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Episode 07: Opium

Publié par le 22 octobre 2013
Haig : Le secret des Monts Rouges
Episode 7
Opium
 
 
On était à peine arrivés à la péniche, Kim et moi, revenant de notre visite au docteur Chour, que la mousson se réveilla.
En fanfare, comme à son habitude. Tambours, trompettes, tout le bordel…
Il y eut quelques grosses gouttes d’avertissement puis, dix secondes plus tard, des cataractes de flotte lourde et dure comme de la grêle s’abattaient sur l’univers.
On se retrouva plongés dans une fausse nuit qu’illuminaient sans cesse des bouquets d’éclairs aveuglants, tandis que les déflagrations du tonnerre roulaient en continu sur nos têtes.
Sur les berges, les palmiers se tordaient sous les bourrasques contraires des vents, si fort qu’on se serait attendu à les entendre crier.
Le fleuve était agité d’une houle aux profonds creux d’ombre et sa surface brune était striée de toutes parts de larges bandes d’écume grise.
Les sampans amarrés le long du quai se cognaient les uns contre les autres à grand fracas. La Marie-Barjo, elle, stabilisée par le poids de sa cargaison, se contentait d’osciller lentement de droite à gauche. On n’était pas au confort pour autant : le vacarme des rafales de pluie sur la tôle était tel qu’on ne pouvait même plus s’entendre penser.
Impossible de roupiller.
Impossible d’écouter de la musique.
Impossible même de se concentrer sur un jeu de cartes.
Une seule chose à faire, ce que je fis : picoler de la bière tièdasse en attendant que les dieux se calment.
 
Il était près de cinq heures de l’après-midi quand je pus enfin quitter le bord, suivi de Bozo qui portait un carton plein de pellicules photos.
Après le docteur Chour, j’allais rendre visite à un deuxième pote du village de Sato-Do, un vieux photographe nommé Choeng Sam.
L’obscurité restait presque totale sous le ciel noir. Une bruine tiède persistait à tomber et les grondements du tonnerre continuaient de nous parvenir de loin, en amont.
La remontée du port au village s’avéra difficile. Le chemin s’était  transformé en un ruisseau de boue.
On traversa l’esplanade du marché. Sous la halle, les lampes à pétrole des échoppes étaient toutes allumées. Certains des commerçants possédaient des néons à piles à la lumière blanche éblouissante. Les clients du soir recouverts de ponchos de plastique commençaient à se presser autour des étals.
Une meute d’enfants à poils avait organisé un duel de glissades dans la boue, et aussi, apparemment, un concours à celui qui braillerait le plus fort.
Bozo, encombré du carton de pellicules, finit par le charger sur sa tête, comme une paysanne du coin. Il y avait une bande de coolies qui déchargeaient une remorque, pataugeant dans la gadoue. Ils rigolaient déjà de la dégaine de Bozo, avec sa crête d’iroquois et ses tatouages. Le voyant faire, ils se marrèrent de plus belle.
 
La baraque de Choeng Sam était misérable. Une cabane de planches au toit de tôles rouillées, si penchée sur ses pilotis qu’on se demandait comment elle ne tombait pas. A côté, un petit massif de bananiers aux larges feuilles luisantes de pluie. Devant, une mauvaise clôture de bambous et de bouts de barbelés. Clouée à un poteau, une pancarte montrait un appareil photo et un couple de mariés grossièrement peints à la main.
– Sam ! C’est moi Bozo ! C’est moi moyen apporter pelloches !
La loque incolore qui servait de tenture à la porte remua et une forme étrange se coula sur le seuil, comme une ombre de crabe géant dans la semi obscurité.
– Bozo ? Hi, hi !… Haig aussi ? Hi, hi, toi porter pellosses ?
– Ouais, c’est nous.
– Hi, hi, vous moyen monter vite…
 
Sam était un monstre.
Un Quasimodo d’orient.
Une espèce de nabot bossu et tordu de partout, la tête bloquée en position penchée sur l’épaule, la face affreusement déformée par des cicatrices en bourrelets.
Comme si ça ne suffisait pas, il se déplaçait de travers, s’appuyant de tout son poids sur une béquille forgée dans une barre à mine, traînant derrière lui sa jambe gauche raide, d’une maigreur d’os, terminée par un moignon de pied.
– Hi, hi, moi content. Vous c’est moyen entrer ma maison…
Le logis de Sam consistait en une pièce unique, sans fenêtre, où la seule lumière était celle d’une petite lampe au verre jaune posée à côté d’une natte en travers de laquelle reposait une longue pipe à opium.
L’odeur du poison de rêve, caramélisée, étrangement compacte, régnait dans la cagna.
C’était à peine si on distinguait, accrochés à tous les murs, des dizaines de photographies encadrées et, dans un coin, la silhouette massive d’un agrandisseur photo de fabrication soviétique.
Notre hôte se laissa tomber sur sa natte. Bozo s’accroupit en face de lui et ils entamèrent leur deal.
Sam n’était pas seulement le photographe de Sato-Do, c’était aussi un important revendeur d’opium qu’il se procurait on ne savait où.
Ayant sorti du carton la vingtaine de pellicules que lui avait apporté Bozo, le gnome attira à lui une boite ronde de bois verni, en tira un sachet de plastique empli de matière brune qu’il tendit à Bozo.
– Salopard ! rugit celui-ci. Radin ! Voleur !
– Hi, hi… rigolait l’autre sans se démonter, Pelosses c’est bon… Merci thank you Bozo, hi, hi…
 
Dans sa jeunesse, Choeng Sam avait été un photographe prospère qui tirait le portrait des princesses, des officiers et autres richards. Les khmers rouges lui avaient broyé la jambe et le dos pour le convaincre de prendre en photo les prisonniers des camps de rééducation. Plus tard, c’étaient les Viets qui lui avaient tailladé le visage pour le punir de sa collaboration, avant de l’envoyer dans les campagnes faire des images de propagande.
Il s’était mis à vendre de l’opium, avait été pris et envoyé pour des années dans la sinistre prison T 3 de Phnom Penh. Ce n’était que récemment que des fonctionnaires de l’O.N.U l’en avaient fait sortir.
Il s’était installé ici, et s’était illico remis à la photographie. Et à l’opium.
 
Bozo finit par accepter le deal en maugréant.
– A chaque fois c’est le même truc, trouduc ! Je suis sympa avec toi et toi tu m’arnaques, tête à claques !
– Hi, hi, si Bozo pas content lui c’est moyen refuser…
– C’est ça, fous toi de moi !
Sam referma sa boite à opium et poussa vers moi une cagette emplie de tirages en noir et blanc en me proposant :
– Haig c’est moyen regarder expo-photo de Sam ?
Bozo lui avait raconté un jour que j’étais un grand spécialiste de la photographie et depuis, à chacune de mes visites, j’avais droit à ses dernières productions.
Poliment, je jetai un œil distrait sur les clichés.
Le fleuve. Des buffles. Des enfants. Des enfants et des buffles. Des enfants et des buffles devant le fleuve…
Sam avait pris trop de coups dans la tête. S’il avait eu un jour du talent, celui-ci s’était enfui. Ou bien il avait photographié trop d’horreurs au cours de son existence et ne voulait plus voir dans son objectif que des scènes banales et inoffensives.
Sa production aurait fait bailler un congrès du parti communiste.
 Soudain, je m’immobilisai devant une photo prise sur le marché. Je me penchai sur la lampe pour l’examiner en détail.
On voyait une allée sous la halle du marché, avec des murailles de boites de conserves empilées et la foule des acheteurs à une heure d’affluence.
Un homme était de dos, semblant fendre la cohue.
C’était la stature de ce type qui avait attiré mon attention.
Dans cette masse de petites gens, il faisait figure de géant, dépassant tout le monde de deux bonnes têtes, écrasant les autres de la largeur de ses épaules.
Un colosse.
Il portait une veste d’allure militaire. Ses cheveux longs réunis en une épaisse tresse pendaient au milieu de son vaste dos.
Je ne savais pas pourquoi, mais j’éprouvais un malaise à regarder cet homme.
Une inquiétude inexplicable.
– Sam, qui c’est, ce bonhomme sur le marché ?
Le petit monstre s’approcha, se traînant sur le parquet, tirant sa jambe tordue derrière lui. Il se pencha sur la photo. Par l’ouverture de sa chemise en loques apparaissait son torse jaune, creux, aux côtes douloureusement apparentes.
Il releva les deux petites pointes de ses yeux fous sur moi.
– Ça, c’est… homme.
– Tu sais qui c’est ? Un Cambodgien ? Un étranger ?
– Non, non, non, Sam pas moyen savoir… Sam prend photo et après partir vite vite.
– Partir ? Pourquoi tu es parti ?
Il me dévisagea un moment en silence, son horrible bouche agitée de tremblements, puis il souffla :
– Sam c’est moyen peur.
– Tu as eu peur ?
– Oui, Motzieur Haig, Sam très peur…
 
(A suivre)

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