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Episode 10: Jaraï

Publié par le 1 novembre 2013
Haig : Le secret des Monts Rouges
Episode 10
Jaraï
 
 
Une fois engloutie la gamelle, alors qu’autour de la table s’entendaient soupirs de satisfaction et rôts discrets, Marisol me demanda :
– Alors, je suis embauchée pour faire la cuisinière ?
Chour, le toubib, qui essuyait soigneusement ses lèvres maculées de sauce tomate, lui posa la main sur le bras.
– Si Haig refuse, je vous en prie, restez à Sato-Do. Je vous engage. Vous tiendrez la cantine de mon hôpital…
Il fallait reconnaître qu’elle avait du talent. Ses spaghettis étaient une merveille, surtout si l’on considérait qu’ils avaient été confectionnés avec des boites de thon, quelques miettes de poisson séché et des fonds de vieux pots d’épices.
Je grognai :
– T’es pas obligée. T’as payé ton passage.
Elle haussa gracieusement les épaules.
– Il faudra bien que je m’occupe…
– Bon… C’est d’accord.
Bozo frappa des deux poings sur la table en exultant :
– Sage décision, cap’taine Bouffon !
 
Je raccompagnai Chour.
Le suivis pendant sa tournée d’après-midi parmi les malades.
Ils s’entassaient à quatre ou cinq dans les petites chambres grossièrement peintes en bleu (peinture livrée par mes soins). En plus des malades eux-mêmes, il y avait leur famille, des femmes, des enfants, des vieux, qui campaient autour du lit de fer, sur des nattes de paille encombrées d’ustensiles de cuisine.
Maigreurs extrêmes.
Teints livides, jaune vieil ivoire.
Lèvres bleues tendues à se déchirer sur les dents jaunes.
Sourires épuisés, regards de chiens agonisants…
L’éternel tableau de la misère en souffrance. Le même sous toutes les latitudes abandonnées à leur sort.
 
Pour finir, le docteur m’invita dans son pavillon où il me remit une liste des médicaments qui lui seraient utiles, en prévision de mon prochain passage.
– Je ferais au mieux, Toubib.
– Je sais.
Il nous versa un scotch à chacun.
– Tu as pris une passagère, alors ?
– T’as vu.
– Tu dis toujours que tu ne veux personne à bord…
– Faut croire qu’elle a été persuasive.
Il réfléchit un moment puis reprit :
– C’est marrant, deux autres types sont passés au village, il y a une dizaine de jours. Des Français. Eux aussi ils voulaient aller dans les Monts Rouges.
– Encore !… Ça devient la mode, ma parole !
Il rigola doucement :
– Oui. Je me demande si je ne vais pas laisser tomber la médecine et ouvrir un hôtel…
 
En fin d’après-midi, Marisol, Kim et Bozo revinrent du village chargé de vivres frais : fruits, légumes, œufs, ce genre de trucs. Ils se mirent à faire la bouffe avec enthousiasme, copains comme cochons, riant et en racontant des conneries.
Voilà que je devenais capitaine de croisière gastronomique…
 
Je rendis visite à Bang, dans la cagna qu’il s’était aménagé à l’avant du bateau, au fond d’un réduit qui renfermait naguère le moteur d’un treuil aujourd’hui disparu.
– Tu m’offres un café, Bang ?
Il hocha sa grosse tête et commença à s’affairer, son épais torse sombre éclairé de reflets roux par les charbons ardents de son brasero.
Bang n’était pas un Khmer, mais un Moï Jaraï, membre d’une tribu des jungles du nord, dans une zone où la frontière entre le Vietnam et le Cambodge, en plein forêt dense, n’existait que sur les cartes.
Il avait servi des années comme éclaireur pour un régiment de rangers de l’armée américaine et il parlait l’anglais bien mieux que le français. Et avec l’accent de l’Arkansas, en plus !
Je n’ai jamais rien su de plus sur son passé. C’était un être infiniment solitaire, secret, rétif aux contacts avec les autres. En dehors de son boulot à bord, il ne sortait pratiquement pas de sa caverne de tôles, où le seul élément de confort était un gigantesque hamac de toile.
– Haig s’asseoir, m’invita-t-il.
Je m’installai sur le hamac. Un remue ménage se déclencha à mes pieds. La vieille boule de poils jaunes qui servait de chien et d’unique compagnon à Bang, dérangé dans son sommeil, grogna sa réprobation, tourna sur lui-même et se recoucha avec un soupir de vieillard.
– Ho, ho, rigola Bang, pas faire attention, lui chien c’est vieux. Very old dog.
Il me tendit une demi-noix de coco emplie d’un liquide brun noir aux senteurs de nectar.
Nous bûmes.
Bang faisait le meilleur caoua de toute la région. Il avait sa réserve particulière, une poudre onctueuse qui fleurait le caramel. Il le filtrait dans un broc de terre cuite, suivant un dosage bien à lui : beaucoup de marc et un peu d’eau bouillante versée goutte à goutte. Le résultat était délectable, juste un peu plus fade que la poudre à fusil.
– Tu as vu deux hommes passer à Sato-Do ? lui demandai-je.
Bang n’était pas seulement un colosse apte à tous les travaux de force de la navigation. C’était aussi un type connu de tout le petit peuple du fleuve, pêcheurs, mariniers et gens des ports.
Tout ce qui pouvait se passer sur les berges de ce coin du monde, il le savait.
– Oui. Deux hommes. Rester trois jours. Three days.
– T’en penses quoi ?
– No good. Pas bon.
– Pourquoi ?
Il ricana, ce qui produisit un son à peu près similaire à celui d’un chargement de cailloux roulant dans une bétonneuse.
– Pas bon parce que boire beaucoup tous les deux. Baiser beaucoup les filles. Parler pas bon à tout le monde. Crier beaucoup, parler sale, chercher merde. Too much.
– Et après ?
– Eux partis. Eux moyen donner argent à pirogue et partis.
– Il y a combien de temps.
– Five days. Cinq jours.
– Deux types, hein…
– Yeah.
– Hmm…
 
Mon pote le docteur ne s’était pas trompé. Il y avait bien foule de candidats à la remonte de la Lon-Stung. Décidément, plus les jours passaient, plus ce voyage sentait mauvais. Trop de choses inhabituelles. Trop de gens nouveaux.
C’est facile, après coup, des années plus tard, bien peinard au clavier de la machine à écrire, de dire qu’on avait compris avant tout le monde.
En l’occurrence, c’est vrai. A ce moment-là, assis dans le réduit obscur de Bang, un bol de sa mélasse de café à la main, avec les éclats de rires des autres loustics qui parvenaient de la cambuse, j’ai su avec quasi certitude qu’on était partis pour les emmerdes.
Vous me direz : pourquoi ne pas tout arrêter, alors ?
Je vous répondrai : je n’ai jamais su comment passer la marche arrière. Ça peut paraître cinglé mais c’est comme ça.
 
Je repris :
– T’as vu un type très grand avec des cheveux très longs ?
– Pas vu, mais gens parler à moi. A very tall guy…
Il leva le bras haut au-dessus de sa tête.
– Très grand très fort. A Sato-Do, tout le monde peur de lui parce que très grand.
Il rigola :
– I wasn’t afraid, myself. Moi, pas peur. Moi jamais peur.
– Qu’est-ce qu’il a fait, l’homme grand ?
– Aller marché. Acheter beaucoup. Donner beaucoup dollars mais marchands quand même peur. Every body afraid !
– Et après ?
– Gone. Lui parti.
– En pirogue ?
– Non.
– Comment ?
– I don’t know. Lui aller marché. Sortir marché. Et lui parti.
 
Le dîner, un riz à la sauce de poisson, fut délectable, je suis bien obligé de le reconnaître.
La dernière bouchée avalée, j’envoyai tout le monde au pieu.
– Demain, on appareille, les gars !
 
A mon réveil, à l’aube, la pluie s’était de nouveau déchaînée, battante, assourdissante sur la tôle du toit.
Le bateau oscillait doucement sous mes pieds, signe que le fleuve avait de nouveau grossi.
Mauvaise nouvelle.
Dans le carré, tandis que Marisol servait le café, j’ouvris la cantine où je tenais sous clé les armes et fis la distribution. Un AK 47 et une paire de grenades pour chacun des gars. Pour moi un fusil mitrailleur Skorpio, un petit bijou et un shotgun à canon scié qui resterait en permanence dans la timonerie.
Marisol observait ce déploiement de métal qui tue, les yeux un peu effarés.
Bozo leva sa Kalachnikov sous son nez, engagea un chargeur et actionna la culasse en rigolant :
– Bienvenue à bord, madame Trésor !
 
(A suivre)

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