Haig : Le secret des Monts Rouges
Episode 24
L’embuscade
L’un des deux types sur la berge épaula.
Je tirai en l’air et me jetai de tout mon long sur l’étroit plat-bord en beuglant.
– Alerte ! En poste, bordel de merde !
Une rafale de trois balles passa au-dessus de moi en sifflant.
Une nuée d’oiseaux blancs affolés s’envola d’un arbre proche dans un battement assourdissant.
– En poste !…
Bang devait se placer à la proue. Bozo à l’arrière.
Kim devait foncer à la barre et mettre toute la gomme pour nous tirer le plus vite possible du mauvais pas.
On avait répété la manœuvre plusieurs fois.
En rigolant.
En pensant que ça ne nous servirait jamais.
Et puis voilà…
Bang fut le premier. C’était le seul à avoir été soldat combattant, avec ses potes les Américains.
Je le vis jaillir littéralement de la cale, baudrier déjà bouclé autour de son énorme torse, AK 47 à la main. Il s’accroupit, arma et leva brièvement le poing, pouce en l’air.
– Good for me !
De l’autre côté, à l’arrière, Bozo bondissait à son poste. Le cœur serré, je le vis s’acharner à enclencher son chargeur. Il avait le geste fébrile, maladroit. Et surtout, il était debout.
Je hurlai :
– Couche-toi, Bozo !
Il m’entendit. S’immobilisa.
Je vis ses yeux s’écarquiller alors qu’il découvrait les silhouettes de nos assaillants, sur la rive. Un réflexe le jeta sur la tôle. Juste à temps. Une nouvelle rafale stria l’air là où se trouvait sa tête une microseconde plus tôt.
Du coin de l’œil, j’aperçus Kim. Il venait de se mettre à la barre.
A mon tour.
Mon poste, c’était sur le toit de la timonerie, au point le plus haut du bateau, d’où j’étais censé arroser tous azimuts.
Je chassai toute pensée. Me dressai. M’élançai.
J’avais déjà sauté dans ma vie, mais jamais si vite ni à si grandes enjambées. En trois bonds, je fus sur le toit du carré. Encore deux sauts. Une rafale crépita sur la tôle, juste derrière mes talons.
Je me retrouvai couché en tirailleur sur la timonerie.
Jetai un œil.
Une pince d’acier se referma sur ma poitrine. D’autres gars en uniforme Khmer rouge étaient apparus aux côtés des deux premiers. Un, deux, trois… Ils étaient huit, alignés sur la berge, hérissés d’armes, les pieds dans l’eau.
Je cognai du poing sur la tôle.
– Kim, démarre !
On ouvrit le feu tous les trois en même temps, Bang, Bozo et moi. Mais nos assaillants étaient des types aguerris. Nos détonations n’avaient pas retentis qu’ils s’étaient tous planqués, invisibles, qui dans les taillis, qui dans les roseaux.
On cessa le tir.
J’aperçus Bozo, de nouveau en train de se battre avec son arme, enclenchant un nouveau chargeur. Il avait déjà vidé le premier en flinguant comme un dératé.
Sur la rive, de derrière une souche, un petit costaud se dressa d’un bond, criant un ordre.
Les sept autres réapparurent, fusils épaulés, leurs gueules noires pointées sur nos peaux.
Le petit chef tenait un pistolet, qu’il braqua à son tour.
C’est à ce moment-là que je remarquai, pendu à sa ceinture, en travers de son aine, un objet qui n’aurait jamais du s’y trouver.
Un poignard.
Enorme, le couteau. Long et large comme une machette.
Dans une gaine de peau décorée de perles bleues.
Avec des franges qui pendaient.
Un poignard amérindien.
Ici, en pleine jungle d’Asie.
Une arme neuve. Chère. A la ceinture d’un misérable coureur des bois.
Mais ce n’était pas le moment de s’interroger sur ce mystère.
Pas l’heure. Pas l’heure du tout.
Je cognai sur le toit avec la crosse de mon fusil.
– Kim, qu’est-ce que tu fous ?
Je l’entendis hurler, en-dessous de moi, la voix assourdie par l’épaisseur de la ferraille.
– Haig, ça marche pas !… Le démarreur… ça marche pas !
Ce bon dieu de démarreur électrique qui choisissait son heure pour nous laisser en rade !
Les salopards ouvrirent le feu.
A volonté, le feu. Fusils réglés en rafales continues. A fond les chargeurs.
Une pluie de métal s’abattait sur nous. Les balles rebondissaient sur la tôle du bateau, claquaient, miaulaient, nous jetaient dans un enfer paniquant.
Couché sur mon toit, aplati au maximum, avec le désir fou de m’enfoncer dans la tôle, j’eus le réflexe de tourner la tête et de hurler en direction de Bang :
– Manivelle, Bang, manivelle !…
Il comprit immédiatement et bondit de son poste au fond de la cale. Je le vis disparaître vers le trapon qui menait au moteur.
Une paire de secondes plus tard, Marisol fit irruption de la cale et prit sa place à la proue, accroupie, une Kalachnikov dans les mains.
Combien de fois lui avais-je répété qu’en cas d’attaque, son rôle était de se planquer au plus profond de sa cabine et d’attendre que les choses se passent ?
– Non, Marisol !
Elle secoua négativement la tête tout en armant son AK avec d’un geste précis de soudard expérimenté.
– Marisol, à fond de cale !
Elle secoua de nouveau la tête.
– C’est un ordre !
Elle m’adressa un doigt d’honneur, épaula et tira une rafale de trois balles.
Je laissai tomber.
Qu’est-ce que je pouvais y faire ?
Je tirai à mon tour.
Je les voyais bien, maintenant.
Le chef, le petit costaud au poignard de sioux, se tenait derrière son espèce de grosse souche de bois recouverte de mousse. Il se levait, tirait une balle de son Tokarev, beuglait des encouragements à ses hommes d’une voix aiguë qui portait jusqu’à nous et se recroquevillait, le temps d’échapper à nos tirs, avant de se relever de nouveau.
Il y avait les deux premiers que j’avais vus, à mon réveil, ce matin. Ils étaient planqués derrière le groupe de rochers. Les espaces entre les pierres leur faisaient des meurtrières naturelles. Ils n’avaient pas besoin de se découvrir. Avec du bol, on pourrait peut-être éliminer les autres, mais ceux-là étaient intouchables. Ils tiendraient toute la journée, s’il le fallait.
Quatre étaient cachés dans l’épaisseur des roseaux, se levant et se rabaissant par groupes de deux. L’un de ceux-là était plus grand que la moyenne. Un échalas très maigre, aux côtes apparentes, torse nu, en short, coiffé d’une casquette chinoise à étoile rouge.
Enfin, allongé sur une branche, il y avait un gars très jeune, à peine un adolescent, qui maniait un fusil d’assaut à chien, une antiquité qui devait dater de la guerre mondiale.
Et ces enfoirés ne cessaient pas de tirer !
Qu’est-ce qu’ils voulaient ? Epuiser d’un coup leur stock de munitions ?
Ils n’avaient aucune chance de nous avoir.
Même si l’un ou l’autre, ou même plusieurs d’entre nous y passait, il en resterait toujours un ou deux capables de se planquer derrière les tôles épaisses.
Le moteur toussa. Brave Bang !
Une deuxième toux. Et ça y était… Je hurlai à Marisol :
– Relève l’ancre !
Elle lâcha son arme, empoigna la chaîne et se mit à tirer comme une sauvage. Brave fille !
– Kim, les gaz, à fond !
Aussitôt, le moteur rugit. La Marie-Barjo s’élança en avant. Brave rafiot !
On s’éloignait déjà de nos assaillants quand le grand maigre torse nu nous envoya quelque chose, une boule, qui passa au-dessus de moi et tomba dans la cale.
Une grenade.
Le bruit de l’explosion, dans cette caisse de métal fut énorme.
Choqué, les oreilles sifflantes, je vis avec horreur Bozo se dresser d’un bond, une de ses grenades à la main.
– Bozo, non !
Il la dégoupilla et la lança vers les roseaux. Trop court. Elle tomba dans l’eau où elle sauta avec un bruit sourd, soulevant une gerbe de flotte et d’écume.
Sur la berge, le grand maigre épaula. Je vis les trois flammes de son tir. Une des balles rebondit sur la timonerie et me fila devant en sifflant. Une autre se perdit dans la nature. La troisième fit exploser la tête de Bozo.
(A suivre)