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Episode 15: Le moine

Publié par le 19 novembre 2013
Haig : Le secret des Monts Rouges
Episode 15
Le moine
 
Il y avait des siècles que cette pagode était là, perchée sur sa colline au milieu de la jungle, dominant la courbe de la Lon-Stung.
Si ça avait été une église en Europe, on l’aurait sans doute appelée « Notre Dame des Forestiers ». C’était un lieu de prière et de repos, aussi de réunion, d’échange d’information et même de marchandises pour les gens qui vivaient aux alentours.
Plus nombreux qu’on aurait pu le penser, ces gens.
Des collecteurs de petit bois. Des charbonniers qui plantaient leurs fours au milieu des clairières qu’ils avaient eux-mêmes défrichées.
Des bûcherons. Des chasseurs. Des cultivateurs sur brulis…
Vers 1975, les Khmers rouges avaient zigouillé ou déporté ou les deux tous les moines. Incendié le temple et les bâtiments. Sans oublier d’abattre le grand bouddha de pierre qui trônait sur la colline, à l’emplacement de celui qui était en construction – de ciment, celui-là.
La colline était restée déserte jusqu’au moment où, deux ans auparavant, le vieux moine Ritty Samat, dit aussi « Riton », était venu s’y installer en compagnie d’une smala de bonzes plus jeunes. Ils avaient fait rappliquer tous les vieux paumés de la forêt et entrepris de restaurer le site.
Avec un sens des priorités parfois un peu mystérieux.
Ainsi trainaient dans un coin, vaguement abrités par une bâche, dix plaques de chiottes à la turque en céramique bleue, dont la vue avait le don de m’agacer.
C’était moi qui en avais fait cadeau à la communauté. Moi aussi qui les avais apportées jusque-là, avec les sacs de ciment nécessaires à leur installation. Mais voilà, les moines et leurs hôtes préféraient utiliser comme sanitaire un préau immonde, simple toit de palmes au-dessus d’une fosse. Ça leur permettait de récupérer de la « matière » pour les jardins potagers qu’ils avaient plantés…
 
 Kim monta de l’embarcadère et vînt me donner la liste des marchandises pour la pagode ainsi que les factures, plus une cartouche de cigarettes Gauloises sans filtre. Kim redescendit aussitôt veiller au déchargement. Je gagnai la maison du vénérable « Riton », patriarche de la communauté.
Ça ressemblait plus à un entrepôt qu’à une baraque. Mis à part un bureau au fond et une minuscule chambre qui le jouxtait, l’espace était constitué d’une grande pièce unique encombré d’un véritable bric-à-brac : des statues du bouddha, de la vaisselle, des groupes électrogènes, des bottes d’encens, des sacs de riz et de graines, des kilomètres de guirlandes de fanions multicolores pour les cérémonies et une sono complète, avec table de mixage et grandes enceintes, dont Riton se servait pour haranguer ses troupes.
Je le trouvai dans son bureau, éclairé par une lampe à pétrole, assis en tailleur sur une grande table encombrée de registres, de vieux livres et d’une énorme machine à écrire.
– Salut le mataf, m’accueillit-il, on peut dire que tu rappliques en plein bigntz !
C’était un homme chétif absolument chauve, dépourvu de tout poil, y compris de sourcils, perdu dans les draperies de sa tenue couleur safran. Sa voix était étrange, à la fois basse, aussi faible qu’un chuchotement, et pourtant parfaitement audible. Une voix de comploteur, de résistant, d’éternel maquisard, habitué à se faire comprendre d’un buisson à l’autre.
Il tendit les deux minuscules serres qui lui servaient de mains pour s’emparer de la cartouche de Gauloises et entreprit aussitôt d’en ouvrir un paquet.
– Merci mon pote, la goldo, y’a que ça de vrai !
C’étaient des « troupe » que je me procurais à Phnom Penh auprès d’un groupe de démineurs détachés de l’armée française.
Riton se colla une cigarette dans le bec, m’en offrit une et les alluma toutes les deux avec un vieux Zippo.
– Alors, demanda-t-il en soufflant la fumée, t’as rendu visite à mes macchabés ?
– Ouais, c’est pas beau.
Il poussa un râle graillonneux qui pouvait passer pour un rire.
– C’est moche, tu veux dire, mon poteau. C’est moche de moche. Mazette, comment qu’ils sont salement arrangés, les zigues !… Rien que de penser à c’te p’tite loupiotte, tiens, ça me donne envie d’aller au refile !
 
Dans les années 30, Ritty Samat avait suivi de brillantes études universitaires à Paris. Pour subsister, il avait travaillé comme portier « exotique » dans un cabaret du boulevard Rochechouart. Il y avait gagné son surnom, « Riton », et son argot de titi parisien.
Revenu au bercail, il avait refusé les postes dans l’administration coloniale auxquels ses diplômes pouvaient lui donner accès, préférant endosser l’humble robe des bonzes.
Il avait passé toute la période de la guerre civile dans les camps de réfugiés sur la frontière thaïlandaise. Là, ses grandes connaissances et sa maîtrise de plusieurs langues occidentales l’avaient amené à devenir un collaborateur précieux pour les organisations humanitaires. De distributions de vivres en constructions de dispensaires médicaux, il avait acquis une réputation de grande bonté auprès des gens de son peuple.
Deux ans auparavant, dégouté de trop de souffrance, l’âme chargée par trop de souvenirs odieux, il s’était réfugié ici, dans cette pagode alors déserte et en ruines.
A l’abri de ses ennemis, réels ou imaginaires.
A l’abri de lui-même.
A l’abri de son passé.
Comme tant d’autres. Comme Chour, le docteur. Comme le vieux Sam-El, le photographe à moitié fou…
 
– Où s’est passé le massacre ? demandai-je.
– Dans la forêt. Une petite clairière paumée, sur le territoire de la Française.
– Chez de Rancourt…
– Ouais, chez l’aristo…
Rodolphe de Rancourt, un officier à la retraite, rejeton d’une vieille famille coloniale française, avait repris l’exploitation d’un grand domaine abandonné pendant la guerre. Officiellement, ça s’appelait « Compagnie Française d’Exploitation Forestière du Nord Kampuchea », mais on disait couramment « la Française ».
– C’est lui qui m’a fait parvenir les corps, continuait le vieux bonze. Une équipe de ses gardes s’est amené en pirogue. Tu parles d’un corbillard. Pas gênés, les mecs : ils m’ont déposé les maccab’ et ils se sont tirés aussitôt. Pas envie de d’éterniser dans le coinstot, les gusses.
– Pourquoi ?
Riton écrasa sa Gauloise, s’en ralluma une aussi sec, fit claquer son Zippo et se pencha vers moi.
– Ecoute-moi bien, marin d’eau douce : y’a un empaffé qui se promène en forêt. Un méchant. Un vrai. Un qui décanille tout ce qui bouge…
Je haussai les épaules. Mon air sceptique agaça le vénérable. Il roula des yeux et brandit son index devant mon visage.
– J’ai beaucoup d’oreilles, mec. Dans tous les camps forestiers, dans les petits hameaux, dans les petites baraques paumées en forêt. Et je n’aime pas ce qu’elles me rapportent, mes esgourdes.
– Accouche.
– Il y a eu d’autres morts. D’autres tortures.
– Combien ?
– Huit.
– Hmm…
– Huit, Haig. Plus les cinq qu’il y a ici, ça fait treize.
– Qu’est-ce qui se dit d’autre ?
Il tira un moment sur sa clope, puis soupira :
– Que c’est un homme seul qui a fait tout ça…
 
Une vieille femme aux cheveux ras entra, porteuse d’une théière et de deux bols. Elle s’approcha, avec une révérence très basse à chaque pas, nous servit et ressortit avec la même déférence, à reculons, pliée en deux.
– D’accord, Riton, fis-je. Un mec seul. Mais qui, alors ? Un déserteur ? Un Khmer rouge qui a décidé de continuer la guerre ?
Il aspira bruyamment une gorgée de thé et secoua la tête.
– Les gens disent que c’est un étranger, mais un étranger comme ils n’en ont jamais vu. Ils disent que c’est un géant. Et aussi une bête sauvage. Un chasseur. Un tigre. On commence même à dire qu’il n’est pas un humain. Un démon. Un fantôme…
Je fis claquer mon bol sur la table.
– T’as pas fini, non ?… Un tigre… Un fantôme… Le diable, aussi, non ?… Tu ne vas pas me dire que tu marches dans ces histoires !
Il se redressa de toute sa petite taille, l’air sévère d’un professeur devant un cancre qui refuse de comprendre la leçon.
– Ce que disent ces gens, avec leurs paroles maladroites, c’est qu’ils ont peur.
Il se recolla une clope au coin de la bouche.
– Ils ont les foies, mec. Peu importe la nature exacte de ce qui leur met la frousse. Ce qui est vrai, c’est qu’il y a quelqu’un. Et que ce quelqu’un leur fait peur.
Il tendit les deux mains, planta ses griffes dans mes avant-bras et continua :
– Ne néglige pas cette peur, Haig. Mes paroissiens, là, dehors, ce sont les champions du monde de la trouille. Les Zatopek du trouillomètre. Tu ferais la plus grosse des bourdes en les prenant pour des gniards qui se gargarisent aux boniments. Tu piges ?
Je hochai la tête.
Il resta un moment immobile, ses yeux noirs plantés dans les miens, puis il relâcha sa prise.
– Bon, je vois que tu m’as apporté la douloureuse…
Il alluma sa cigarette et attira à lui la pile de factures et se mit à étudier, un œil fermé pour éviter la fumée du tabac brun.
– Voyons un peu ce que tu m’as réservé… Et fais gaffe à pas essayer de m’enfler, mataf. Rappelles-toi que je suis né sur le marché de Battambang…
 
(A suivre)

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