Haig : Le secret des Monts Rouges
Episode 21
Les démineurs
La nuit n’arrêtait pas la Malaysian Timber.
Rien n’arrêtait jamais la MALT !
Sur les flancs des collines, dans la boue balayée par les phares des engins, les équipes travaillaient à la lumière éclatante de rampes de projecteurs.
Dans les hangars des mécanos, marteaux et métal battaient son plein.
Au fond des ateliers, les grandes roues des scies ne cessaient pas un instant de hurler.
En face, du côté des îles aux putes, c’était la fête.
Foraine, la fête. Son et lumières.
Cacophonie des sonos rivales.
Crépitement insensé des néons.
Bar. Disco. Go Go Dancing. Happy Hours. Free. Exit…
N’importe quoi pourvu que ce fût en couleurs et clignotant.
Un tel déluge de loupiottes qu’on en oubliait qu’en dessous, c’étaient les plus minables des bicoques. Que partout autour, sur des dizaines de kilomètres, c’était la bonne vieille jungle qui s’étendait.
Les filles étaient sur pied de guerre, à douze devant chaque baraque.
Provocantes. Bruyantes. Agressives.
Les jupes au ras de la touffe. Les tee-shirts découpés au rasoir pour exhiber du sein et du nombril. Les visages passés au fond de teint blanc. Les paupières bleues. Les bouches rouges.
Des clowns de sexe.
Et partout, en groupes ou en solo, déjà ivres ou pas encore, excités ou fureteurs, des hommes.
Et pas seulement des employés de la MALT.
Des types remontaient de tous les camps de la rivière, paye en poche, pour se faire éponger à MALT City.
Il y avait les bucherons de base, récemment embauchés, encore vêtus de leurs vieux treillis des armées Khmers rouges ou pro-vietnamiennes, chaussés de grandes bottes de cultivateurs, parfois coiffés d’un casque de chantier.
Il y avait les chefs de coupe, les aristocrates du métier, les gradés de cette drôle de troupe. Ceux-là se pavanaient dans des combinaisons neuves. Tous arboraient des casquettes de base-ball, devenues l’emblème de leur condition. La plupart se baladaient avec la machette à la hanche. Il y en avait même avec la tronçonneuse sur l’épaule.
Et puis les gardes. Les officiers de sécurité. Toujours par groupes de trois. M 16 en bandoulière. Bérets sur crâne rasés. Uniforme recouverts d’écussons de fantaisie aux armes de tous les commandos du monde. Ceintures plus garnies de gadgets que celles des flics américains.
Je m’enfonçai dans la cohue, flanqué de Bozo.
Lavé, le Bozo. Changé. Rasé. L’iroquois refaite à neuf.
Un petit moment auparavant, aucune menace au monde n’aurait pu l’obliger à porter la moindre caisse, crevé qu’il était par une semaine de bagne sur la Marie-Barjo, mais il avait retrouvé la forme.
On n’agitait pas l’un des plus étranges quartiers chauds de la planète sous le nez d’un Bozo sans qu’il s’y précipitât y flamber sa nuit.
Une poignée de préservatifs dans la poche et en avant !
Advienne et gueule de bois que pourrait !
On entra au Rockstar.
Santiag était en train de raconter la lune et d’autres trucs à une tablée de démineurs, une bonne dizaine de types, eux-mêmes entourés d’un cercle serré de filles.
On s’installa à une table tranquille éloignée tant des démineurs que des machines à sous, après avoir sélectionné trois jolies petites putains pour s’occuper de nous.
On trinqua.
– Alors, Bozo, on est au bout de la route ?
Il soupira dans son verre.
– J’te jure, j’t’assure, c’est sûr, il m’a foutu les boules, ce voyage, cap’taine pas sage !
Je levai la bouteille.
– C’est fini dans quelques jours. Amène ton verre…
On buvait.
Les filles, deux peux petites Sino-khmères dodues et une Viet maigre aux yeux étroits, s’affairaient à emplir nos godets de glaçons, nous dépiauter des cacahuètes et nous faire des papouilles sur les braguettes.
Bozo s’était pris d’affection pour l’une des deux petites grosses et pour ses seins. Il les pressait en criant :
– Pouêt pouêt !
La fille se prêtait gentiment à l’exercice et essayait de l’imiter :
– Putty putty !
– Putty putty, répétait Bozo.
Et il rigolait.
De toute sa bouche. De tous ses yeux. De tout son cœur.
Comme un gamin joyeux.
Toutes les sonos et tous les néons de MALT City, il les éclipsait quand il riait comme ça, mon copain Bozo…
Les Boney M hurlaient dans les enceintes.
Les démineurs ordonnèrent à trois filles de grimper sur la table. Elles se mirent à se trémousser maladroitement. Les types les encouragèrent du geste et de la voix à relever leurs jupes.
Elles s’exécutèrent, exhibant leurs sexes presque glabres d’orientales, un même sourire pathétique peint sur leurs trois bouches.
Les démineurs scandaient le rythme du poing sur la table et des bottes de combat sur le plancher. L’un d’eux se leva d’un bond, fouilla sa poche et en sortit des billets qu’il envoya en direction des danseuses improvisées.
Elle se bousculèrent pour les attraper, offrant soudain le tableau étrange d’un trio d’écolières salaces à la poursuite de papillons.
D’autres types imitèrent le premier. Une pluie d’argent s’abattit sur la table.
Les autres filles, jalouses, se mirent à crier des insultes. Certaines volèrent des billets aux pieds de leurs comparses. D’autres montèrent carrément sur la table, décolletées et troussées et se mirent à danser pour profiter de l’aubaine.
Santiag, hilare, applaudissait le spectacle, les deux bras levés.
Il portait ses lunettes noires, mais il n’était pas difficile de deviner que ces yeux ne perdaient rien des gestes de ses employés qui servaient les consommations et encaissaient les additions.
Plus encore que les gardes de sécurité, les démineurs étaient les vrais rois parmi les employés des compagnies forestières.
Les plus prospères.
Donc les plus populaires auprès des aubergistes et des filles.
Comme disait Santiag :
– Ces mecs, le pognon leur sort par le cul. Ma parole, mec, si tu veux parler de gens qui chient du fric, assied-toi et parle à Santiag !
Comme tous les types qui acceptent un job où les fortes probabilités de mourir sont incluses dans le salaire, les démineurs ne vivaient que pour la fête et le sexe. A chacun de leur retour d’expédition, ils se soulaient et se défonçaient jusqu’à l’inconscience.
Têtes brûlées aux mentalités de cowboys, auréolés de leur réputation de courage et de leur prestige, ils pouvaient tout se permettre.
Tout le Cambodge était pourri de mines antipersonnel.
Ces saloperies.
Dans toutes les villes, des légions d’amputés d’un ou plusieurs membres mendiaient leur pitance dans les rues. Les hôpitaux et les centres des organisations humanitaires débordaient de gamins unijambistes ou culs-de-jattes.
Dans la forêt, et surtout autour des anciens territoires Khmers rouges, c’était pire.
Les rouges avaient encerclé leurs zones de champs de mines pour éviter qu’on y pénétrât.
Les armées gouvernementales et vietnamiennes avaient doublé les champs pour empêcher les Khmers rouges de sortir. Les uns ont replanté d’autres champs pour remplacer ceux qui étaient repérés. Les autres avaient fait pareil.
Vingt ans comme ça.
Il fallait ajouter les pluies qui, chaque année, provoquaient des coulées de boue, lesquelles emportaient les petits joujoux n’importe où.
Parfois, les arbres avait repoussé par dessus, emprisonnant les bombinettes entre leurs racines.
Dans ce contexte, le moindre buisson pouvait se révéler un piège qui faisait boum à cause d’un simple coup de machette.
Les compagnies forestières payaient très cher pour le nettoyage des zones avant d’y envoyer leurs équipes de défricheurs.
Les primes de risques n’étaient pas volées.
A la cadence où les compagnies voulaient voir le boulot effectué, les types travaillaient à toute vitesse.
Le mot d’ordre, c’était rapidité. Pas sécurité.
Bon moyen, comme le sait le moins entraîné des artificiers, de produire de grandes quantités de viande en morceaux.
Sur la rivière, chaque semaine, un ou deux démineurs se faisaient sauter les balloches.
(A suivre)
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