browser icon
You are using an insecure version of your web browser. Please update your browser!
Using an outdated browser makes your computer unsafe. For a safer, faster, more enjoyable user experience, please update your browser today or try a newer browser.

Episode 23: Barrage

Publié par le 17 décembre 2013
Haig : Le secret des Monts Rouges
Episode 23
Barrage
 
 
Bang finissait de doubler l’amarre entre la Marie-Barjo et l’arbre abattu qui nous barrait la rivière quand Bozo s’amena, finissant d’ajuster son baudrier plein de chargeurs, son AK 47 bringuebalant en travers du ventre.
Il ouvrit la bouche pour gueuler je ne sais quoi.
Je le stoppai du geste.
– Ferme-la, chuchotai-je. On se tait et on écoute !
 
On resta un moment immobiles. Tendus. Sur le qui-vive.
Les berges étaient recouvertes d’un fouillis de jungle.
Inextricable, le coin. Feuillages épais de toutes les nuances de vert. Jets de palmes comme des bouquets de plumes. Filets de lianes entrelacées dans l’ombre.
L’eau chuintait doucement le long de la coque.
Tirant sur ses filins noués à deux grosses branches, la Marie arrachait des grincements brefs au tronc d’arbre.
Après quelques minutes, une sorte de coucou se réveilla quelque part dans la grande masse sombre.
Un autre.
Un jacassement aigu, comme un ricanement.
Puis un chœur de sifflements.
Les oiseaux, un moment dérangés par notre ronflement de moteur, reprenaient leur concert interrompu.
C’était plutôt bon signe. Il y avait de grandes chances qu’on soit les seuls humains à traîner par ici.
Et je préférais ça. Infiniment.
 
– C’est bon, les gars, dis-je.
On se relaxa un peu.
– Bang, tu braques à gauche, ordonnai-je. Bozo et Kim, vous braquez à droite. Au moindre truc qui bouge, vous tirez dedans. Moi, j’escalade ce mastard…
Soit l’arbre était tombé naturellement, soit quelqu’un l’avait aidé. Examiner sa base me dirait de laquelle des deux solutions il s’agissait.
Je grimpai facilement le long du tronc en prenant appui sur les branches à l’écorce lisse et squameuse de reptile qui le hérissaient. La souche était à ma gauche, contre un talus de terre jaune qui masquait à demi ce qui me paraissait être un gros trou.
Un autre bon signe.
De l’autre côté, le faîte se perdait dans une masse barbue de grands roseaux.
Je me redressai. Marchai jusqu’aux racines.
C’était bien un trou.
Enorme, le trou. Un gouffre de glaise. A y loger une baraque et ses dépendances.
Et récent. Les flancs luisants. Le fond pas encore empli d’eau.
Je respirai.
Ce gros machin s’était cassé la margoulette tout seul, sans l’aide d’une main d’homme.
Ça arrivait de temps en temps. Chaque année, pendant les pluies, le flot grossi emportait des bouts de berge. Les arbres qui avaient eu la mauvaise idée d’y pousser étaient emportés. Notre gros copain mort, dont les racines n’étaient plus que des moignons blanchâtres, n’avait plus assez de force pour résister au courant. Il s’était couché.
Cause naturelle.
 
Je me retournai pour aller inspecter le faîte, de l’autre côté.
A hauteur du bateau, je fis signe à Bozo de me rejoindre. Il grimpa et on se dirigea vers l’endroit où le tronc se perdait dans les roseaux géants, presque aussi hauts que lui.
– Tu crois qu’il y a des mecs ? murmura Bozo.
– Sais pas. Mais si tu vois quelque chose, tu tires.
A nouveau, je scrutai le couvert des arbres. Les taillis qui fourmillaient de lianes et de palmes. Les barres noires des troncs des arbres les plus proches…
Je cherchais un bout de peau. L’éclat d’une paire d’yeux. Celui d’un bout de métal. Une silhouette accroupie, ombre dans l’ombre…
Rien.
Seulement la forêt et les oiseaux qui jacassaient à tout va.
J’avançai encore.
Plouf ! Plouf ! Plouf !
Des dizaines de gros batraciens invisibles sautèrent dans la flotte à mon approche.
Encore un bon signe. Si des types étaient venus se planquer dans le coin, ces bestioles seraient restées dans l’eau.
J’arrivai dans les roseaux. Après 3 ou 4 mètres, je tombai sur une cassure hérissée d’énormes échardes.
Vieille, la cassure. Du bois rongé. Blafard.
Elle datait de bien avant que l’arbre ne tombe.
Je sautai sur place. Le tronc oscilla faiblement à chacune de mes retombées.
– C’est bon, soupirai-je. Il n’est pas coincé. On va pouvoir le pousser avec le bateau…
Je rigolai, soulagé. Je nous voyais déjà obligés de manier la tronçonneuse, avertissant tous les lascars qui pouvaient traîner dans la région de notre présence et de nos emmerdes, avec deux gars en sentinelles et tout le tralala. Et à chaque instant la trouille au ventre qu’un fâcheux nous tombe dessus.
 
Revenu au bateau, je pris la barre. Pressai le gros bouton orange du démarreur électrique. Miracle : le moteur toussa aussitôt et, encore chaud, se mit à ronronner comme la bonne grosse bête de métal qu’il était.
Bang et Bozo détachèrent les amarres.
Je poussai d’un poil la manette des gaz. La Marie se dandina quelques instants, bizarrement légère entre mes mains, malgré les 20 futs d’eau qui lestaient la cale, avança et colla son mufle contre l’arbre.
Je remis du gaz.
Le General Motors rugit. Une épaisse colonne d’eau brassée, encombrée de touffes d’herbe et de banchages s’éleva à deux bons mètres de hauteur du cul de la Marie.
L’énorme tronc ne résista pas. La poussée acheva d’arracher ses vieilles racines à la glaise et il se laissa gentiment glisser de côté, libérant le passage.
La minute d’après, le problème était réglé et la voie libre.
Bozo, à la porte de la timonerie, leva sa kalachnikov au ciel, poussa un hululement de joie et se tourna vers moi.
– Tu vois, tu te prends toujours la tête, capitaine Rouspète !
Et il éclata de rire, la gueule fendue jusqu’aux oreilles, les yeux brillant de toute la malice du monde.
Je vous ai dit, pour quand il riait, mon copain Bozo ?
 
On s’arrêta peu après, dans un coin où deux arroyos rejoignaient la rivière, l’un en face de l’autre, formant deux criques symétriques.
Le cours en devenait plus large.
Je nous plaçai au milieu et, aux amarres reliées au sol, je préférai pour une fois l’ancre.
Je n’avais pas tout à fait repoussé l’idée qu’une bande de salopards puisse en vouloir à notre bateau. Si jamais c’était le cas, il leur faudrait nager ou bien affréter une pirogue pour nous attaquer.
 
Un peu avant le couchant, les feuillages des arbres qui nous entouraient s’animèrent soudain. Un grand bruissement retentit au-dessus de nos têtes.
Sonore, le bruit. Quasi assourdissant. Comme si on froissait une immense feuille de papier cristal.
– Regarde, Marisol ! cria Bozo en désignant le ciel, strié de nuées de formes noires qui filaient à toute vitesse.
Ay, fit-elle, des oiseaux ! Comme ils sont nombreux !
Bozo et Kim éclatèrent de rire.
– C’est pas des oiseaux, Marisol. C’est des chauves-souris, des putains de milliers de chauves-souris !
Marisol grimaça.
– Beurk…
– Ne dis pas ça, rigola Kim, c’est très bon en brochettes.
Et Bozo renchérit :
– C’est encore meilleur en ragoût, madame Dégoût !
Les chauves-souris disparurent aussi vite qu’elles avaient pris leur essor, laissant la place aux moustiques et autres insectes nocturnes et piquants, véritables seigneurs de ces fonds de jungle.
 
Je pris le dernier tour de garde, de quatre heures à l’aube. Mais même avant ma veille, je ne dormis que très peu, tendu, attentif à chaque bruit. Au petit matin, je pris mon fusil et sortis de la timonerie.
Il faisait frais. Autour de nous, la forêt n’était encore qu’une masse indistincte. Des roseaux et buissons des berges s’élevaient les derniers bruissements de la vie nocturne, ponctués d’appels tristes de crapauds.
Une chandelle luisait faiblement à l’avant de la cale, dans le gourbi de Bang.
La surface luisante de l’eau émergeait lentement de l’obscurité, recouverte d’un drap de brume.
Je m’étirai. M’approchai du plat-bord. Déboutonnai ma braguette. Urinai.
Soudain s’éleva la stridulation d’une cigale, semblable à une lame de scie attaquant le bois. Puis cent. Puis mille. Réveillés, les oiseaux se remirent à piailler de tous côtés.
Comme toujours, la lumière grimpait très rapidement. Devant moi, sur la berge, les formes se précisaient. Je distinguai une coulée de palmiers nains qui tombait du couvert de la forêt pour s’épandre au bord du rivage. Un groupe de trois rochers aux pieds trempant dans l’eau. Et deux types en uniforme Khmer rouge, AK 47 en travers de la poitrine, qui m’observaient pisser.
Je beuglai :
– ALERTE !
 
(A suivre)

One Response to Episode 23: Barrage

Laisser un commentaire