Elle n’est revenue qu’au petit matin.
Luna.
Dehors peinait à s’étendre un jour sans lumière, rien de plus qu’une indistincte lueur grise comme du zinc de bassine, sous un tapis continu de nuages de coton sale que la bise poussait à toute allure.
Un froid de cœur d’hiver battait la campagne et maculait les vitres des fenêtres de buée grasse, agacé qu’il était de ne pouvoir entrer malgré toutes les fissures, les entailles et les dessous de portes de la vieille baraque.
Il y a eu le frottement de la grosse porte d’entrée. Quasiment un portail d’église qui racle toujours le carrelage par mauvais temps à cause de l’humidité qui en gonfle le bois.
J’ai entendu le son familier de ses deux croquenots déchaussés et envoyés d’un coup de pied au coin du vestibule, ses pas sur les deux marches de pierre puis le long du corridor et elle est entrée.
Luna.
Dans un manteau à moi, un caban de marine en grosse laine feutrée bleue qui lui allait parfaitement, vu qu’on était sensiblement de la même taille. Elle avait relevé le grand col derrière sa tête. Le froid lui avait collé un bout de nez rouge qui lui donnait encore plus l’air d’un clown que d’habitude, complété par sa chevelure ébouriffée à deux couleurs et ses deux chaussettes épaisses tire–bouchonnées à ses bouts de pieds. Un clown si joli que des canines de loup ont mordu mon cœur.
Elle avait les yeux brillants d’une fille heureuse et le sourire à la bouche.
– Tiens, t’es là ?
– Ben oui.
– Tu picoles déjà à c’te heure-là ?
– Pas dormi.
– Ah… J’vais faire du café, t’en veux ?
Elle a jeté le caban sur le dossier d’une chaise, a pris le réservoir de la grosse cafetière italienne qui attendait sur l’égouttoir à côté de l’évier, l’a empli d’eau au robinet.
– Waoh, il fait bon, ici. Dehors, tu verrais comment ça caille…
J’ai demandé :
– Où tu étais ?
– Par là…
Elle a fait un geste vague dans l’air avec la dose en plastique dont elle se servait pour remplir le filtre de la cafetière. J’ai bu un coup de rhum, lentement.
– T’étais à la chasse ?
Elle s’est immobilisée alors qu’elle commençait à visser le haut de la cafetière sur le réservoir.
– Quoi ?
– C’était quoi, ce coup-ci, Luna ? Des chats ? Des chiens ? Des paons ?
Les mots n’étaient pas sortis de ma bouche que je les regrettais déjà et que, les observant flotter, méfiants, hostiles, absurdes, dans la lumière lugubre de cette cuisine d’hiver, la terreur m’envahissait. À tous les coups, elle allait me planter là avec le haussement d’épaules que les jeunes filles lassées réservent aux vieux imbéciles.
Dans ma cervelle, le carrousel a repris sa rengaine désormais familière, limonaire de coin de rue rabâchant à l’infini que Luna allait sauter dans ses chaussures trop grandes, que le moteur de la Renault Express allait vrombir deux ou trois coups rageurs et que je serais seul à jamais, statue du drame des hommes et tutti quanti et tutti quanti.
– Eh, tu ne crois quand même pas que…
Elle s’est interrompue, ses sourcils de poupée dessinant deux petits arcs parfaits au milieu de son front.
– T’es bourré ?
J’ai dégluti avec peine.
– Pas tant que ça.
Elle a réfléchi un instant, le geste toujours suspendu.
– Allez, j’ai compris, a-t-elle a fini par dire. Tu veux me faire marcher, c’est ça ?
J’ai ri d’un pauvre rire, pas celui franc et large du bonhomme qui fait sa blague, ah, ah, hein qu’elle est bonne, ah, ah… Non, un pauvre rire, un rire coincé dans la gorge, un rire de crécelle cassée qui semblait le crépitement d’un feu de brindilles sous une gamelle bosselée et noircie.
Là-dessus, la comtoise a sonné les huit heures de son bourdon grave. Huit coups lents, solennels comme les pas d’un cortège funèbre.
Pendant ce temps, Luna a fini de visser la cafetière et l’a placée sur le fourneau. Moi, je me suis resservi un verre de rhum en vitesse, comme à la sauvette, comme un qui se dit qu’il ne devrait plus boire, mais qui s’en consent un dernier, allez, un petit, quoi…
Elle est revenue vers la table, s’est appuyée des deux mains au dossier de la chaise et m’a observé un moment, le regard soucieux, avant de soupirer par le nez, avec cet air qu’ont les femmes quand elles prennent une résolution, que ce n’est pas que ça leur plaise mais que là, c’est le moment et qu’il faut y aller.
– J’étais avec Florette.
– Ah.
– On baise, a-t-elle précisé.
– Bon.
– Ça te dérange ?
– J’suis pas ton père.
– Non, a-t-elle rétorqué, sur ce ton bref qu’ont les femmes quand une position est bien arrêtée de leur point de vue, que c’est comme ça et qu’il n’y a pas à y revenir.
J’ai avalé une lampée de vieux rhum, l’ai laissée descendre.
– C’est Sabrina qui ne doit pas être contente, ai-je fait remarquer.
C’était de notoriété si publique que la petite n’était pas seulement la serveuse chez Florette mais aussi la compagne de lit de la patronne que même moi, j’étais au courant.
Luna a haussé les épaules et souri, dévoilant sa dent jaune un peu de travers, avec ce filet de salive qui semblait toujours se fixer dessus.
– Oh celle-là, elle fait ce qu’on lui dit. Elle aime faire la servante. Elle a ça dans le sang…
Je ne savais pas quoi répondre à ça. Alors je n’ai rien répondu.
Un peu après, la cafetière s’est mise à chuinter sur le fourneau, preuve que le café passait. Luna est allée la chercher et l’a posée sur la table, d’un geste un peu sec, un peu trop fort, comme font les femmes quand elles considèrent qu’une corvée est accomplie, que ce qu’il y avait à dire est dit et qu’il est temps de passer à autre chose.
Et puis voilà.
Ça a été tout.
On a bu le café.
Après elle a dit que si ça ne me dérangeait pas, elle allait se coucher un brin parce qu’elle était fatiguée, les appétits de la Florette étant ce qu’ils étaient.
Elle a gagné la chambre et, dans cette cuisine envahie d’un matin si sombre, emplie de cette grisaille de presque nuit et qui se refroidissait rapidement, vu que j’avais négligé d‘alimenter le fourneau, il n’y eut plus qu’un homme seul qui suçotait du café dans lequel il versait du tafia vieilli en fût et qui ne pouvait pas s’empêcher de répéter entre ses dents :
– Menteuse…. Menteuse… Menteuse…
Un homme qui buvait un gorgeon, puis marmonnait :
– Mon amour… Mon amour… Mon amour…
Et puis :
– Il était une fois dans la ville de foie une marchande de foie qui vendait du foie…
Une autre rasade :
– Menteuse…. Menteuse… Menteuse…
Une gorgée :
– Mon amour… Mon amour… Mon amour…
Une autre :
– Menteuse…. Menteuse… Menteuse…
(À suivre)