Salute, salut, bonne journe, bonjour, potesses et poteaux. Les plus assidus d’entre vous l’auront constaté : le feuilleton « Saint-Meurtre » s’est interrompu ces deux dernières semaines. Des emmerdes dramagédiques, tristes Ô combien, couplées à un bug de mon computer, dû à une mise à jour aussi intempestive qu’incommandée, m’ont empêché de travailler du clavier. La vie est garce, parfois. Mes excuses les plus plates, incident indépendant de ma volonté, sorry-sorry et tutti-quanti. Cependant, problèmes bien fourrés sous le tapis, c’est comme ça c’est tant pis, nous voilà-voici repartis.
Résumé de ce qui précéda : Braco, homme aux manières rustres et à l’étrange psyché, qui semble cacher de douloureux secrets, vit dans un ancien moulin en ruines près du village franc-comtois de saint-Mesmin-sur-Loue. Alors qu’il profite des premiers beaux jours pour bêcher son jardin, il remarque qu’une voiture s’est rangée près de chez lui pendant la nuit. Une vieille Renault Express bleue aménagée en camping-car décorée sur la porte arrière de cette mystérieuse inscription au pochoir : Luna’s Spoutnik…
Cet instant-là, quand elle est apparue pour la première fois devant moi, plantée dans la lumière dorée du soleil de la mi-avril, il faut que je m’applique à le décrire au mieux.
Parce que cet instant-là, il a bouleversé mon existence. Et, d’une certaine manière, il y a mis fin.
Ce n’est pas rien.
Elle.
Luna.
Petite, pour la moyenne des femmes. C’est-à-dire qu’elle est juste à ma hauteur, moi qui suis tout sauf grand.
Ronde. Pas grosse, non, juste ronde de partout : les joues bien pleines, les seins abondants, en deux boules vacillantes qui distendent le tissu du tee shirt, les hanches en arcs de cercles, les cuisses épaisses mais fermes et parcourues de muscles.
Elle a les cheveux en pétard, une crinière ébouriffée d’un noir trop noir qu’on devine artificiel, avec, parsemées au hasard, des mèches de ce roux pâle que donne le henné.
Le tee shirt est noir, lui aussi, décoré d‘une face de démon cornu, emblème délavé d’un groupe de rock hurlant. Elle porte aussi une jupe rouge quadrillée de noir, à l’écossaise, si courte qu’elle en serait presque une ceinture. Un homme, la voyant, ne pourrait pas s’empêcher de se dire que, si elle se penchait, il pourrait voler un regard sur ses fesses. Avec ça des collants noirs déchirés à un des genoux et, aux pieds, ces énormes godasses qui plaisent à mes canards, des « docs » usées et couvertes d’éraflures dont elle n’a pas pris la peine de nouer les lacets.
Son visage est percé d’anneaux et de clous : aux deux oreilles, à une arcade et une des narines. Ses bras sont tatoués de motifs polynésiens et de caractères chinois. À la base du cou, un fil qui semble une signature, d’un bleuté très clair, dit : Luna.
Son visage évoque celui d’une poupée avec des sourcils qui semblent deux arches dessinées au crayon, un nez court un peu retroussé et une bouche petite, plissée en avant, couverte d’un rouge vif qui a débordé des lèvres pendant la nuit, comme essuyé par un pouce.
Elle a surtout deux immenses yeux sombres qu’assombrissent encore d’épais traits de khôl que le chagrin a répandu en bavures sur les pommettes.
Deux immenses yeux sombres qui me regardent fixement, sans ciller, étrangement vides de toute expression.
Longtemps.
Longtemps.
Deux immenses yeux sombres, prunelles brunes cernées de noir dont finissent par s’échapper, jumelles, deux larmes.
Deux larmes lentes, comme lâchées à regret.
Deux larmes épaisses, pareilles à ces gorgées de vodka gelée qu’on faisait tourner longuement autour de la langue, avec les conseillers militaires russes pendant ma campagne de Serbie – Ce n’est pas la peine d’en parler ici, il n’y a rien à en dire, sinon que ce fut une affaire aussi dégueulasse que les autres, si ce n’est plus !
Deux larmes semblables à des gouttes de métal en fusion qui tombent directement sur mon cœur et le percent de deux trous nets, brûlants, comme la double morsure des crocs d’un cobra.
Elle exhale un long soupir, inspire, ce qui fait se soulever ses deux superbes seins sous la face démoniaque du monstre rock, et dit :
– Il est crevé cette nuit.
– C’est triste.
– Oh oui !
Elle baisse la tête, couvre son visage de ses deux mains potelées, aux ongles vernis de noir écaillé, et éclate en sanglots de petite fille éperdue.
Alors…
Alors moi, je laisse tomber ma houe, je vais à elle, je pose mes mains sur ses épaules, puis j’enroule un bras autour, mon bras à moi qui n’a pas tenu de si près un être humain depuis des temps lointains, et je marmonne un tas de bêtises, comme quoi il ne faut pas se mettre dans des états pareils, allons, mademoiselle…
Et j’ai dans les narines son odeur chaude d’enfant endormie, de sueur et d’eau de Cologne bon marché et ça ne doit pas être si grave, allons, allons, et je sens sur ma poitrine la chair tendre et tiède de ses seins et tu vas voir, petite, que tout va s’arranger, et dis-le moi, dis, hein ? Tu veux bien me le dire : qui c’est qui est mort ?…
On est allés à la voiture. Elle a tiré la bâche qui m’avait intriguée, découvrant la forme qu’elle recouvrait. C’était le cadavre d’un chien grand et fort. Une sorte de labrador à la robe du même gris que certains dogues danois. Une pauvre bête aux longues pattes toutes quatre déjà tendues par la raideur cadavérique, la poitrine puissante comme un soufflet de forge, à jamais assoupie. Il avait la gueule sur le côté. S’en échappait sa langue inerte, couleur de cendre.
Un tronçon qui manquait à l’une de ses oreilles, une fente qui courait sur le mufle épais comme un groin de porc et des éraflures au poitrail, sur les flancs, indiquaient que sa vie n’avait pas été exempte de combats qu’il n’avait pas fui.
J’ai remarqué :
– Il était vieux.
– Voui. Quatorze ans.
– Et brave.
– Ah ça ! s’est-elle écrié avec fierté, avec le dernier écho du « a » qui se brisait sur du chagrin.
– Il était avec toi depuis longtemps ?
– Je l’ai eu tout petit.
Je me suis tu pendant un moment pour me donner le temps de réfléchir, conscient que j’étais arrivé à un de ces moments de la vie où il ne faut pas dire de bêtises.
Surtout pas.
Surtout, surtout pas…
La demoiselle avait dépassé les vingt ans, peut-être, mais pas de longtemps. Ce qui voulait dire qu’elle était toute gamine quand elle avait adopté le chiot qui était devenu ce grand fauve à la fourrure grise.
C’était un compagnon de longue date, donc, qui plus est pendant des années d’enfance qui comptent double ou triple des autres années d’une existence. Or, ce sont des histoires d’amour épouvantablement sérieuses, celles qui se nouent entre un grand mâle animal et une petite fille.
C’est tissé de tas de choses toutes plus importantes les unes que les autres.
Des promenades au travers de prairies gorgées du premier soleil, quand le chien galope jusqu’à elle, fou de joie, le poitrail trempé de rosée, se dresse, lui pose les pattes sur les épaules et lui halète à la figure pendant qu’elle jubile « oh mon chien mon beau chien…« .
Des nuits d’hiver où elle s’est blottie contre lui qui occupe quasiment toute la place de son lit d’enfant, collée contre sa chaleur. Peut-être même qu’elle l’a entouré des ses cuisses comme elle le fera plus tard avec un homme aimé, et que le chien a grogné d’aise comme un amant quand elle a murmuré à son oreille « Bonne nuit mon chien…« .
Des chagrins qu’elle a pleurés dans son pelage le jour où elle s’est disputée avec sa copine ou bien son amoureux ou bien ses parents qui sont si cons qu’ils ne comprennent rien, en reniflant « Oh mon chien y a que toi qui m’aime ! »…
Alors les prochains mots que j’allais prononcer, il fallait qu’ils soient choisis avec soin.
– Qu’est-ce qu’il est beau !
– Oh oui !
Il y avait de nouveau du sanglot dans le « i », alors j’ai vite demandé :
– Comment il s’appelle ?
– Gandalf.
– Comme Gandalf le Gris, celui du Seigneur des Anneaux ?
– Voui.
– Ça lui va bien…
– Oh oui !
J’ai pris un peu de temps, encore une fois.
C’est comme à la pêche : on voit la truite qui ondule dans son coin de courant, ayant repéré la mouche qu’on a lancée à sa portée. Elle s’y intéresse, elle est tentée, déjà l’envie de jaillir la croquer lui emplit sa petite tête de truite, mais si à ce moment-là on retire trop brusquement la mouche ou la fait frétiller trop fort, la maligne comprend tout et file d’un coup de queue musarder ailleurs. Et bien content si on la retrouve avant la fin de la journée.
Alors j’ai proposé de ma voix la plus tranquille :
– Ma foi, je connais un coin magnifique où on pourrait l’enterrer, un beau chien comme ça, où il serait en paix et entouré de beauté pour toujours.
Elle a hoché la tête plusieurs fois en inspirant par saccades.
– C’est où ?
J’ai montré le foyard, le grand hêtre pleureur, à l’entrée du chemin.
– Là, sous l’arbre géant.
Alors elle a reniflé encore un coup avant de dire que ce serait très bien et qu’elle était d’accord. Puis elle m’a demandé si on pouvait le faire tout de suite et j’ai répondu oui.
Je ne peux pas me relire (je n’ai guère de temps avant de me tuer et il me reste encore pas mal à raconter de cette histoire), mais je crois avoir évité de m’égarer dans les dédales de ma cervelle.
Bravo à moi, Braco !
Je l’ai écrit au mieux, le premier, dernier, merveilleux et unique coup de foudre de ma vie.
(À suivre)