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Episode 11: La forêt inondée

Publié par le 5 novembre 2013
Haig : Le secret des Monts Rouges
Episode 11
La forêt inondée
 
 
Une fois dans la timonerie, je pressai le gros bouton orange du démarreur électrique. J’aurais aussi bien fait de danser des claquettes. Résultat : zéro.
Bozo m’avait suivi, un quart de café à la main. Il le prit mal.
Trop mal.
Blême, couleur d’endive, tremblant et crachant, il se mit à hurler qu’il en avait marre de cette péniche, que la rivière, la pluie, le démarreur électrique et tout le reste pouvaient aller se faire empapaouter en enfer.
– J’ai passé des heures à le démonter, ce système !
Il envoya gicler son quart contre l’écoutille et s’écorcha la peau des poings en cognant sur le métal des parois.
– Relax, Bozo !
Je me jetai sur lui et lui immobilisai les bras.
– On va démarrer à la main, ce ne sera pas la première fois !
Il me regarda d’un air désespéré.
– Je l’ai démonté, Haig. Je l’ai démonté et puis je l’ai remonté…
– Calme-toi. Fonce en bas et donne un coup de main à Bang pour la manivelle, ça te détendra.
 
On passa les quatre heures suivantes à traverser le confluent. C’était la zone où se rencontraient les eaux du Mékong, gonflé à bloc, et celles de la Lon-Stung, non moins gonflées, qui dévalaient furieuses de la forêt.
Mouvementé, l’endroit.
On était ballotés entre des creux de 3 mètres, heurtés à tout moment par des courants contraires et des tourbillons, confrontés à des déferlantes soudaines, surgies de nulle part, couronnées de flots de bave jaune.
Un coin dangereux, en cette saison. On ne comptait plus les histoires de pirogues disparues avec familles, chiens, corps et biens à bord, avalées par ce vaste chantier boueux.
La Marie-Barjo se comportait bien. Avec sa proue ronde de bonne grosse tôle, ses 64 tonnes de cargaison bien réparties qui la collaient à la verticale et ses 380 chevaux au cul, elle traversait vaillamment, avec une obstination de camion.
 
Le temps était couvert. Le ciel bas. Sinistre. Aussi lugubre que le reste du décor.
La journée était bien avancée quand on arriva à la lisière de cet endroit étrange qu’était la forêt inondée.
En ces temps de mousson, la rivière en crue avait avalé ses berges et s’était répandue sur une immense surface. Imaginez un lac jaune et gris qui s’étendait à perte de vue. Imaginez une mer dont les îles étaient des faîtes d’arbres engloutis.
 
Bang s’installa à son poste de vigie.
Accroupi à l’avant, au-dessus de la flotte, comme une colossale figure de proue, il scrutait le flot, attentif à chaque branche qui affleurait, à l’affût du moindre changement de teinte de toute cette bouillasse, guettant le plus léger bouillonnement suspect. A chaque instant, il me renseignait à l’aide d’un code simple de mouvements des bras.
Poing droit levé : « en avant-toute, ça baigne ».
Les deux bras écartés : « ralentis ».
Mains croisées au-dessus de la tête : « stop ! »…
Peu de temps auparavant, il avait trouvé je ne sais où un sifflet à roulette en plastique, cadeau d’une marque de voiture japonaise. Désormais, il accompagnait ses signes de féroces sifflements, propres à réveiller n’importe quel pilote endormi.
 
C’était coton de naviguer dans ce bordel. Ne serai-ce que trouver son chemin était un problème. Les massifs d’arbres noyés constituaient un véritable archipel. Un labyrinthe. Rien n’était plus facile que de s’engager dans un faux chenal, un bras mort ou un cul-de sac.
Mais le plus grand danger, ma hantise, c’était de me faire piéger.
C’était une véritable jungle que la rivière recouvrait. Seuls les plus grands arbres émergeaient. Les autres, plus petits, étaient toujours en bas, en dessous de nous. Et c’étaient autant de traquenards qui guettaient. Si je m’engageais par mégarde sur l’un de ces fonds végétaux, la coque de la péniche repousserait les branchages dans un premier temps. Puis, après mon passage, lesdits branchages se redresseraient, formant une nasse dont une barcasse surchargée comme la mienne ne sortirait plus jamais. A moins d’avoir du matériel de scaphandrier et des tronçonneuses amphibies.
 
En fin d’après-midi, j’engageai la Marie-Barjo dans un chenal à peu près droit, flanqué des deux côtés de massifs d’arbres aux feuillages noirs, comme deux falaises ébouriffées.
Marisol m’avait rejoint dans la timonerie. Malgré moi, je laissai mon regard errer le long de sa silhouette quand des appels frénétiques du sifflet de Bang m’arrachèrent à mes rêveries salaces.
Je relevai les yeux et découvris tout en même temps. Bang qui dansait comme un sauvage, claquant des mains au-dessus de sa tête. Kim qui surgissait de la cale à la rescousse, son poncho de plastique volant à sa suite.
Et l’arbre. Un tronc flottant, gigantesque, apparu comme par sortilège, à moins de 20 mètres de la proue, et qui fonçait vers nous comme une foutue locomotive.
Mes mains agirent avant ma cervelle. Je coupai les gaz d’une gifle, abattis la manette de l’inverseur – autrement dit la marche arrière – et relançai les gaz.
La machine hurla.
La décélération m’envoya le bide contre la barre. Sur le pont, Bozo, accouru à la rescousse, perdit l’équilibre, tomba et glissa vertigineusement le long du plat-bord, les pattes en l’air. L’espace d’une seconde, je crus qu’il partait à la baille. Heureusement, d’un coup de rein, au dernier instant, il se jeta dans la cale.
Le tronc était à  10 mètres. Même pas. Un mastodonte noir, poussant une vague bouillonnante devant lui, hérissé de moignons de branches comme autant d’épieux, dont pendaient des charpies de vase.
– On y a droit ! pensai-je.
Je braquai tout ce que je pus à bâbord. La péniche répondit aussitôt. Brave Marie-Barjo ! Elle se lança de travers et fut aussitôt frappée de plein fouet par le courant. Elle commença à glisser du cul vers un gros massif d’arbres.
– Tant pis ! me dis-je.
Je m’en foutais. Même si je devais nous échouer dans les branches jusque la saint glin-glin, je préférais ça à me prendre ce monstre de bois courant sur la gueule.
A la proue, Bang et Kim brandissent chacun une perche, comme des pygmées armés de lances dérisoires.
Le tronc n’était plus qu’à 3 mètres.
2 mètres.
Rien.
Il se souleva de l’avant, comme une bête qui se cabre pour frapper. Haut comme une porte d’église. Bardé d’échardes de cauchemar.
La perche de Bang se brisa. Kim lâcha la sienne. Les deux héros se retournèrent d’un même élan et sautèrent dans la cale.
Je sentis enfin l’hélice accrocher. La Marie-Barjo se jeta en arrière, d’un coup sec, comme un train en manœuvre. Elle dérapa carrément sur bâbord. Le tronc continua sur sa trajectoire, soudain nettement décalée par rapport à nous.
– Ça passe, ça passe, ça passe… jubilai-je.
Un coup de marteau géant sur une énorme enclume. Un choc qui secoua toute la péniche. Je volai contre la porte de la timonerie, m’ouvrant la pommette.
Un raclement horrible, aigu, de métal qu’on force et qu’on tord, tandis que le tronc nous râpait le flanc droit.
La Marie devenue folle jaillit en arrière, ballottant, déséquilibrée, devenue un projectile sans volonté, filant vers le massif d’arbres.
Je bondis sur les commandes. Inversion. En avant. Toute la gomme. Le moteur poussa un hurlement de loup en rage.
On s’enfonça quand même dans les branchages.
Du bois se mit à claquer sur tout le côté, comme des coups de feu. Des esquilles volaient dans tous les coins.
Pendant quelques secondes interminables, la Marie resta là, suspendue dans cette apocalypse, vibrante de toute sa coque. Puis, enfin, elle s’arracha aux griffes des arbres et repartit en avant, vaillante petite guerrière.
Une minute plus tard, on aurait pu croire que rien de tout cela n’avait existé. Le tronc monstrueux avait continué sa route et disparu dans le néant, aussi vite qu’il avait surgi devant nous. La Marie-Barjo avait repris sa course au travers de l’eau jaunâtre.
Encore quelques instants et Bang, Kim et Bozo sortirent l’un après l’autre de la cale et me firent signe que tout allait bien.
 
Alors seulement, je me rendis compte que Marisol n’avait pas cessé de hurler à pleine gorge pendant toute la durée de l’incident.
Elle pressait ses deux mains sur sa poitrine, la bouche grande ouverte, les yeux effarés.
– Qu’est-ce que c’était, por dios ?
– Un tronc d’arbre mort porté par le courant.
– Il a failli nous rentrer dedans, no ?
– Ouais… On peut dire comme ça.
– On aurait pu couler ?
J’avais diablement envie d’une cigarette, mais je sentais que mes mains trembleraient si je me hasardais à me saisir de mon paquet. Je les posais sur les manettes et réduisit un peu les gaz en disant d’un air que j’espérais tranquille :
– Ouais, oh, bof… La Marie est solide… Et maintenant, si tu allais nous préparer un petit café, hein ?
 
(A suivre)

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