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Episode 16: La Française des bois

Publié par le 22 novembre 2013
Haig : Le Secret des Monts Rouges
Episode 16
La Française des bois
 
Je m’éveillai dans un vrai lit. Entre des draps.
Frais, les draps. Blancs.
Sous mon dos, un vrai matelas. Qui valait son prix. Je le savais : c’était la Marie-Barjo qui l’avait livré, lors d’un voyage précédent, à la « Compagnie Française d’Exploitation Forestière du Nord Kampuchea », dite plus couramment « La Française ».
 
Dehors, l’aube se levait à peine. Fraîche. Silencieuse.
La tentation était grande de paresser au pieu.
– Ouais, fis-je tout haut, la tentation est grande de tout laisser tomber, tu ne crois pas ?
 
La maison était vaste, haute de deux étages, neuve, construite entièrement en bois.
Rustique mais solide. Bien faite.
Je descendis. Dans la cuisine, au rez-de-chaussée, une chiourme de femmes silencieuses s’affairait déjà, dans des vapeurs grasses de soupe.
Je me fis servir un pot de café et gagnai la terrasse qui courait tout au long de la façade.
A environ 200 mètres s’élevaient les trois hangars de la compagnie, rigoureusement identiques. Une allée rectiligne de gravier blanc filait vers la rivière et un embarcadère de bois massif auquel étaient amarrées les pirogues de la Françaiseet, les dominant de sa masse ventrue, la Marie-Barjo.
Café.
Cigare.
– Quel bordel… soupirai-je.
La veille, Rodolphe de Rancourt, l’ancien capitaine de l’armée française, chef de cette exploitation, m’avait emmené visiter la clairière paumée où avaient été découverts les cadavres des petits collecteurs de bois.
Une gorgée de café.
Une bouffée de cigare.
Dans ma tête, un manège de pensées négatives.
Depuis le début de ce voyage, avant même mon départ de Phnom Penh, une espèce d’assassin cinglé me précédait, semant des morts.
Un, le vieil Espagnol terrorisé à qui j’avais refusé l’aide qu’il me demandait. Egorgé sur le quai, à quelques pas de ma péniche.
Deux, le gros Dy-Sety, un copain du village qu’on avait surnommé le « hameau des cloches ». Retrouvé mort dans la forêt. Décapité.
Trois, cette famille tuée dans la clairière. D’autres dont m’avait parlé mon pote le vieux moine. Treize en tout, m’avait-il dit…
Il n’y avait plus de doute à avoir : un sale type se promenait dans le secteur. Un tueur qui faisait peur à tout le monde. Même à Chour, le toubib de Sato-Do, un des types les plus courageux et rationnels que je connaissais dans le coin.
Qui c’était, ce bon dieu de bonhomme ?
« Un étranger, mais différent » m’avait décrit Bang, mon homme d’équipage.
Le vieux Ritty Samat, le moine, m’avait parlé d’un « esprit étranger », d’une sorte de « fantôme ».
Différent.
Alors quoi ?
Un arabe ?… Ça faisait des siècles que des commerçants du golfe sillonnaient le continent asiatique. Les gens savaient les reconnaître.
Un Africain? Un homme à la peau sombre ?
Trente ans plus tôt, ça aurait une hypothèse valable. Mais depuis, il y avait eu la guerre américaine au Vietnam et ici même, au Cambodge. Il y avait tant de noirs dans les troupes américaines que certains anciens combattants s’en souvenaient mieux que des blancs.
Le vrai Rambo avait été un pauvre nègre. Par ici, on savait décrire un afro-américain si on en croisait un.
Café. Cigare.
Puis il y avait cette Marisol que j’avais admis à mon bord et qui me mentait. Au moins sur certains points.
Et encore, il ne fallait pas oublier ces deux Français qui, d’après Chour, me précédaient de quelques jours.
Ça faisait des mois qu’avec Bozo on était les seuls Européens à traîner sur cette rivière, et voilà que ça rappliquait de partout. Je me faisais l’effet d’un prospecteur qui exploitait tranquillement son filon et voyait soudain débouler une colonne de types, pioche à l’épaule, guidant des mulets chargés de matériel.
 
Le ciel s’était éclairci. Jour gris. Du levant se dégageait une presque lumière. Une intention de soleil qui suffisait à faire luire la surface de la rivière.
Des hommes s’étaient regroupés devant les hangars. Des contremaîtres en uniforme militaire ouvraient les portails et distribuaient des outils. Haches.Machettes. Scies…
On ne rigolait pas avec le travail, à la Française des bois.
 
Je revins à l’intérieur. Rodolphe et Marisol étaient attablés devant un petit déjeuner de planteur : café, thé, œufs et fruits en quantité.
Marisol gardait les yeux baissés. Muette. Absente.
De Rancourt, en treillis vert impeccable, rasé de près, me serra vigoureusement la main par-dessus la table et m’invita du geste à me servir.
Poli, sans plus. L’hospitalité militaire, mais pas de rab.
De Rancourt était un type dur, à la mentalité aussi rigide que sa colonne vertébrale, hautain, pas très sympathique mais valable.
Sa famille avait prospéré dans le pays aux temps de l’Indochine française. Ses aïeux avaient participé à la fondation de la toute première «Compagnie Française d’Exploitation Forestière du Nord Kampuchea », ce qui avait permis à Rodolphe de récupérer la concession de la main même du roi Sihanouk, deux ans plus tôt.
Avec sa troupe de briscards, dont plusieurs soldats ayant servi sous ses ordres, il avait remis en exploitation cet immense territoire laissé à l’abandon pendant vingt cinq ans.
Pour faire surgir du chaos un tel domaine, il avait fallu beaucoup d’énergie, d’entêtement et de courage. Je le respectais pour ça. Et il le savait.
Ça ne l’empêchait de se montrer un peu distant avec moi. En défenseur avoué des valeurs occidentales, code d’honneur, hiérarchie, convenances, nation et tout le bazar, il était profondément choqué par ma liberté de paroles, de mœurs et d’action.
Mon je-m’en-foutisme. Il devait l’appeler comme ça.
D’un autre côté, en homme d’action, il ne pouvait que reconnaître les difficultés et dangers d’une entreprise comme la mienne, et avaliser ma réussite.
En plus, j’étais le seul type dans tout le pays à pouvoir lui livrer ses outils, son matériel, ses meubles, jusqu’à la nappe blanche sur laquelle s’étalait notre breakfast.
Même si ça ne lui faisait pas vraiment plaisir, il était bien obligé, à mon sujet, de mettre un peu d’eau dans ses valeurs.
 
Si Bozo, qui ne pouvait pas le voir en peinture, avait dormi dans le bateau, Kim avait profité du confort d’une des chambres.
Il descendit, les cheveux mouillés.
– Ah, voilà notre khmer vert,  s’exclama de Rancourt.
C’était sa plaisanterie habituelle.
Kim daigna sourire et s’installa. Aussitôt, Rodolphe et lui se lancèrent dans une discussion sur leur sujet de prédilection commun : les arbres.
Quelles espèces. Comment les faire pousser. Dans quels sols. Pendant combien de temps…
Kim considérait notre hôte comme un exploitant raisonnable, respectant la forêt, au contraire des compagnies qu’on allait trouver plus en amont, qui rasaient systématiquement toutes les zones qu’ils occupaient.
Si le capitaine reconnaissait un certain savoir à mon petit pote, il le tenait néanmoins rigoureusement à distance. Ainsi, quand Kim s’était assis à côté de lui, avait-il insensiblement écarté sa chaise. A ses yeux d’aristocrate colonial, Kim, en dépit de son savoir en sylviculture, restait un indigène. Un coolie monté en graine. Tout au plus le considérait-il comme un exemple réussi de la mission civilisatrice de la France en Indochine.
 
Nous partîmes bientôt.
Devant les entrepôts, les coolies s’entassaient dans les hayons des pick-ups et à l’arrière des « tap-taps », des petits véhicules de forêt aux allures de motoculteurs, attelés à des longues remorques de bois.
A bord de la Marie, je trouvai Bozo dans la timonerie.
Tout fier, il donna un grand coup de poing sur le bouton orange du démarreur électrique. Sous nos pieds, le moteur toussa et se mit à ronronner.
– J’l’ai réparé, fit Bozo, triomphant. On est parés de chez parés, cap’taine barré !
– Superbe. T’as qu’à prendre la barre pour ce matin.
– Comme tu veux, cap’taine de mes deux !
 
Il monta les gaz.
Sur le pont, Kim et Bang pesèrent sur leurs perches. La Marie-Barjo s’éloigna de l’embarcadère.
Rodolphe de Rancourt s’y trouvait, droit, net, sanglé dans son treillis.
– Que Dieu vous accompagne, me cria-t-il, et surtout prenez garde à vous !
J’attrapai le shotgun dans la timonerie et le brandis au ciel.
– T’en fais pas, on est des civils, mais on sait tirer !
De Rancourt se fendit d’un genre de sourire, puis nous adressa un salut militaire.
Il ne pouvait pas s’en empêcher !
 
(A suivre)

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