Haig : Le Secret des Monts Rouges
Episode 19
MALT City
J’ai écrit que tous les camps forestiers de la Lon-Stung se ressemblaient.
Mea culpa.
La base de la « Malaysian Timber », dite couramment la MALT était différente.
Rien au monde n’était semblable au camp de la MALT.
A cet endroit, la rivière se lançait dans une ample courbe. Lorsqu’on la dépassait, on débouchait sur un grand lac couché au pied de deux collines jumelles. Face à la berge s’étendait un chapelet d’îlots, archipel délicat dessiné par le plus artiste des dieux.
Le lieu avait sans doute été magnifique du début de l’ère quaternaire jusqu’à… disons un an auparavant.
Quand tout cela, collines, rivages et îlots étaient recouverts de forêt.
Il n’y en avait plus, de forêt.
Ce qui restait, c’était de la boue. Deux collines de boue qui surplombaient une nappe de boue parsemée d’îles de boue.
Des centaines de grumes étaient empilées sur la berge.
Partout où on portait le regard, des troupeaux d’hommes et des cohortes d’engins s’activaient. Sur les pentes des collines, striées de chemins et de passerelles. Autour des ateliers et entrepôts. Aux alentours des tas de grumes, où des nuées de pirogues organisaient les trains de bois.
Le fracas des moteurs et des scies était continu, parfois combattu par des bribes de musique disco aux basses tonnantes qui montaient du taudis de MALT City.
MALT City !
C’était Kim qui avait trouvé ce nom. Lequel Kim avait failli y crever sous les coups des gardes.
Si La « Malaysian Timber » était la plus puissante compagnie d’exploitation forestière sur le cours de la Lon-Stung, le bidonville qui abritait ses bagnards était de loin le plus énorme.
C’était un gigantesque amas de bicoques qui s’étendait sur toute la berge. Le bidonville lançait des tentacules à l’assaut des collines, le long de chemins tortueux et impraticables. Il débordait sur les îlots, en cabanes juchées sur un inextricable réseau de planches, formant un véritable village lacustre sillonné par des ponts de cordes et cerné par des monceaux d’ordures.
Cet enfer de tôles et de plastique se divisait en deux quartiers distincts. Sur la berge et les long des pentes, les gourbis des travailleurs. Sur les îles et les passerelles qui les reliaient entre elles, les bordels.
Parce que MALT City, avec ses centaines de filles publiques venues de toute l’Asie, c’était aussi le plus gros boxon à bûcherons de la rivière.
Pour moi, MALT City, ça se prononçait aussi « mon plus gros client ».
Entre le début du voyage, à la « Française des Bois » tenue par le capitaine de Rancourt, et ici, j’avais vendu entre un gros tiers et la moitié de ma cargaison. Une grande partie de mon bordel de ferraille et de bouteilles s’était transformée en liasses de billets, beaucoup moins encombrantes – même si toutes les poches de mon treillis n’auraient pas suffi à les contenir.
Entre le début du voyage, à la « Française des Bois » tenue par le capitaine de Rancourt, et ici, j’avais vendu entre un gros tiers et la moitié de ma cargaison. Une grande partie de mon bordel de ferraille et de bouteilles s’était transformée en liasses de billets, beaucoup moins encombrantes – même si toutes les poches de mon treillis n’auraient pas suffi à les contenir.
Pratiquement tout ce qui restait dans la cale de la Marie-Barjo allait rester à MALT City. Il ne me resterait plus que deux ou trois bricoles pour Poun, un copain, un fou qui bâtissait un hôtel au pied des Monts Rouges, dernière étape du périple.
A bord, l’ambiance était à la grogne.
Jamais, depuis le début de l’aventure, on n’avait assisté à autant d’accident. Jamais on n’avait tant senti la mort rodailler autour de nous.
Marisol ne quittait plus guère la cabine que je lui avais assignée, tuant le temps en lisant des gros bouquins policiers en anglais et en espagnol.
Les autres, Bozo, Kim et Bang, étaient épuisés. Je ne les tenais plus que par les coups de gueule et les doubles rations d’alcool.
Quand l’inquiétude et la fatigue minent un groupe, si vous êtes celui qui donne les ordres, les autres, même si ce sont de vrais copains, finissent par vous regarder de travers.
J’avais deux bons contacts dans le bled. L’un, surnommé Santiag, dont j’ignorais le vrai nom, était le tenancier du plus gros bordel du bidonville. L’autre, à mes yeux encore plus précieux, était un ancien officier Khmer rouge devenu propriétaire d’un atelier de mécanique. Il s’appelait Sopak.
Son commerce occupait un long entrepôt au toit de tôles avec un côté complètement ouvert sur la rivière. Le plancher, recouvert d’encore plus de ferrailles et de tas de pièces mécaniques que mon bateau, s’étendait au-dessus de l’eau – plus exactement une flaque de mazout – perché sur des pilotis, formant une sorte d’embarcadère.
C’était là que j’amarrais la Marie-Barjo.
Le coin idéal. A la fois au cœur du campement et à bonne distance des bars de Malt City, dont les sonos commençaient à beugler dès la fin de la matinée.
Sopak travaillait en famille. Ses nombreux fils et une smala d’ouvriers turbinaient dans l’atelier de bien avant l’aube à tard dans la nuit. Son épouse, une grosse femme revêche et ses filles restaient enfermées à la cambuse, concoctant de quoi nourrir toute l’équipe.
C’était un petit type d’une cinquantaine d’année.
Trapu. Epaules très larges. Jambes en rond. Cheveux poivre et sel coupés ras.
Manières brutales. Bourru. Le coup de gueule facile.
Finalement, il avait bien l’air de ce qu’il était. Un ancien militaire de carrière reconverti dans le business.
Il y en avait une tripotée, des types comme lui, parmi les anciens Khmers rouges.
Quand les premiers observateurs des Nations-Unies s’étaient aventurés, les sphincters bien serrés, dans les zones de guérilla, ils avaient été surpris de trouver, au lieu des monstres buveurs de sang qu’ils imaginaient, des bonhommes occupés à survivre, devenus forestiers, agriculteurs ou artisans.
Il restait bien sûr des irréductibles, idéologues de base, guerriers pathologiques et abrutis trop stupides pour faire autre chose que la guerre, mais la plupart étaient des gars qui avaient enterré depuis longtemps les fièvres de leur jeunesse.
Ils se consacraient à d’autres causes : faire pousser de la marmaille et assez de riz pour la nourrir.
Un jour, Kim avait voulu jouer son malin. Il avait branché Sopak sur son adhésion à la révolution prolétarienne et s’était vite fait couper le sifflet.
– Nous, on a été placés devant des choix. On a choisi. On a assumé toutes les conséquences. Toi, tu as grandi chez des bourgeois sans avoir faim un seul jour de ta vie. Alors, en ma présence, s’il te plait, tu ne parles pas de morale.
Depuis, Kim la ramenait nettement moins.
Sopak me prenait toujours le stock entier.
Sans barguigner.
En commerçant avisé, il avait vite compris à quel point ça m’emmerdait de marchander des heures sur le prix d’un carton plein de vieux engrenages ou celui de trois vilebrequins rouillés.
Moyennant quoi, en plus d’être le mécano le plus prospère de MALT City, il était aussi devenu le principal revendeur de pièces détachées.
On scella un accord rapidement, comme d’habitude.
Il nous entraîna, Kim et moi, dans le cagibi qui lui servait de bureau. Là, il ouvrit son coffre-fort – une vieille chose de fabrication russe que lui avait apportée, sur commande spéciale, un certain Haig. Il en sortit des piles de billets qu’il confia à Kim. Celui-ci se plongea dans les comptes, tandis qu’au dehors, à la Marie-Barjo, plusieurs des fils de Sopak, aidés de Bang et Bozo, commençaient à décharger.
Sopak m’offrit un verre de thé rouge qu’il puisait dans un grand thermos chinois.
– Il y a eu beaucoup de morts, dis-je.
– Il y a toujours beaucoup de morts. On est dans une ère de profits. L’homme se rue sur l’homme pour le voler.
– Je parle de morts cruelles… Bizarres…
– Et alors ?
– Je me demandais si tu n’aurais pas entendu parler de certains anciens camarades à toi qui seraient repartis sur le sentier de la guerre.
Il absorba bruyamment une gorgée et me toisa de ses yeux noirs, redoutablement intelligents.
– La révolution n’est pas la barbarie. Tu es un capitaliste. Fais ton travail de capitaliste et ne te mêle pas de politique.
Je ne me démontai pas.
Quand un type qui sort de son coffre des liasses de billets hautes comme des cartons à chaussures vous traite de salaud de capitaliste, il ne faut pas se formaliser.
– Tu ne sais rien d’un homme qui s’amuserait à torturer et tuer des gens ?
De nouveau, il me toisa de son regard noir. Puis il regarda ailleurs, pesant le pour et le contre, but une nouvelle gorgée de thé et planta de nouveau ses yeux dans les miens.
– Je ne m’occupe pas de rumeurs, Haig.
Je haussai les épaules.
– Je te demandais ça comme ça, en copain…
(A suivre)