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Episode 04: Départ !

Publié par le 11 octobre 2013
Haig : Le secret des Monts Rouges
Episode 4
Départ !
 
 
 
Après avoir quitté la jetée où je m’amarrais, il me fallait louvoyer une bonne heure le long de chenaux étroits entre les villages flottants de sampans agglutinés les uns aux autres, reliés entre eux par des dédales de minces passerelles, peuplés de gamins à poils qui saluaient mon passage à grands cris.
La berge était recouverte de bicoques à perte de vue, dans un désordre pouilleux, parfois ponctué des flèches blanches d’une pagode.
Après l’avènement de la paix sur le Cambodge, des dizaines de milliers de miséreux s’étaient précipités à Phnom Penh, la capitale.
Un bon paquet d’entre eux s’était installé au bord du fleuve. En une pincée de mois, ils avaient édifié des gigantesques quartiers de bois, de palmes et de tôles. Près du rivage, il était presque impossible de déterminer où finissait le village aquatique des sampans et où commençait le bidonville.
 
Passée une dernière île, c’était le fleuve Mékong. Une mer de boue large de plusieurs centaines de mètres, couleur de rouille sous la voute immense des nuages.
Une houle ample soulevait cette eau limoneuse en vagues qui venaient parfois heurter la coque, en faisant résonner l’acier comme un coup de marteau-pilon et tressauter la barre entre mes mains. La pluie, cette mousson violente, obstinée, qui paraissait vouloir engloutir le monde s’abattait sur la cabine en un incessant fracas. Sous mes pieds, les 380 chevaux de la machine cognaient, trépidation sauvage et assourdie.
C’était le soir.
L’obscurité s’étendait rapidement sur la masse liquide, tuant les derniers résidus de lumière grise. Les berges du fleuve n’étaient plus que des minces lignes à peine visible de chaque côté. De loin en loin émergeaient, lugubres dans cette pauvre clarté, les faîtes des arbres avalés par la crue.
 
Le départ !
Si j’ai un jour la chance qu’un dieu me permette de revivre certains moments de ma vie, je choisirais ceux-là.
Quand les diesels feulent, les carcasses de métal vibrent, les lourds véhicules s’ébranlent, peinant sous le poids des marchandises, lorsque les roues des camions mordent la piste ou la proue des bateaux fendent les eaux.
On ne choisit pas une vie d’errance, on choisit une vie de départ.
Rien n’a jamais su éveiller en moi une joie plus complète, une sensation de plénitude aussi intense, une certitude aussi forte de mon existence et de sa valeur que ces instants où le convoi s’arrache, l’avion décolle, le bateau appareille, pour ce toujours inconnu qui les sépare de l’objectif.
Si d’aventure ma carcasse échappe à la fosse commune et se retrouve dans un bon petit cimetière, entre deux mausolées de bourgeois, je veux qu’on inscrive dans le marbre de ma tombe, en lettres d’or, l’épitaphe suivante : « Ci-git Haig, le type qui toujours aima partir ! ».
 
Il y avait un petit pécheur accroupi dans une barque à peine plus grande qu’une planche. Il se redressa et me salua de la main, tandis que sa barcasse dansait follement dans les vagues de mon sillage.
Salut, pêcheur. Excuse-nous, on ne reste pas. On part ! Des marchandises plein la cale, le vent de la liberté au cul.
Vogue, péniche, souquez, matelots. Hisse ho, à bord d’un fameux sans mats, lourd comme un cabillaud.
Marre-toi, petit pêcheur perdu sur le grand fleuve : Haig est de nouveau sur le grand chemin !
 
– Ça coule ça roule, cap’taine cool ?
C’était Bozo qui venait d’entrer, un quart de café à la main. Il avait passé la nuit précédente à faire la fête dans les bordels de Phnom Penh et bossé toute la journée au chargement. Ses yeux étaient rouges comme ceux d’un lapin albinos, prêts à tomber des orbites.
– Ça roule, vieux.
Il glissa un CD de Tom Waits, « Rain Dogs », dans le lecteur.
Poussa le  volume à fond, pour que la voix du crooner déglingué surmonte le ronflement du moteur et le fracas de la pluie.
Sortit un sachet d’herbe de la poche de son treillis et entreprit de rouler un joint.
– C’est trop fou, cette histoire d’Espagnol mort… Putain comment il avait la gorge tranchée, le mec… Trop la boucherie !
Il était arrivé sur le quai au moment où les coolies emportaient le corps de mon mystérieux visiteur.
C’était mes instructions : j’avais ordonné qu’on emporte le cadavre assez loin de la marie-Barjo pour que personne, et surtout pas les flics, ne vienne m’emmerder à poser des questions.
Je ne craignais pas les ennuis. Au Cambodge, à cette époque, on achetait l’indulgence de n’importe quel policier avec un billet. Seulement, ces messieurs voulaient sauver les apparences avant de se laisser corrompre, surtout en cas de mort d’homme. Ils m’auraient emmené dans le gourbi qui leur servait de poste pour recueillir mon témoignage. J’aurais perdu quelques heures, voire une journée entière.
Et je ne voulais pas perdre du temps.
On était à la fin de la saison des pluies. Bientôt la sécheresse transformerait fleuves et rivières en maigres ruisseaux. Il serait impossible de naviguer.
Chaque aller et retour me prenait quinze jours à trois semaines. Si je voulais faire un voyage après celui-là, je n’avais pas une seule minute à foutre en l’air.
– Quand ça tue c’est que ça pue, pas vrai, cap’taine cru ? reprit Bozo, avec son parler spécial, rythmé comme du rap.
– Ouais, ça pue.
– Qu’est-ce qu’il te voulait, le mec ?
– Il voulait qu’on l’emmène jusqu’aux Monts Rouges.
– Pourquoi faire ?
– Je ne sais pas. Je n’ai pas demandé. Le type n’a même pas voulu me dire son nom, alors…
– Mauvais sort, l’est tout mort ! A dit non, cap’taine fort…
Il claqua plusieurs fois de la langue et se dandina en mesure sur la musique, tout en tassant environ un kilo de ganja pure dans la feuille de papier à rouler.
– Tu viens pas, tu montes pas, continua-t-il sur le même ton, l’a dit ça, le capitaine comm’ça !… Tu veux que je prenne la barre ?
– Tranquille. Tu ferais mieux de te reposer.
– Bof… y’a tout le temps, maintenant.
Il alluma le joint. Le parfum acre de l’herbe cambodgienne envahit toute la cabine en un instant.
On se mit à fumer en silence un moment, relax.
 
Bozo avait vingt ans.
Vingt ans derrière et plus beaucoup de temps devant.
Il venait d’une cité HLM sinistre de France, dans la banlieue d’une ville dont j’ai oublié le nom.
Dans le registre « conneries en tous genres », il avait coché pas mal de cases : autos-radios pour commencer, puis autos tout court, villas désertes, pharmacies, achat et revente de stupéfiants…
Il s’était fait son premier fix d’héroïne à onze ans, le deuxième trois heures plus tard, et n’avait plus arrêté depuis. La poudre lui avait laissé les bras couvert de cicatrices et le sida dans les veines.
Il avait toujours rêvé de grands voyages. A l’annonce de sa maladie, au lieu de se soigner, il avait choisi de partir à l’aventure et d’en profiter au maximum, pour le temps que ça durerait.
Voilà comment ce gamin qui n’avait jamais vu autre chose que les barres d’immeubles de son bled avait pris l’avion pour le Vietnam, destination choisie au pif.
A Saïgon, on lui avait dit que ça bougeait bien au Cambodge.
A Phnom Penh, il avait entendu parler de moi.
 
Un matin, la copine qui m’hébergeait m’avait annoncé :
– Haig, il y a une sorte de punk qui te demande.
Bozo portait un jean déchiré aux deux genoux, un blouson de cuir perfecto à même son torse nu, blanc et maigre à faire peur. Ses cheveux étaient rasés aux tempes, une crête à l’iroquoise se dressait au-dessus de sa tête.
Ses bras étaient des os couverts de tatouages. Il en avait aussi un dans le cou. Et puis les classiques « love » et « hate » sur les phalanges.
Je lui avais offert un verre. Il s’était présenté :
– Je suis séropositif. Avant de mourir, je veux connaître l’aventure. Je sais tout faire. Je vais t’emmerder jusqu’à ce que tu acceptes de me prendre avec toi.
J’ai rarement eu le cœur de refuser l’aventure à ceux qui venaient me la demander, et jamais quand le candidat avait dans les yeux ce feu particulier.
– Comme ça tu sais tout faire, hein ?
– Euh… Ben… Euh… Presque tout, quoi.
– Tu t’y connais en mécanique ?
– Mécanique ? Je suis champion, Haig. Parole, les moteurs je les nique, pour les pannes c’est la panique !
Je lui avais dit de se tenir prêt à embarquer.
 
A partir de ce moment-là, il s’était montré dur au travail, immensément talentueux en mécanique, électricité et autres bricolages. Et aussi un compagnon de choix, positif, généreux et indépendant.
Je l’aimais beaucoup.
 
(A suivre)

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