browser icon
You are using an insecure version of your web browser. Please update your browser!
Using an outdated browser makes your computer unsafe. For a safer, faster, more enjoyable user experience, please update your browser today or try a newer browser.

Episode 18: Les forçats

Publié par le 29 novembre 2013
Haig : Le Secret des Monts Rouges
Episode 18
Les forçats
 
On était dans le camp d’une compagnie thaïlandaise. On y avait une cliente régulière, une vieille sorcière édentée, forte comme une mule et rusée comme une belette, qui fumait sans cesse une pipe au fourneau d’argent.
On l’avait surnommée la mère Popeye.
Elle tenait un bar en bord de rivière, une longue cabane sur pilotis, posée sur un lac de détritus.
C’était Kim qui menait les négociations, accroupi sur une caisse de bière, la calculette sur les genoux. J’étais assis pas loin, la Kalachnikov en travers des cuisses.
– Ta cervelle marche dans le mauvais sens, la vieille.
– Dis plutôt que tu es un imbécile et un voleur !
– Je ne sais pas ce qui m’empêche de remballer la marchandise.
– Remballe, c’est trop cher pour moi…

Dehors, c’était calme.
Les travaux de coupe proprement dits se tenaient assez loin du bidonville. En plus, le bar de la mère Popeye s’élevait à l’extrémité de celui-ci, au bout d’une sorte d’allée boueuse plus ou moins droite. Les hurlements des scies mécaniques et les ronflements des tracteurs à l’ouvrage ne nous parvenaient qu’assourdis.
Soudain, un tap-tap déboula, la remorque pleine de types qui beuglaient plus forts les uns que les autres.
Alertés, d’autres types jaillirent des cabanes alentour et coururent entourer le tap-tap.
La mère Popeye avait bondi à la porte.
Elle écouta quelques instants et se retourna vers nous.
– Il y a un mort ! s’écria-t-elle.
Et aussitôt, toutes négociations oubliées, elle partit rejoindre la petite foule, trottinant dans la boue de ses larges pieds nus.
On échangea un regard, Kim et moi, puis on la suivit.
Les hommes avaient fait cercle autour du cadavre d’un petit type maigre à la peau claire de Chinois. Il avait le torse troué de balles. Son treillis militaire était détrempé de sang.
A côté de lui, deux hommes excités parlaient sans s’arrêter.
C’étaient les collègues du mort.
Ils travaillaient à élaguer un gros koaka quand ils avaient entendu une rafale de coups de feu. Ils avaient abandonné leur tâche et couru à l’endroit de la fusillade pour y trouver leur copain en train d’agoniser.
Le ou les assassins avaient été plus rapides qu’eux. Ils avaient déjà disparu, sans oublier d’emporter la tronçonneuse du mort.
Des exclamations de dépit et de désapprobation montaient du groupe d’hommes.
La mort, c’était un détail. On crevait tous les jours dans ces chantiers d’enfer. Mais la perte d’une tronçonneuse, ça alors, oui, c’était un vrai drame !
 
On repartit vers le bar avec la mère Popeye.
Elle arborait un grand sourire qui découvrait ses gencives nues, serrées sur le tuyau de bambou de sa pipe.
– C’est bon ! se réjouit-elle.
– Qu’est-ce qui est bon ? demanda Kim.
– Hi, hi !… Les hommes sont en colère. Ce soir, ils vont discuter beaucoup. Ça veut dire qu’ils vont beaucoup boire.
Elle posa sa main brune sur l’avant-bras de Kim et lui adressa un clin d’œil canaille.
– Tu as de la chance. Je vais te prendre deux caisses de whisky en plus, hi, hi !…
 
Le lendemain, alors qu’on livrait du matériel à côté de la « Archipelago », une compagnie indonésienne, la pluie qui nous avait épargnés pendant plusieurs jours s’abattit soudain, brutale, avec un puissant chuintement qui paraissait recouvrir toute la forêt.
Les déchargements devinrent des calvaires.
Les berges en pente devinrent des patinoires sur lesquelles on pataugeait, embourbés jusqu’à la taille, noyés dans un brouillard d’eau, cernés par les ordures, sacs poubelles, bouteilles et bidons de plastique que les gars jetaient n’importe où.
Aurait-on disposé d’un tracteur ou même d’un de ces petits tap-taps qui vrombissaient au loin dans la grisaille liquide que ça n’aurait rien changé. Aucun véhicule n’aurait pu manœuvrer sur ces pentes de gadoue.
Alors on se battait, mètre à mètre.
On attelait les moteurs, les groupes électrogènes, les caisses à des chaînes et on tirait comme des bêtes de somme.
Quand on avait un peu de chance, on pouvait embaucher des types sur place, en rupture d’embauche, désœuvrés, prêts à s’échiner pour un petit billet.
Les fois ne se comptaient plus où la charge nous échappait, glissait, entraînée par son poids et dévalait en un instant les quelques mètres durement gagnés.
Il y avait des gnons. Des ongles qui sautaient. Des articulations qui se tordaient. De la peau qui s’ouvrait.
 
On était en train de se coltiner un groupe électrogène de 300 kilos, sur l’embarcadère d’une compagnie taïwanaise quand un long rugissement de moteur avait retenti plus haut, dans le champ de coupe. Levant les yeux, je distinguai au loin, flou derrière le rideau de pluie, un attelage fait d’un tracteur jaune et d’une énorme grume glisser dans la boue, visiblement hors de contrôle.
Puis un choc. Sourd, le bruit. Mais puissant. Qui cognait l’estomac. Qui sonnait comme du drame.
Il y eut une grande clameur de désolation, aussitôt suivie par une rafale de fusil-mitrailleur.
– No good ! C’est pas bon ! beugla Bang.
 
On monta.
C’était un accident. Terrible. Imbécile.
Une équipe d’élagueurs étaient au travail sur un tronc dans le fond d’une espèce de tranchée. Le chauffeur du tracteur jaune ne les avait pas vus à temps. Il avait déboulé sur eux à pleine vitesse et glissé. La grume qu’il traînait s’était échappée sur le côté, immensément lourde, et tout l’attelage était devenu fou.
Quatre des élagueurs étaient morts sur le coup, fauchés par l’énorme pièce de bois. Les tripes de l’un d’eux formaient un cercle jaune qui se dissolvait rapidement sous la pluie battante.
Un cinquième type était resté coincé sous la grume.
Seuls dépassaient sa tête et ses épaules. On ne voulait pas imaginer l’état du reste de son corps. Du sang ruisselait de sa bouche et de ses narines.
Des gardes de la compagnie, armés, étaient accourus. Ils dispersaient en les houspillant les travailleurs qui s’étaient assemblés autour du lieu du drame.
Autour, ni les ronflements des moteurs, ni les chants des scies et des tronçonneuses n’avait faibli un seul instant.
Le tracteur jaune était plié en deux. Son chauffeur, paniqué par le résultat de son erreur, s’était enfui en courant. C’était sur lui qu’un des gardes avait tiré.
On n’aimait pas les types qui abimaient le matériel, chez les Taïwanais.
 
Kim remonta de la Marie-Barjo avec des fioles d’anesthésique et une seringue. Il voulut s’approcher du blessé, histoire d’alléger ses derniers instants, mais l’un des gardes, un petit Chinois costaud, lui planta le canon de son fusil dans la poitrine.
– Stop !
– Je veux juste lui donner des médicaments, insista Kim en anglais.
L’autre brute secoua la tête :
– Tu n’es pas de la compagnie, donc tu dois partir d’ici.
Kim lui tendit fioles et seringue.
– Tiens, pique-le toi-même.
Le garde recula, le visage fermé, l’air encore plus abruti que précédemment, si c’était possible.
– Je ne veux rien. Je n’ai pas d’argent pour payer !
Avec un soupir excédé, Kim posa le tout sur le sol, aux pieds du garde.
– C’est cadeau, imbécile. Gratuit !
 
Deux jours plus tard, alors qu’on venait d’aborder à la Royal Thaï Rare Wood Company, une dizaine de types accourut.
Des bucherons de base.
Des forçats de la hache et de la machette, vêtus de vieilles hardes militaires, kramas trempés noués sur la tête.
Le plus vieux, leur leader, expliqua à Kim en se frottant l’estomac avec forces grimaces, qu’ils voulaient des médicaments contre le mal de ventre.
Je les regardai plus attentivement.
Ils étaient malades, pas de doute.
Trois d’entre eux tenaient à peine debout. Ils avaient déjà des têtes de cadavres. Le teint gris. Les lèvres bleues. Des yeux vides de chiens désespérés.
Une forte odeur de merde montait du petit groupe.
– Il y en a d’autres dans cet état ? demandai-je au vieux.
– Oui, c’est plein beaucoup nombreux… Les autres c’est couché allongé par terre. Pas pouvoir marcher venir.
– Vous avez la diarrhée ?
– Oui, nous c’est chier beaucoup plein de fois…
Il désigna les plus mal en point.
– Lui, lui et lui, c’est déjà chier du sang.
 
Qu’est-ce que je pouvais y faire ? Les compagnies ne voulaient pas dépenser quelques billets de leurs énormes bénéfices pour rémunérer un toubib à demeure…
La mort dans l’âme, je donnai au vieux quelques boites d’antibiotiques qui me restaient, plus des tubes d’aspirine dérisoires.
– Tiens. Et surtout, si vous prenez les antibiotiques, ne buvez pas d’alcool, sinon ça va être pire…
 
(A suivre) 

Laisser un commentaire