Haig : Le secret des Monts Rouges
Episode 27
Mensonges, encore…
Dans l’après-midi, une bruine légère s’installa, chuintant gentiment sur la plaine placide du lac. L’air était noyé, trouble, qui étendait devant toute chose un rideau de larmes. Au-dessus de nous, la dalle grise du ciel semblait reposer sur les trois sommets tronqués des Monts Rouges.
Un des sampans amarrés devant l’hôtel appareilla pour redescendre la rivière et rejoindre Sato-Do, son port d’attache.
Bang était à son bord.
Quand il m’avait demandé son compte, je lui avais donné son salaire habituel, plus la moitié de la part de Bozo. A l’échelle de l’économie cambodgienne, il partait riche.
Ça n’arrangeait pas mes haricots, la défection de cette force de la nature. En plus doué d’indiscutables qualités guerrières. Mais je ne m’étais pas senti le droit de lui demander de rester.
Ses attributions, c’était marinier et docker. A la rigueur faire le coup de feu s’il s’agissait de défendre le bateau. Mais le combat dans lequel je m’engageais ne le concernait en rien.
Quand il m’avait salué, serrant ma main dans sa patte d’ours, il m’avait prévenu, désignant du menton la cabine où Marisol se trouvait planquée :
– Haig, cette femme pas bonne, no good.
– Je sais, Bang…
Dés que le cul du sampan eut disparu dans le brouillard de flotte, je commençai à mettre en œuvre mon plan, tel que je le concoctais depuis…
Depuis qu’on avait découvert les cadavres des victimes à la pagode de mon pote le moine.
Ou même depuis que j’avais laissé Marisol monter à bord.
Ou bien même depuis Phnom Penh, quand on avait retrouvé le vieil Espagnol égorgé sur le quai de la Marie-Barjo.
Fameux, le plan, n’est-ce pas ?
Ce même plan qui m’avait conduit à placer ma péniche sous le feu d’un commando, causer la mort violente d’un petit gars de vingt ans et maintenant la désertion d’un type qui s’était montré des plus fidèles.
Digne des plus grands stratèges, vraiment !
Mais bon… Si je renonçais maintenant, je passerais le reste de mon existence à me demander où ce chemin menait.
Le propre d’un aventurier n’est-il pas d’aller jusqu’au bout de ses conneries, même les plus grosses ?
Oui… D’accord… Surtout les plus grosses.
J’emmenai Kim chez Poun.
On prit une chambre, comme deux voyageurs fatigués désireux de prendre une douche.
Les deux Français, Pierrot le dogue et Valentin le fourbe, continuaient à se maintenir le moral au gnac-soda, accoudés au comptoir. Poun bouffait une soupe aux nouilles.
Pierrot lança une remarque désobligeante sur nos mœurs supposées tandis qu’on s’engageait dans l’escalier des chambres, Kim et moi. Je ne relevai pas.
Dans la piaule, j’expliquai longuement, posément et précisément tous les détails de l’affaire, tels que je les analysais à ce point de l’histoire.
Puis je lui décrivis ce que je comptais faire.
Et ce que j’attendais de lui.
Il n’hésita guère.
– Je marche.
– Réfléchis bien, Kim. Tu n’es pas obligé…
Il haussa ses frêles épaules.
– J’ai accepté cette aventure. Toutes ces choses extraordinaires. Tous ces plaisirs… Je ne vais pas canner maintenant… Et puis je le dois à la mémoire de Bozo…
Il sourit.
– Et puis un Bouddha en or massif, hein ?
– Oui.
– Et des jades, hein ?
– Et des jades.
On se serra la pogne en rigolant. Notre premier vrai rire depuis la mort du copain.
Le crépuscule était déjà là. Au bateau, Kim se prépara silencieusement.
Vivres. Hamac. Bâche plastique. Flingue.
Le sifflet à roulette, cadeau d’une marque de voiture, que nous avait laissé Bang.
Enfin, je lui confiai le Horstal, le fusil de sniper à vision nocturne que j’avais acheté à Santiag, le maquereau de MALT City.
Je le regardai disparaître dans l’obscurité.
J’avais confiance en lui. Sous ses allures d’étudiant fragile, il avait déjà pas mal bourlingué dans cette forêt et, depuis que je le connaissais, il ne m’avait montré que courage, intelligence et loyauté.
On ne pouvait pas en dire autant de tout le monde…
Je préparai rapidement une tambouille à base de riz et de conserve et, un soupir dans la poitrine, gagnai la cabine où Marisol était confinée.
Cachée, la fille.
Je m’étais laissé convaincre de dissimuler sa présence aux deux bandits français. Ceux qu’elle appelait « Les assassins de mon père ».
Elle jeta son bouquin à mon entrée dans l’étroite pièce de métal et tendit les bras vers moi.
– Ay, Capitaine…
En short. Torse nu. La peau luisante comme un miel sombre. Les cheveux noirs en désordre.
Elle repoussa la gamelle. M’attira contre elle. Griffa ma poitrine des pointes dures de ses seins. Ses dents mordirent mon oreille. Elle souffla :
– Alors, tu viens enfin t’occuper de ta prisonnière ?
Et à nouveau, on s’embarqua pour une danse de sexe dont on ne ressortit que deux heures plus tard, brûlants, meurtris, les peaux ruisselantes et le cœur chaviré.
Elle s’endormit peu après.
Je restai assis près d’elle, au bord de sa couchette, et fumai un joint. Tentant de me relaxer. Me répétant l’histoire. Son histoire. Enfin… L’histoire qu’elle me l’avait racontée.
Phnom Penh. Février 1974.
La démence règne. Il est évident que les Américains vaincus vont fuir le continent, queues entre les jambes. Tout ce que l’ancienne Indochine compte d’aventuriers et de filous se dépêche de tirer les derniers marrons du feu.
Carlo, le père de Marisol, s’est spécialisé dans l’évacuation des biens des notables, occidentaux en fuite ou riches asiates, moyennant des commissions bien gourmandes.
Son atout pour ce business : il a des bons contacts dans l’aviation américaine, qui emploie beaucoup d’hispaniques aux postes subalternes.
Un jour, Pierrot et Valentin le contactent. Les trois hommes se connaissent. Ils magouillent en Indochine depuis les années 40.
Les deux Français viennent de piller une pagode.
Marisol m’avait montré un dossier. Des photos en couleurs bleutées froides : beaucoup de statuettes en jade ; des bijoux sertis d’énormes rubis ; des pierres dépareillés séparées au burin de l’idole que les avait portées… Et la pièce maîtresse, un Bouddha à la conque, une main levée, l’autre tenant un coquillage, d’une trentaine de centimètres de haut, en or massif, avec des ongles et des yeux en jade et un diamant blanc de 70 carats au milieu du front.
– Mon padre, il a su tout de suite que ce Bouddha il valait une fortune. C’est une pièce unique, très ancienne…
Pierrot et Valentin sont aux abois. Ils n’ont pas de fric, sont connus partout pour leur malhonnêteté, grillés auprès de toutes les autorités possibles.
Carlo leur achète les pièces pour quelques milliers de dollars.
Et se retrouve devant un problème.
Faire sortir du continent des gens, des valises de biftons ou des sacoches de bijoux, c’est une chose. Sortir des pièces archéologiques de cette valeur, c’en est une autre. Et Carlo n’a pas de relations assez haut placées.
Comme la plupart des gens, il pense que les choses vont se calmer vite en Asie du Sud-est.
Qu’après un temps de communisme pur et dur, les régimes vainqueurs vont relâcher la pression et vite reprendre, en bons orientaux, les relations de business avec le reste du monde.
Avec un de ses complices, pilote d’hélicoptère, et un marine des forces spéciales, Carlo emporte le Bouddha, les jades et les pierres dans un endroit tranquille qu’il connait. Ici-même, dans les Monts Rouges. Et il les planque là-haut, enterrés dans un ancien bunker japonais, espérant pouvoir revenir les chercher deux ou trois ans plus tard.
Seulement voilà : il lui avait fallu patienter un quart de siècle.
Entretemps, il s’était marié et avait eu une fille qui s’appelait Marisol.
Quand il avait appris que la zone des Monts Rouges était de nouveau accessible, il s’était lancé à la recherche de son trésor.
Seulement voilà : à peine était-il parvenu à Phnom Penh que les deux affreux, Pierrot et Valentin, avaient ressurgi.
– Ils disaient que mon padre il les avait arnaqués, à l’époque mais que ce n’était pas grave, qu’ils voulaient bien l’aider et que, au bout, il y aurait assez de pognon pour tout le monde.
Alors, Carlo leur a dit où se trouvait le pactole.
Seulement voilà : dés ce moment, les deux Français n’avaient plus rien voulu partager du tout. Mieux, ils avaient entrepris de se débarrasser de Carlo.
Carlo, qui était venu mendier mon aide, un soir, sur le port de Phnom Penh.
Carlo, qu’ils avaient assassiné sur le quai la même nuit…
Une bien belle et triste histoire, en somme.
Seulement voilà…
Je regardai Marisol. Elle dormait. Enfin… Elle avait les yeux fermés et la respiration régulière. C’est tout ce dont on pouvait être certain, avec une garce pareille.
(A suivre)