupé, on l’appelle Pierrot.
Mécanicien de métier, il a tenu un magasin de moto spécialisé dans le cross et l’enduro du côté de Villars de Lans. Convaincu de trafic de bécanes volées et salé par un juge de mauvais poil, il sort à peine de six ans de taule.
C’est la force motrice du groupe. Celui qui a imaginé toute l’expédition, dans l’idée de se refaire une cagnotte, et y a entraîné les autres. Le gars qui, au choix, lance une bonne vanne à rire ou pousse un coup de gueule quand la troupe fatigue.
Le capitaine, quoi.
Le jeune, c’est Tony, vingt cinq ans, neveu d’un copain d’enfance de Pierrot.
Un grand échalas maussade, pas bavard ni souriant.
Il a les cheveux ras, à part une longue mèche grasse qui lui dégouline sur le visage et porte un tee-shirt noir à l’effigie de Gun’n’Roses, son groupe fétiche.
C’est le seul des trois à posséder un permis poids lourds, obtenu au cours de trois années à crever d’ennui dans une caserne du génie du fond des Ardennes.
C’est l’envie de voyager, de changer d’air et d’idées, plus que le pourcentage promis par les deux autres, qui l’a poussé à se joindre à l’aventure
Enfin, le vieux Dédé.
Un phénomène, celui-là…
Cinquante balais passés. Cheveux et barbe en broussaille emmêlés. Les yeux fous derrière des lunettes qui tiennent de travers sur son gros pif. Répandant aux alentours de son épouvantable personne un fumet quasi insupportable de crasse, de sueur et d’urine.
– C’te dégueulasse, l’a pas pris une seule douche depuis qu’on est partis, m’a confié Pierrot.
Alcoolo aussi convaincu qu’incorrigible, c’est un ancien concessionnaire automobile que sa direction générale a enfin réussi à virer, après des années d’incompétence éthylique, de scandales et de patacaisses dans les comptes.
C’est le financier de l’expédition : sa prime de licenciement (« Ah j’les ai bien fait raquer ces z’enculés ! ») a servi à acheter les camions et le barda de pièces mécaniques dans toutes les casses autos du Dauphiné.
Lui, Dédé, le Sahara, son sable, sa chaleur et sa sécheresse, ça l’emmerde profondément. Il n’a qu’une hâte, c’est d’arriver en Afrique noire pour faire la fête à fond, se saouler la gueule à gogo et, selon ses dires, tirer de la négrillonne à tire-larigot.
Aucun d’entre eux n’a jamais traversé le désert.
C’est là ma chance. Ils n’avaient pas l’intention de prendre des passagers, ni encore moins de s’embarrasser d’un « camion-stoppeur ».
Seule ma prétendue connaissance des trucs du trafic africain les a convaincus de m’accepter à bord.
Le lendemain de notre rencontre, on quitte Timimun.
Je partage la cabine du semi avec Tony, au cerceau, et Pierrot. Dédé roule devant, dans la 504.
Une route sans histoire, large et goudronnée, nous conduit en deux ou trois heures à Adrar, bourg morne et écrasé de chaleur, fait de baraques carrées aux murs aveugles, couleur sang-de-bœuf.
Seul coin animé du bled, le long bâtiment des douanes et l’esplanade qui lui fait face, où se retrouvent tous les camions qui remontent d’Afrique noire ou, comme nous, se préparent à y descendre.
Que des vieux bahuts croûtés de poussière rouge, traînant sur des remorques tordues des chargements trois fois plus hauts qu’eux, débordant des ridelles artisanales en bois.
Des moitiés de chambres à air liées aux deux extrémités, pendues aux flancs des cabines, qui servent de réserves d’eau.
Des pneus bons à jeter, usés, lisses, parfois carrément déchirés…
Chaque camion a son équipage de Tamacheks à la tête recouverte du fameux chèche bleu noir des hommes du désert.
Il y a en général une paire de chauffeurs, aristocrates de cette tribu routière, qui roupillent dans des hamacs tendus sous la remorque, plus cinq ou six « graisseurs », matelots à tout faire de ces cargos des sables, qui s’agitent autour des moteurs et des chargements.
Les douaniers algériens, en uniforme militaire, matraque et flingue au côté, déambulent dans cette petite foule, l’air important et la voix aboyeuse.
C’est Pierrot qui a rapport avec eux. Il a une mauvaise serviette de faux cuir remplie des papiers des véhicules, assurances et tout le bordel, plus une brassée de cartouches de cigarettes pour fluidifier les relations.
Pendant qu’il s’arrange avec les autorités, je donne la main à Tony pour faire les pleins de gasoil et d’huile, changer les pneus du train arrière et renforcer les brides qui maintiennent le chargement.
Dédé nous encourage moralement, sirotant des pastis tirés de son inépuisable réserve, et soupirant toutes les dix minutes :
– Pfffuuuuiii… C’est-t’y qu’y fait chaud, n’ou bien ?…
En milieu d’après-midi, formalités, papelards et préparatifs sont à point.
On partage des lampées de vin bouillant tout en observant le travail incessant des Tamacheks autour des bahuts.
J’explique à Pierrot :
– Tu sais, mon patron, l’écrivain, il embauchait des dizaines de graisseurs à chaque voyage. C’est pratique, c’est eux qui font tous les trucs pénibles…
L’idée ne le séduit guère.
– Bof, soupire-t-il, on est des nouveaux, nous, sur la piste. On n’saurait pas les commander, ces gusses. On se compliquerait la vie plutôt qu’aut’chose…
Il rigole de son rire de gosse édenté, me tape dans le dos.
– Et pis dame, c’est toi, not’graisseur, non ?
Je ris à mon tour.
– On peut dire comme ça, Pierrot, on peut dire comme ça…
Le soir nous trouve à Reggane, cent kilomètres plus au sud, trois bicoques qui se battent en duel au milieu de rien.
C’est la fin du goudron. Au-delà commence la piste.
C’est aussi le dernier point d’eau, un robinet qui se dresse au sommet de son tuyau surgi du sable, au milieu d’un vaste terre-plein cerné d’un muret de briques.
On fait le plein de nos bidons et on remplit deux grosses dames-jeannes en verre de cinquante litres stockées dans la cabine de la bétaillère. Une fois pleines, elles pèsent leur âne mort et on a un mal de chien à les hisser jusqu’à leur place.
A part nous, il n’y a sur le terre-plein que la Range-Rover aux plaques françaises d’un couple de touristes aisés.
Le contraste est marrant entre leur bivouac bien ordonné (tente igloo, table de camping, chaises de toile pliantes, glacière, jerrycans neufs) et notre monstrueux tas de ferraille ambulant, désordonné, rébarbatif en diable, entouré de sa douce puanteur de gasoil et de cambouis.
En graisseur conscient de ses responsabilités, je m’occupe du dîner.
C’est-à-dire que je bats une vingtaine d’œufs qui traînent dans le camion depuis Oran, y ajoute un paquet d’aromates en vrac que j’ai trouvées au fond d’une cantine, fous le tout à cuire en omelette sur un butagaz et ouvre des boites de sardines pour compléter.
On arrose ce douteux festin de pinard brûlant, cuvée spéciale de la maison, devant un coucher de soleil rouge et or renversant de beauté.
L’obscurité s’étend sur ce vaste monde quand Dédé, dont l’alcotest, à cette heure-ci, ferait le bonheur d’un gendarme français, s’aventure chez nos voisins.
Bientôt, ce qui devait arriver arrive : des cris s’élèvent dans le crépuscule du désert et Dédé revient au bercail, d’une démarche hasardeuse, en maugréant :
– Richards de merde, c’est-y des cons, n’ou bien !…
Il est suivi de près par le couple, deux gravures de mode en sahariennes de couleur sable, pantalons de treillis à plis et pataugas neuves.
On ne sait pas ce que Dédé a pu leur dire, mais ils sont mécontents.
Le monsieur, un grand machin blond, nous toise avec l’air pincé du bourgeois devant les gueux.
Quant à sa femme, une petite boulotte brune aux cheveux frisés, elle est à l’évidence en grand pétard.
– Je suis une ethnologue, couine-t-elle, je suis une spécialiste des Dogons !
On se regarde, un peu surpris. Pierrot lui fait :
– Très bien, m’dame, euh… et alors ?
– Et alors ce que vous faites est absolument scandaleux ! Le trafic de véhicules devrait être un délit ! Vous devriez être condamnés par un tribunal international !
– Allons, m’dame… tente Pierrot, conciliant.
– Taisez-vous, braille-t-elle ! Vous exploitez la misère des populations africaines avec vos camions dégoûtants ! Vous les vendez beaucoup plus cher qu’ils ne valent, c’est bien connu ! Vous êtes des vampires ! C’est votre faute si ce continent…
On ne saura jamais ce qui va advenir au pauvre continent africain car Tony, d’un geste indifférent, lui lance le contenu de son quart de vin en travers de la face.
La boulotte en a plein les cheveux, sa ronde figure et le devant de sa belle veste neuve.
Dédé éclate d’un rire d’ivrogne.
– Dans ta gueule, eh, l’eth… l’ethino… l’ethimonologue !
Le sifflet coupé, la dame reste un moment interdite, balbutiante, dégoulinante, roulant des yeux affolés. Visiblement, personne ne lui a jamais témoigné un tel irrespect de toute son existence.
Son mari la tire doucement par l’épaule.
– Viens, chérie.
– Je… Je…Brbrllff… Je…
– Viens, je te dis…
L’ethnologue et son époux retournent bien vite à leur campement et s’enferment dans leur tente, dont, bientôt, ne nous parvient plus qu’un parfait silence.
Quand on se réveille, à l’aube, ils sont toujours calfeutrés, bien sages, au fond de leur igloo.
Dans leur panique de la veille, ils n’ont rien rangé de leur bivouac. Leur vaisselle est toujours sur la table pliante et des jerrycans et des récipients divers traînent dans tous les coins.
Tony et moi, on échange un regard et, sans un mot, d’un commun accord, on se glisse sur zone d’un pas maraudeur.
On y trouve une cantine pleine de sachets de bouffe déshydratée, de boites de conserves et de bouteilles de Cognac qu’aussi sec, on emporte et fourre dans le camion.
Je dis à Tony :
– Ce qu’on vient de faire est proprement scandaleux.
Il hausse ses maigres épaules, souffle sur ses mèches pour les écarter de ses yeux :
– On passera sûrement devant un tribunal international…
Et on éclate de rire tous les deux.
(A suivre)
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