browser icon
You are using an insecure version of your web browser. Please update your browser!
Using an outdated browser makes your computer unsafe. For a safer, faster, more enjoyable user experience, please update your browser today or try a newer browser.

Episode 12: Le hameau des cloches

Publié par le 8 novembre 2013
Haig : Le secret des Monts Rouges
Episode 12
Le hameau des cloches
 
 
La pluie.
Obstinée. Infatigable. Inépuisable.
Exaspérante. Angoissante.
La pluie qui noyait le monde.
 
On commençait à croiser les premiers sampans, signe qu’on arrivait au bout de la forêt inondée. Déjà, les massifs d’arbres diminuaient en nombre et en volume. On naviguait maintenant sur un vaste plan peu agité, à l’horizon pratiquement ouvert, parsemé d’îlots de roseaux flottants.
C’est à ces grands radeaux verts que s’amarraient les sampans des pêcheurs, longues barques aux pointes effilées de pagodes, calfatées au goudron, luisantes de propreté sous la pluie battante.
Personne sur les ponts. Tout le monde était réfugié sous les « cabines », les abris de tôles ou de bâches qui occupaient le centre des bateaux. Seuls quelques gamins nus nous adressaient des saluts de la main en criant et en trépignant. Bozo, qui m’avait relayé à la barre, s’amusait à les saluer de longs coups de trompe.
Bang ricanait méchamment :
– Eux pêcheurs de grenouilles pas aimer la pluie. If rain, eux pêcheurs de grenouilles pas moyen travailler, no work !
Il éprouvait le plus profond mépris pour les gens des sampans, nomades de la rivière, qui se déplaçaient en bandes et vivaient de petits commerces.
A tout moment, il crachait en direction des pirogues.
– Eux pêcheurs de grenouilles c’est fucky-fucky ! No good !
Je n’avais pas essayé de savoir ce qui motivait sa détestation. Dans une contrée déchirée par la guerre pendant si longtemps, les haines entre groupes étaient ancrées dans les âmes. La paix n’arrangeait rien.
En fin d’après-midi, la pluie cessa et, aussitôt, comme par miracle, le monde se transforma en cuivre brillant.
Le soleil qui amorçait sa descente venait de passer sous la dalle des nuages et, comme pour se faire pardonner son absence de tout le jour, il illuminait le grand lac d’eau jaune de tous ses feux. L’air lui-même, chargé de gouttelettes, s’était mis à briller de l’intérieur. On se serait cru dans un monde magique, au milieu d’un nuage de poussière d’or.  
 Marisol, appelée par Kim, sortit de la cambuse, un torchon autour des reins et une louche à la main.
Maravilloso, s’exclama-t-elle, c’est merveilleux !
– On appelle ça un « soir doré », expliquai-je. Ça n’arrive que dans les régions de mousson, et encore pas souvent.
Bozo coupa les gaz et sortit de la timonerie, bouteille de scotch à la main. On but l’apéro sur le pont en se gorgeant du spectacle, puis des variations de rouge et de mauve à l’horizon d’ouest.
Quand on se fut bien extasiés, j’annonçai :
– On repart. Et on pousse les feux. Si on a de la chance, on peut accoster au hameau des cloches avant la nuit.
 
J’étais optimiste. Il faisait totalement noir quand on y arriva.
Et la pluie avait repris de plus belle.
L’endroit qu’on appelait le hameau des cloches était un groupement d’une demi-douzaine de cabanes lacustres. Chacune était en réalité un commerce où se vendait un peu à bouffer, des bières et de l’alcool « maison ». C’était là que venaient les pêcheurs des sampans pour se soûler.
Je commençais à croire l’avoir dépassé dans l’obscurité quand je repérai, serrées dans leurs minuscules criques, les silhouettes dépenaillées des baraques.
– Qu’est-ce qui se passe, râla Bozo, pourquoi y’a pas de lumière dans ce gourbi ?
Je me demandais la même chose. D’ordinaire, le hameau était éclairé par des guirlandes de loupiottes, visibles à des milles. Et même sans lumière, les sonos et les braillements des clients en train de s’arracher la tête à l’alcool de palme suffisaient à signaler l’endroit. Cette fois, seules quelques faibles lueurs de chandelles à l’intérieur des cagnas indiquaient que le hameau était encore habité.
– Il se passe quelque chose, maugréa Bozo.
– T’as raison, c’est bizarre.
 
On aborda. C’est à dire que je laissai la Marie courir sur son erre et s’enfoncer dans la mangrove. Bang sauta sur un tronc, chaîne d’amarre en main. Je laissai Kim à la barre en lui recommandant de laisser le moteur en route.
– On ne sait pas ce qui se passe. Tiens-toi prêt à repartir en catastrophe…
J’enclenchai une balle dans le chargeur de mon Tokarev. Bozo prit son AK 47. On escalada le talus qui menait aux baraques, pataugeant dans la boue et des millions de cadavres de bouteilles.
Je frappai à la porte de la cabane du chef du village, un gros type nommé Dy-Sety.
– Hello, mean pniou (y’a quelqu’un) ?
A l’intérieur, des raclements de pas feutrés, des échanges de voix inquiètes. Enfin la porte s’entrouvrit. Une femme se coula dans l’interstice, une de ces Khmères sans âge, osseuse, sa tête de moineau recouverte d’un krama en lambeaux.
– Qu’est-ce qui se passe, ici ? Il n’y a personne ?
La femme se contenta de me dévisager, ses petits yeux noirs vides de toute expression.
– Elle ne parlera pas, souffla Bozo, elle a peur.
Les Cambodgiens étaient des champions de la peur. Et du silence. Après 25 ans de tueries, la méfiance était devenue la règle. Quand ils avaient décidé de se taire, les Khmers n’ouvraient plus la bouche, attendant que l’interlocuteur se lasse, priant intérieurement pour qu’on ne leur fasse pas de mal.
Des silhouettes s’approchèrent, venues des autres cabanes. Des gamins en haillons, serrés les uns contre les autres. Maigres, à peine éclairés par les lampes à pétrole que deux d’entre eux portaient. Les yeux blancs luisant faiblement dans cette pauvre lumière, ils ressemblaient à des zombies. Les accompagnait un vieillard bossu dont j’avais déjà vu la tête, au cours de beuveries passées en ces lieux.
Je m’adressai à lui :
Sok sedaï, louk ta (Salut, l’ancien), qu’est-ce qui se passe, ici ? Où est notre ami Dy-Sety ?
Le vieux s’approcha sans se presser, la main sur ses reins cassés. Il ne portait qu’un pantalon de pêcheur noir, très large, et un krama noué à la diable sur son crâne chauve.
Dy-Sety srap(Il est mort).
Bozo poussa un gémissement de gamin prêt à pleurer.
– Comment ça, mort ? C’est pas possible !
Moi non plus, je ne pouvais y croire. J’évoquai un instant l’image de Dy-Sety, un gaillard au gros bide, presque aussi costaud que Bang, toujours en mouvement, l’humeur toujours joviale et le cœur toujours pourri. Le genre de type qui se tirait de tous les ennuis.
– Explique-nous, intimai-je au vieux.
Il me regarda par en dessous, la bouche ouverte sur une absence de dents et articula :
– Monsieur, je suis entièrement navré d’avoir le devoir de vous informer que Dy-Sety est décédé.
Il écarta les lèvres sur ses gencives nues et éclata de rire.
Sans joie, le rire. Cruel. Un ricanement. Ce rire d’Indochine qui exprime tout, la joie comme la terreur, le plaisir comme la pire des horreurs.
– J’ai l’honneur de déclarer à votre excellence que la dépouille mortelle de Dy-Sety a été trouvée dans la forêt…
Il porta la main à sa gorge et fit le geste de trancher.
– Il a été comme la majesté de France quand la Bastille est prise…
– Décapité ? Comme le roi Louis XVI ?
Ravi que nous comprenions son français hérité de l’école coloniale, le vieillard éclata d’un nouveau rire.
– Hi, hi… Oui, comme ça… Comme le roi de France… Nous avons fait la découverte du cadavre de Dy-Sety, mais sa tête est l’objet d’une disparition absolument totale.
– Tu veux dire qu’on n’a pas retrouvé la tête ? grinça Bozo.
– Hi, hi… Oui monsieur. Malgré la diligence de nos recherches effectives, la tête du citoyen Dy-Sety est demeurée absente…
 
On repartit.
J’avais acheté un bidon d’alcool de palme à la vieille femme silencieuse. Par courtoisie, même si j’estimais improbable qu’on revienne un jour.
Après un quart d’heure de navigation dans le noir, je commandai à Kim d’aborder et de couper les gaz et à Bang de nous amarrer.
On avait vécu assez d’émotions pour la journée.
Marisol servit un ragoût de porc aux pousses de bambous. J’offris une tournée générale de vin de palme.
Bozo but son quart d’une seule lampée puis le fit claquer sur la table tandis qu’il explosait :
– On va à la mort, bande de morts !
Les yeux écarquillés, la crête d’iroquois pendante, il se leva d’un bond et nous désigna l’un après l’autre d’un index tremblant.
– Toi, toi, toi… On va tous à la mort !
Il balaya se l’avant-bras la table devant lui, envoyant gicler sa gamelle de ragoût par terre.
– Moi je vais à la mort, hurla-t-il, mais vous aussi vous y allez ! Z’avez pas encore compris, bande de morts ?
Il sortit d’un bond.
Madre de dios, ça lui prend souvent, demanda Marisol, les yeux effarés.
– Trop souvent, répondis-je.
Bientôt, de la cabine de Bozo, monta l’odeur lourde de l’opium.
 
(A suivre)

Laisser un commentaire