Haig : Le secret des Monts Rouges
Epilogue
Les dieux de jade
On redescendit la rivière Lon-Stung une dernière fois, Kim, moi et la Marie-Barjo.
Eclopée, la vieille péniche. Le corps marqué d’impacts de balles. La gueule de la cave puant l’essence et l’alcool. Les hublots nus.
Ce démon de démarreur remplit son office à merveille, sur une seule pression de son bouton de commande orange, à chaque aube où on le sollicita !
On s’arrêta à la tour et on but quelques coups de rhum à l’endroit où Bozo reposait pour l’éternité. Ou au moins jusqu’à ce que les bulldozers des compagnies forestières parviennent à cette hauteur.
Contemplant le haut rocher circulaire, je me souvins à plusieurs reprises que c’était au creux de la nacelle de son sommet, que Marisol était venue me rejoindre, l’autre nuit.
Des pensées que je chassais aussitôt.
Marisol, son joli corps avait commencé de pourrir sur les pentes des Monts-Rouges, dans la fosse que nous avions creusée, Kim et moi, en compagnie des cadavres de l’Indien fou et des deux Français presque aussi cinglés que lui.
Et eux, là-haut, dans ce coin impraticable, sûrement plus destiné au tourisme qu’à l’exploitation du bois, ils y étaient pour la nuit des temps, sans doute…
Sitôt arrivé à Malt City, je revendis le fusil de sniper Horstal à celui qui me l’avait vendu, Santiag, le patron du Rockstar.
Quand je le lui proposai, il me répondit :
– 200 dollars.
– Voleur, râlai-je, tu me l’as fourgué 600 dollars y’a pas dix jours !
Il me gratifia d’un regard ironique par-dessus ses lunettes noires et rectifia :
– C’était 600 dollars quand tu en avais besoin. C’est 200 dollars quand tu n’en as plus besoin. La loi de l’offre et de la demande, mec. Si tu veux parler de commerce, alors assieds-toi et cause avec Santiag…
Kim m’avait dit :
– On a eu de la chance que tu aies pensé à acheter ce fusil.
J’avais haussé les épaules.
– Un simple pressentiment… Je me suis dit qu’il était possible qu’on se retrouve à devoir se battre de nuit.
Il avait souri.
– Le fameux instinct de l’aventurier, c’est ça ?
Je n’avais pas souri.
– C’est ça, gamin. C’est exactement ça…
Quelques jours plus tard, je fis don du Bouddha à la pagode du moine Ritty Samat.
Pour une fois, je lui coupai le sifflet, au vieux « Riton ».
Bouche bée, il contempla longuement la statue d’or massif, avec son troisième œil en diamant, avant de se souvenir de notre présence, à Kim et moi.
Il releva la tête et exigea :
– Mets-moi un peu au parfum, tu veux ?
– C’est le butin du pillage d’une pagode par deux Français un peu avant la guerre américaine. Ils l’avaient planqué dans les Monts Rouges. J’en ai entendu parler, et voilà…
Il hocha lentement sa tête de tortue.
– Ouais, ouais, ouais… J’avais entendu causer d’ce bingtz… Même que les gusses avaient raflé une collection de trucs en jade, en plus…
– Des jades ? fis-je, l’air surpris.
– Des jades ? ajouta Kim, d’un ton étonné.
Le vieux bonze darda soudain sur nous ses petits yeux noirs, aussi perçants que des mèches de perceuses à coffre-fort, nous scruta une bonne poignée de secondes au fond des pupilles… puis laissa tomber.
– Vous restez avec nous quelques jours, les gars. On va préparer une cérémonie. Une bamboula bouddhiste, je vous dis que ça !
On resta.
Le jour venu, on supporta une interminable messe de litanies marmonnées, avec offrandes et mises à feu de bottes d’encens, de l’aube jusqu’à midi.
Puis un banquet fut donné en notre honneur, sous un préau de toile, sur le terre-plein d’herbe au bord de la rivière.
Pendant des heures, on s’empiffra de canard, de poulet, de porc, de buffle, de légumes de toutes sortes, le tout découpé et cuisiné de cinquante mille manières, servi avec des tonnes de riz.
A tout moment, tandis qu’on bâfrait, l’un ou l’autre des vieilles dames et des vieux messieurs qui vivaient à la pagode s’approchait de moi, plié en deux, mains noueuses jointes devant le visage.
– Oh, merci, moutssiou Hêg !
A la Française des Bois, je racontai toute l’histoire à Rodolphe de Rancourt et lui offris l’arc qu’on avait retrouvé près du corps de l’Indien.
Rien de traditionnel, l’arc. Une forme en M. De l’alliage ultraléger. Des poulies partout.
Le capitaine nous entraîna dans sa bibliothèque emplie de bouquins sur toutes les guerres, décorée de trophées de chasse et de divers vieux fusils.
– Je vais l’accrocher ici, nous annonça-t-il. Je ne veux pas m’en servir. Cet engin a été mêlé à trop de saloperies.
Je m’abstins de lui objecter que c’étaient là de drôles de paroles pour un ancien officier commando qui avait écumé le Tchad et la Centrafrique, et joué les instructeurs secrets auprès de la guérilla Karen.
Le débat nous aurait menés trop loin.
C’est toujours délicat de s’engueuler avec celui qui vous offre gîte et couvert !
Puis vînt l’instant de la séparation d’avec la Marie-Barjo.
A Sato-Do, je la donnai à mon copain le docteur Chour, avec une bonne somme d’argent. A charge pour lui de la transformer en dispensaire flottant. Elle irait, dés la prochaine saison des pluies, ravitailler en médicaments et soins gratuits les forçats des compagnies forestières qu’elle avait abreuvé de bouffe et d’alcool sous mon commandement.
Avant de quitter définitivement son bord, je donnai une bonne claque sur son cul de tôle épaisse.
Salut la Marie-Barjo !
Elle m’avait donné de bons moments, cette vieille barcasse.
On termina le voyage en passagers à bord d’un sampan.
Dés que je fus à Phnom Penh, je contactai un copain, Oleg. Une sorte de fouine aux épaisses lunettes. Un ancien fonctionnaire de l’ambassade soviétique.
Marié au Cambodge, avec marmaille abondante et maîtresses nombreuses, il n’avait pu se résoudre à rejoindre sa terre natale, après l’explosion de l’empire communiste.
Grace à ses contacts solides avec les plus hauts cadres du régime cambodgien, il faisait gentiment fortune dans la revente de matériel agricole, d’hélicoptères et de canons.
– Salut, Navigateurr… Toi toujourrrs sur ton grrros bateau ?
– Non. Je l’ai donné.
Il leva les yeux au ciel, déplorant ma stupidité. Puis quand je lui eus expliqué ce que j’attendais de lui, ils devinrent énormes derrière leurs verres de lunettes, les yeux.
– Moi me mettrre en oeuvrrrre immédiatement, m’assura-t-il.
Ce qu’il fit.
Une pincée de jours plus tard, j’étais dans une suite du Cambodiana, le palace de Phnom Penh, face à un vieillard russe couvert de bijoux d’or, assis dans un fauteuil derrière lequel se tenaient trois montagnes de muscles aux lunettes noires, en costards sombres, les mains devant les couilles.
J’étalai sans cérémonie sur le lit les Ganesh, Anuman, Garuda et autres statuettes de jade que j’avais rapportées des Monts Rouges.
Le vieillard les examina.
Fit un signe à un de ses sbires.
Qui me tendit une mallette.
Et je me retrouvai dans le couloir moquetté de rose, avec une drôle de sensation dans le ventre.
La même, je suppose, que tous ceux qui viennent de gagner un demi million de dollars en huit minutes.
Je donnai sa part à Kim. Fourrai la mienne dans un sac de marin.
Me voyant enfourner les liasses, il s’inquiéta :
– Tu n’as pas peur que les douaniers…
– J’ai dit que je me cassais du pays, coupai-je. Je n’ai pas dit que je passerais par les douanes.
Kim quittait Phnom Penh.
Il partait bosser avec un de ses copains, un jeune ornithologue belge qui était en train de fonder une réserve naturelle du côté des temples d’Angkor.
– On se fait une dernière nouba, proposa-t-il.
– Si c’est toi qui invites…
Bien plus tard dans la nuit, on se trouvait au Martini, le plus grand bordel de Phnom Penh. Kim faisait ami-ami avec une jeune sino-khmère au grand sourire. J’avais pour me tenir compagnie une vieille copine, Meng, très belle vietnamienne au corps de mannequin, aux gestes de danseuse et aux yeux de vipère.
Je buvais de la vodka vietnamienne. A grands verres. Mais elle ne me soûlait pas.
Je fumais de l’herbe cambodgienne, l’une des plus fortes du monde. En me roulant des gros cônes purs. Mais elle ne me défonçait pas.
Même les caresses des mains expertes de Meng ne parvenaient pas à m’exciter.
A un moment, je me penchai vers Kim et lui criai à l’oreille, pour me faire entendre malgré la musique qui déferlait des baffles :
– Tu sais quoi ?
– Dis-moi, hurla-t-il en réponse.
– Si ça se trouve, elle n’avait même jamais tenu de restaurant !
– FIN –
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