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Episode 13: Le train flottant

Publié par le 12 novembre 2013
Haig : Le secret des Monts Rouges
Episode 13
Le train flottant
 
A notre départ à l’aube, j’avais confié la barre à Kim. Depuis, je glandais dans le carré, remuant des pensées pas très roses, préoccupé par la dernière crise de désespoir de Bozo.
Marisol me rejoignit, un broc de café à la main.
Particulièrement sexy, ce matin, la señorita.
Un short kaki qui laissait à l’air des décimètres de cuisses brunes et lisses. Un débardeur calculé pour offrir beaucoup, beaucoup de surface de seins aux alentours des bretelles.
Elle venait de faire sa toilette et ses cheveux noirs, encore humides, cascadaient en avalanche sur ses fines épaules.
Mêlé au fumet du caoua, un parfum vanille et poivre flottait autour d’elle, incongru dans cette pièce de métal occupée d’ordinaire par des senteurs mâles, disons… moins délicates.
– Café, Capitan ?
– Pourquoi pas.
Elle remplit deux quarts.
– Bozo, ça va mieux ? demanda-t-elle.
Je soupirai.
– Bozo doit supporter des grandes tensions. Toutes les deux ou trois semaines, il craque. Il va se défoncer à l’opium et aux cachets pendant un moment. Et puis, quand il se sera bien nettoyé la tête, il reviendra parmi nous.
Elle hochait la tête en m’écoutant.
Entiendo, je comprends… Il m’a parlé de sa maladie…
Ça ne m’étonna pas. Bozo était du genre à informer toute la planète de son sida. S’il avait pu le cracher à la figure de chacun des gusses qu’il croisait, il n’aurait plus eu le moindre mollard dans les bronches.
– Autre chose, Marisol…
– Si ?
– Je ne sais pas si c’est à cause de son anxiété, mais il est très perceptif. Il sent les embrouilles de loin.
– Les… como ?… emb… embrouilles ?
– Les mensonges, précisais-je. Les trucs cachés. Les choses pas dites. Les mystères… Ce genre de trucs lui tape rapidement sur le système.
Elle me dévisagea quelques instants de ses grands yeux turquoise puis haussa les épaules.
Bueno… On dirait qu’il vaut mieux parler d’autre chose, ce matin…
– Il vaut mieux, confirmai-je.
Mais nous n’eûmes pas le temps de trouver un autre sujet. Depuis le pont me parvinrent des coups de sifflet lancés par Bang, tandis que la voix de Kim me hélait :
– Haig, y’a un problème !
 
Un train de bois nous arrivait dessus : quatre piles de troncs.
Enormes, les piles. Triangulaires, six arbres à la base, un au sommet. Reliées entre elles comme des wagons par des faisceaux de câbles. Guidées et maintenus dans le courant par des sampans.
Et poussées au cul par un chaland gros comme trois fois la Marie-Barjo.
Je gagnai la timonerie et remplaçai Kim à la barre.
Le premier sampan de direction était à moins de 500 mètres, sa flèche avant en l’air, tressautant comme une sorte d’insecte affolé au bout de son filin tendu à se rompre.
Au sommet de la première des quatre piles, un abri de palmes abritait des types, les matelots de ce drôle de navire de troncs d’arbres. D’autres, armés de perches, se baladaient sur les grumes, comme des fourmis acrobates sur une souche.
Je donnai des gaz.
La Marie prit docilement de la vitesse.
Résolument, je la lançai droit sur cette montagne de bois lancée vers nous.
J’avais beau connaître la manœuvre, je ne pouvais pas empêcher une petite pointe de trouille me piquer l’estomac.
 Ces grumes pesaient des milliers de tonnes. Les troncs du bas étaient plus qu’à demi immergés. Ils déplaçaient devant eux et le long de leurs flancs des quantités phénoménales de flotte. Si je me contentais de laisser la Marie-Barjo courir sur son erre, la vague nous enverrait gicler droit vers la berge, où j’avais toutes les chances de m’enliser dans la mangrove.
Il me fallait au contraire foncer sur le mastodonte et coller mon nez dans son sillage, cherchant un équilibre entre la poussée de mon moteur et la force du déplacement d’eau.
Avec, bien entendu, le risque d’y aller trop fort, ce qui nous enverrait nous écraser sur les grumes.
Donc, c’était le moment d’avoir des balloches et du doigté…
 
Je donnai un grand coup de trompe.
Les sampans amarrés aux piles se serrèrent contre les troncs, hélices relevées, histoire de me laisser le maximum de place et, surtout, éviter que ma proue ne vienne les écrabouiller.
Je redonnai encore du gaz. A fond les calots.
Pas de finesse, dans ces cas-là, plus on s’amenait vite sur l’obstacle, mieux c’était.
On croisa le sampan éclaireur, chargé de poupées qui s’agitaient et nous adressaient des signes.
Kim leur lança des bras d’honneur en criant. Dans le fracas du moteur, je n’entendais que des bribes.
– Culés !… Sassins !… Aire outre !
Le triangle gris de la première pile fonçait sur nous, aussi gros qu’une maison. Et soudain, bingo, on était dessus !
Une maison ? Un foutu immeuble, oui !
La vague soulevée par son mufle montait à bien 2 mètres, bourrelée d’écume. Le passage entre sa gueule et la berge me parut soudain un corridor. Un boyau. Un cauchemar d’étroitesse.
Bâbord toute.
La Proue de la Marie s’enfonça dans la vague. Ça fit comme une gigantesque gifle qui parût nous faire décoller. La péniche prit un grand coup de gîte sur tribord et voilà : on y était.
La combinaison des puissances de mon moteur d’un côté et de l’énorme masse en mouvement de l’autre nous maintenait sur une trajectoire droite au milieu du mince passage, un peu comme ces voitures de stock-car qui s’enquillent les lignes droites en chassant de l’arrière.
  J’étais quasiment couché sur la barre qui m’envoyait des féroces coups sur la poitrine et dans les bras.
Devant moi, les sampans disparaissaient aussitôt qu’ils se présentaient. De l’autre côté, on mordait parfois sur la mangrove, pulvérisant des buissons et des arbustes. Une pile, deux piles…
Ça n’en finissait pas. A croire qu’on allait rester là éternellement, suspendus, en équilibre entre la montagne de bois et la berge, comme immobiles et pourtant secoués comme des dés dans un gobelet de la dernière chance.
Fracas d’enfer. Plein les oreilles. Bouillonnements de flotte. Rugissements du moteur.
La quatrième et dernière pile. La plus basse sur l’eau. Chargée de petites cabanes, comme un village flottant.
Enfin, le pousseur, un chaland de métal blanc à cheminée noire, semblable à un remorqueur de port. A son bord, les marins en short nous saluaient. A sa poupe flottait un drapeau vert et jaune, frappé de quatre grandes lettres : MALT.
Et c’était fini.
Avec un bon cri de soulagement, je laissai la Marie-Barjo rejoindre le centre du lit, encore agité par la houle du sillage, et réduisis les gaz.
 
Magie des rivières : une pincée de minutes plus tard, excepté les dernières ondulations à la surface de l’eau jaune, tout était rentré dans l’ordre. S’il n’y avait pas eu le tap-tap régulier du pousseur qui continuait de nous parvenir depuis l’aval, on aurait pu croire que rien ne s’était passé.
 
On reprit la navigation normale.
Je redonnai la barre à Kim, qui fulminait.
– 4 piles de teck ! Ce bois gris clair, c’est du teck ! 4 piles dont trois de 21 troncs. A Singapour ou à Kuala, ça se vend plus de 1000 dollars le cube. Ces enculés de la MALT, tu vois combien ils se mettent dans les poches ?
Marisol, appuyée le dos au chambranle, une longue jambe dehors, une dedans, demanda :
– Que ? La quoi ?
– La MALT. La « Malaysian Timber », expliquai-je. Une société malaise d’exploitation du bois.
– Ils ont une base là-haut, continua Kim. 3000 bonhommes qui bossent pour eux. Ils rasent tout ce qu’ils trouvent, ces enfoirés !
– Tout ce monde ? s’étonna Marisol.
– Et plus que ça, même, rigolai-je. Tu verras, c’est bourré de peuple, là où on va. Il y a plusieurs compagnies qui se disputent le gâteau. La MALT, c’est la plus grosse.
– C’est une bande d’assassins ! glapit Kim.
Et il entreprit de raconter à Marisol comment il s’était amené, frais émoulu de l’université, pour répandre des tracts appelant à la sauvegarde de la forêt. Comment il avait remonté tout seul cette rivière de cinglés. Et comment les sbires du service d’ordre de la MALT lui avaient administré le genre de raclée qui compte dans une vie d’homme.
 
Devant nous, la Lon-Stung s’ouvrait, calme, large d’une cinquantaine de mètres. Le ciel était sombre, mais il ne faisait pas mine de vouloir pleuvoir. Devant nous jaillissait une horde d’aigrettes blanches qui filaient au ras de l’onde et disparaissaient dans la mangrove.
Bang avait tendu son hamac à la proue. On ne distinguait plus de lui que son gros bide, émergeant de la toile kaki.
Bozo apparut à la porte de la timonerie, pâle, les yeux rouges, casquette de base-ball à l’envers sur le crâne.
– Euh, excuse-moi pour hier, j’avais pas le moral…
– Pas de problème, vieux. Tu relaies Kim ?
Il rigola :
– Ça roule, capitaine poule. J’prends la barre, cap’tain peinard !
 
(A suivre)

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