Haig : Le secret des Monts Rouges
Episode 2
Kampuchea
On m’appelle Haig.
Je suis un aventurier.
Très jeune, j’ai rejeté les règles de la société de consommation, cette civilisation d’ignorance et de mort que j’exècre. Je m’en suis évadé pour parcourir le monde et vivre suivant une seule loi : ma liberté.
L’aventure que dans ma mémoire je nomme « Le Secret des Monts Rouges » s’est déroulée au Cambodge, un petit pays d’Asie du Sud-Est coincé entre le Vietnam et la Thaïlande.
Etrange contrée que ce Kampuchea livré aux guerres et aux massacres pendant vingt ans, peuplé d’hommes et de femmes gorgés de sang et de violence. Ecœurés. Epuisés…
On les appelle les Khmers.
Ils ont le teint sombre, pour certains presque noirs, les membres épais, les yeux à peine bridés.
Habitant un territoire riche, comprenant des plaines fertiles arrosées par deux grands fleuves et des milliers d’hectares de forêt pleine de fruits et de bestioles bonnes à manger, ils sont volontiers feignasses, débonnaires et d’une gentillesse infinie.
Sauf à certains moments où ils sont capables de faire preuve, sans prévenir, d’une férocité d’hommes des bois.
Il y a très longtemps, quand l’Europe vivait encore dans le plus sombre Moyen-âge, les Khmers avaient bâti un immense empire qui englobait le Vietnam et une grande partie de l’actuelle Thaïlande.
Une vraie civilisation.
D’une puissance telle qu’elle rivalisait avec l’empire chinois voisin.
Ce grand machin s’écroula vers l’an 1400.
Pourquoi ?
Demandez à un archéologue, il se grattera la tête, puis le cul, et vous répondra :
– Ben… On l’ignore.
Tout ce qu’on sait, c’est que cette civilisation s’effondra brusquement, vraisemblablement en quelques années, laissant derrière elle trois cents temples à l’architecture baroque étrange, décorés de bas-reliefs au raffinement infini et peuplés d’immenses statues de dieux mystérieux.
On les appelle les temples d’Angkor.
Après avoir perdu leur empire, les Khmers vécurent cinq siècles peinards dans leurs rizières et leurs forêts, oubliés du reste du monde.
Vers 1900, les Français les colonisèrent et firent du pays une composante de l’Indochine Française, situation dont les Cambodgiens s’accommodèrent plutôt bien.
C’est au milieu des années 1960 que les choses se mirent vraiment à merder.
Dans le Vietnam voisin, c’était la guerre américaine.
Le chef du Cambodge, le prince Sihanouk, avait décrété que son pays resterait neutre.
Cette neutralité rendait barjos les yankees, car elles permettaient aux Viets d’avoir des bases de repli et de logistique sur le territoire cambodgien, c’est-à-dire hors de leur portée.
Ils firent tout pour renverser le prince Sihanouk.
Et ils y arrivèrent.
Ils placèrent à la tête du pays un fantoche, un homme à leur solde qui s’appelait Lon Nol.
Résultat : des dizaines de milliers de gens, dont beaucoup de jeunes, refusant le nouveau régime et la loi américaine s’enfuirent dans les forêts pour rejoindre une guérilla jusque là minoritaire, communiste de type chinois, qu’on nommait les Khmers rouges.
La suite, on la connait.
Les Khmers rouges gagnèrent la guerre.
Dans les jours qui suivirent leur victoire, ils évacuèrent totalement les villes, firent brûler l’argent et les livres et cassèrent toutes les machines, symboles d’un monde occidental décadent qu’ils refusaient.
Pendant quatre ans, ils transformèrent tout le pays en un gigantesque camp de travail agricole, assassinant systématiquement tous ceux qui possédaient du savoir : docteurs, ingénieurs, artistes, professeurs et mêmes instituteurs.
Pour les Khmers rouges, le futur, le salut, c’était de redevenir un peuple de paysans ignares, incapables de penser, donc de mal penser.
Purs.
Cette sinistre plaisanterie fit deux millions de morts.
En 1979, les Vietnamiens, maintenant communistes (mais côté russe, eux !) mirent fin au massacre en envahissant le Cambodge. Les Khmers rouges se réfugièrent dans les hauteurs, les fameux phnoms, et au fond des jungles.
En 1988, enfin, des traités de paix furent signés.
Une mission ONU, l’UNTAK, vînt remettre un peu d’ordre dans le bordel.
Beaucoup de Khmers rouges rendirent les armes, ce qui eut pour effet de rendre accessible d’immenses zones de forêt regorgeant de bois précieux, teck, ébène, palissandre et autres.
Les compagnies forestières du monde entier, appelées aussi les massacreuses d’arbres, s’y engouffrèrent. En quelques mois, elles établirent des grands campements isolés dans la jungle, le plus souvent en bordure des rivières, les seules voies de communication.
Des milliers de types s’enfoncèrent dans les forêts, espérant trouver du travail et, pourquoi pas, un moyen de faire fortune. Des bûcherons professionnels, bien sur, mais aussi d’anciens soldats, des démineurs, des voyous, des types incapables de s’adapter à la paix et à la vie en ville, prêts à travailler dur et à prendre des risques, pourvu qu’il y ait une prime au bout.
Autrement dit, des membres de la grande confrérie internationale des fils de putes.
J’étais au Cambodge depuis un moment déjà quand cette ruée sur l’or vert a commencé. J’avais aussitôt pigé l’intérêt commercial d’une telle situation.
Je m’étais précipité à Saïgon. J’y avais acheté pour une pincée de dollars une péniche de transport laissée derrière elle par l’armée américaine. Un vrai petit cargo de 30 m en tôles épaisses, propulsée par un moteur General Motors de 380 chevaux.
Je l’avais baptisée la Marie-Barjo.
A son bord, je remontais une partie du fleuve Mékong et un de ses affluents, la rivière Lon-Stung, le long de laquelle une douzaine de compagnies forestières s’était installée.
A chaque voyage, je trimballais 60 tonnes de cargaison.
De l’alcool. 1500 caisses de bières, 700 bouteilles de scotch, gin et rhum, plus 500 bouteilles de Mékong, l’alcool de riz thaïlandais. Plus 1500 caisses de sodas et liquides soi-disant énergétiques.
De la bouffe. 2 tonnes de riz d’Indonésie en sacs de 50 kilos. 50 barils de prahoc, une pâte de poisson pourrie dans la saumure qui pue et qui a le goût de son odeur, que les khmers rajoutent dans tous les plats. 3 palettes de bidons de 50 litres d’huile d’arachides, des caisses et des caisses de lait concentré, de nouilles, de viandes en conserves. Plus des sacs de farine, de sucre et de sel marin…
Les pièces mécaniques et ferrailles constituaient le poids le plus lourd :
Des générateurs d’électricité, certains neufs, les autres des vieux trucs japonais increvables qui dataient de la deuxième guerre mondiale. Des motos coréennes 125 cm3. Achetées trois roupies d’occasion, elles valaient une fortune en forêt. Des moteurs de toutes bagnoles à peu près complets. Les forestiers en faisaient des tap-taps, des petits véhicules aux allures de motoculteurs qui arrivaient à se faufiler sur les chemins les plus impraticables.
Tout ce que je pouvais trouver de ferraille : boites de vitesses, carburateurs, vilebrequins. Du matériel électrique. Des vis, des boulons, des gamelles et des bidons…
Des gamelles, melles, melles, des bidons, dons, dons…
A tout ce bordel il fallait encore ajouter du matériel de mine, compresseurs, marteaux-piqueurs, tamis, brouettes, pelles, pioches, et enfin des outils de bûcheronnage : haches, scies, lames diverses, et jamais moins de 25 tronçonneuses.
Toujours un franc succès, ça, les tronçonneuses !
La forêt que traversait la Lon-Stung était un vrai coupe-gorge.
Il y avait des tas de salopards en maraude dans tout ce vert. Des anciens Khmers rouges, des déserteurs d’autres armées, des paumés divers qui survivaient en rançonnant les bûcherons. En massacraient un ou deux au passage, quand ça les prenait.
Les commerçants de bon sens ne s’y hasardaient pas. Les rares qui s’y risquaient n’allaient pas aussi loin que ma Marie-Barjo.
Suivant cette bonne vieille loi de l’offre rare et de la demande forte, les forestiers mais aussi tout le petit peuple des cafetiers, tenanciers de bars et de bordels qui avaient fleuri près des camps de coupe étaient tous prêts à m’acheter du matériel où des bouteilles d’alcool au prix de l’or.
Et ça tombait bien : c’était exactement mon genre de prix.
(A suivre)