Haig : Le secret des Monts Rouges
Episode 26
Les Français
C’était la dernière escale.
Le bout du voyage : au pied du triple tronc de cône touffu des Monts Rouges, le cercle presque parfait d’un lac d’eau sombre, le plus souvent paisible et lisse comme un fond de cratère.
Au nord, accolés aux premières pentes, on distinguait encore les murs de ciment recouverts par la végétation de deux anciens bâtiments. C’étaient les restes, avec le rond crevé d’une piste d’atterrissage d’hélicoptère, d’une ancienne base de l’armée américaine.
Non loin de ces ruines s’éparpillait une vingtaine de paillotes, hameau d’un petit peuple de pêcheurs et chasseurs primitifs dont les pirogues étaient tirées au sec d’une bande d’argile.
Enfin, à l’ouest s’élevait l’hôtel de Poun le Chinois. En face, il y avait un débarcadère auquel étaient amarrés quelques sampans. Des colporteurs comme nous, des vagabonds de la rivière et, certainement, le canot qui avait emmené jusqu’ici les deux Français dont on m’avait parlé plusieurs fois.
C’est là, salués par des marmots et des femmes qui lavaient du linge, qu’on arrima la Marie-Barjo.
Fourbue, la péniche. Les hublots crevés. La coque mouchetée d’impacts de balles.
L’hôtel de Poun se présentait comme une longue maison de bois entourée d’un balcon continu, fine, à l’élégance de pagode. A son flanc vrombissait un énorme générateur – livré par moi. Au sommet de son lourd toit de chaume s’arrondissait la grande assiette blanche d’une parabole de télévision – livraison Haig. A l’arrière s’élevait un pylône surmonté de la réserve d’eau traitée, une grande cuve d’aluminium – de la maison Marie-Barjo.
La salle de bar occupait le rez-de-chaussée.
Moderne, la salle. Du plastique. Des tables de formica. Des chaises pliantes en alu. Pour la plupart livrés par moi.
Sur le grand écran de télé au-dessus du comptoir – merci Haig – défilaient les images d’un film de kung-fu.
On se serait cru au centre d’une ville plutôt que dans un coin perdu de la forêt.
Poun me salua d’une main, l’autre étant occupée par une sorte de saucisse crue de chair rouge cerise à moitié dévorée.
– Nanga def, Haig (Ça va, Haig) ?
– Firek. Naka affer (Je suis là, comment vont les affaires) ?
– Mingi dox (Ça va) !
C’était du Wolof. Les phrases de salutations traditionnelles en cours au Sénégal et dans une bonne partie de l’Afrique de l’ouest.
J’y avais souvent traîné mes savates et Poun y avait tenu des supermarchés pendant plusieurs années.
Il s’approcha de son pas maladroit d’obèse. C’était un petit homme rond comme une barrique, à la chair très blanche, molle, dont les bourrelets s’agitaient indéfiniment au moindre de ses gestes. Avec son cheveu rare et fin et sa petite bouche très rouge, le plus souvent luisante de graisse, il faisait immanquablement penser à un nourrisson géant.
De mémoire d’homme, on ne l’avait jamais vu autrement qu’avec de la bouffe en main ou dans la bouche, quelque fût l’heure de la journée.
– Miam, gnam… Tu as eu des ennuis, il paraît ?
– Les nouvelles vont vite.
– Les piroguiers, gulp, parlent tout le temps, gnam… Ils n’ont que ça à foutre, miam…
– Ma cargaison a souffert. Je n’ai plus grand-chose pour toi.
Il haussa les épaules, ce qui déclencha plusieurs vagues de graisse sous son immense polo Lacoste. Enfourna son dernier bout de saucisse.
– Je me débrouillerai, miam, gnam… Tiens, gulp, je t’ai préparé une liste pour la prochaine fois.
Il me tendait un papier maculé de tâches de gras.
Je le repoussai.
– Il n’y aura pas de prochaine fois, Poun, j’arrête le commerce.
Il me dévisagea un court moment de ses minuscules yeux noirs, puis rangea sans commentaire la liste dans la poche de son short. En bon commerçant chinois, il ne se souciait d’autrui que lorsque des transactions d’argent étaient en jeu. Il se foutait du reste.
Poun était doué pour le pognon.
L’idée de bâtir un hôtel au pied des Monts Rouges n’était pas aussi folle qu’elle le paraissait. Cet endroit que je mettais si longtemps à rallier par la rivière depuis Phnom Penh n’était qu’à une soixantaine de kilomètres de la ville de Stung Treng, au nord. Une ancienne piste militaire, rebouffée par la jungle, existait encore en pointillés entre la ville et ici.
Tôt ou tard, la paix prenant ses aises, l’état ou un entrepreneur, ou encore une compagnie forestière en rétablirait le tracé. Le lieu, avec son décor magnifique, aurait alors un énorme potentiel touristique.
Ce gros malin de Poun pourrait commencer à entasser les biftons.
J’étais partagé à son sujet. D’un côté, sa cupidité et sa boulimie me dérangeaient. De l’autre, je respectais sa malice et le courage dont il avait fait preuve en s’installant dans le coin, alors qu’il n’y existait rien d’autre que les paillotes des pêcheurs.
Et puis il m’avait rapporté beaucoup de pognon.
Et puis il m’avait rapporté beaucoup de pognon.
A ma connaissance, il n’avait pas d’armes. Je pense qu’il avait su acheter sa tranquillité auprès des bandes armées du coin en glissant des liasses dans les bonnes poches.
S’il était au courant de l’attaque qu’avait subie la Marie-Barjo, il ne devait sans doute pas tenir l’information des seuls piroguiers, comme il l’affirmait. Je lui soupçonnais des contacts plus précieux que ceux de simples colporteurs.
Il repassa derrière son comptoir, décapsula une bière qu’il fit glisser vers moi et s’empara d’une saucisse neuve.
– J’ai des… miam… compatriotes à toi, en ce moment… miam… deux Français.
– J’ai entendu dire.
– Miam… Tiens, justement, les voilà !
Ils descendaient l’escalier qui menait aux chambres.
Deux vieillards en treillis militaire. Un grand maigre et un petit costaud aux cheveux pareillement blancs et ras.
Ils se plantèrent au bar. Poun posa devant eux une bouteille de Cognac et deux boites de soda.
Le « gnac-soda », le spiritueux traditionnel des colons d’Indochine.
Je levai ma bière dans leur direction.
– Messieurs.
Un double grognement me répondit. Le petit me regarda d’une manière ouvertement hostile. Il avait des petits yeux sombres comme des grains de raisin sec, le teint jauni par des problèmes de foie, des taches de sueur aux aisselles.
Pierre Bosset, il s’appelait.
La veille, j’avais lu les curriculum vitae de ces deux jolis messieurs dans les documents que Marisol avait sortis de sa serviette de cuir jaune.
« Pierre Bosset, dit Pierrot, me récitai-je, Indochine, puis Afrique noire, puis Venezuela et Paraguay. Contrebande. Vols. Braquages. Trafic d’ivoire. Racket. Recherché par des trafiquants de Paraguay-city. Recherché par les polices de plusieurs pays… »
Et assassin.
J’insistai :
– Il paraît que vous allez escalader les Monts Rouges ?
– Ça te regarde ? aboya Pierrot.
L’autre, le grand, montra un peu plus de civilité.
– Du calme, souffla-t-il à son copain, avant de se tourner vers moi. Vous connaissez, là-haut ?
Les coins de sa bouche étaient tirés vers le bas dans une perpétuelle grimace d’aigreur et de mépris. Il avait un long nez de fouine qui jaillissait entre deux yeux humides et des pommettes fortement couperosées.
Mauves, les pommettes. Couleur beaujolais.
« Roger Vallard, surnommé Valentin, me disais-je. Indochine, Afrique noire, etc… Vols. Faux et usages de faux. Chantages. Abus de confiance… »
Et assassinats.
Je hochai la tête.
– Ouais, j’y suis monté avec des copains. On est allés jusqu’au bunker japonais…
Ça, je le précisais pour les emmerder. Ce fameux bunker, souvenir de l’occupation japonaise des années 40, c’était leur destination. C’était pour y aller qu’ils s’étaient tapé tout ce chemin à un âge où on joue à la belote avec ses copains de retraite.
Je réussis mon coup. Pierrot fit claquer son verre sur le comptoir et me beugla au nez :
– Qu’est-ce que tu veux que ça nous foute ?
De nouveau, Valentin joua les conciliants.
– Allons, allons… C’est à vous, la péniche ?
– Oui.
– On dirait que vous avez eu des ennuis…
– Ouais. On a été attaqué par une section de déserteurs. Un de mes gars y est resté.
Je bus un gorgeon de bière, claquai de la langue et ajoutai :
– Il y a un truc bizarre, c’est qu’ils nous ont tiré dessus sans rabioter sur les balles. Ils nous envoyé six bons mois de munitions.
Le bouledogue me toisa, le regard me proclamant à quel point mes ennuis lui étaient indifférents.
– Six mois, hein ?
– Ouais. Et puis il y avait un truc encore plus bizarre…
– Encore plus bizarre, hein ?
– Le chef de ces mecs, il avait un grand couteau à la ceinture. Comme qui dirait un poignard, come ceux des Indiens d’Amérique.
Pierrot bondit vers moi, son index pointé sur mon visage.
– Ta gueule ! Me fais pas chier avec tes histoires d’indien !
Mais j’avais eu le temps de voir dans leurs deux regards l’expression de terreur qui les avait soudain durcis.
Visiblement, ils n’aimaient pas les histoires d’indiens.
(A suivre)