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Episode 20: Le maquereau

Publié par le 6 décembre 2013

Haig : Le Secret des Monts Rouges

Episode 20

Le maquereau

 
 
En fin d’après-midi, je sortis une chemise propre, me décrassai un peu et me filai quelques claques à l’eau de toilette.
Marisol me regardait me préparer, interrogative.
– Tu sors ?
– Je vais au bordel.
Ses fins sourcils allèrent faire un tour au milieu de son front. Elle resta quelques instants interloquée par ma franchise puis retrouva la totalité de ses moyens.
– Je peux venir ?
Je rigolai.
– Marisol, c’est plein de bûcherons en rut, là, dehors. Les autres types, ceux qui tiennent les bars, ce n’est pas qu’ils vendraient leur mère, c’est qu’ils ont commencé par ça. Sorti du bateau, ton joli petit cul tout propre ne ferait pas dix mètres.
J’eus droit à une insulte muette des grands yeux turquoise, mais elle fit ce que j’attendais d’elle : regagner sa cabine et claquer l’écoutille derrière elle.
 
Le quartier des plaisirs de MALT City reposait sur une forêt de pilotis, des passerelles de bois et des ponts de cordes, au-dessus de ce qu’en tout autre endroit du monde on aurait nommé une décharge publique.
Un nombre invraisemblable de cahutes minuscules à la porte masquée d’un rideau se pressaient les unes contre les autres.
Devant, des paysannes maussades poireautaient, déguisées plutôt que vêtues de bustiers moulants et de jupettes, toutes cuisses dehors.
De loin en loin s’élevaient des sortes de préaux recouverts de néons publicitaires multicolores qui flambaient sur le fond de grisaille du jour et de tristesse de la boue.
Des bistrots.
Tables de formica. Chaises de plastique. Caisses de bouteilles empilées. Billards. Machines à sous vidéos.
Des serveurs aux gueules de chats sauvages.
Et encore des filles. Presque à poils, celles-là.
Le plus grand de ces établissements, avec une façade de 20 mètres, s’appelait le Rockstar. C’était le plus moderne. Le plus chargé en néons de toutes sortes. C’était aussi celui où la musique était la plus forte.
C’était surtout le palais du prince des maques du coin, mon client, Santiag.
 
J’entrai.
La longue salle était sombre. Au fond, les jeux vidéos rangés en long clignotaient frénétiquement. A une table, un groupe de bûcherons en combinaison de la MALT faisait la foire avec trois putains soûles prises de fous rires.
– Hey, mon pote Haig. Parole, je pisse de joie quand je te vois. C’est de l’amour, tu peux me croire !
– Salut, Santiag.
Il était derrière son comptoir de bambou, dans la demi-obscurité d’une lampe braquée vers le bas, sur la caisse et le pognon, entouré de trois gardes, des jeunes types impassibles en treillis noir.
– Et je m’y connais, mec, continuait-il. Parole, si tu veux parler d’amour, alors assied-toi et parle à Santiag !
 C’était un tout petit homme maigre et vif comme un serpent.
 Longs cheveux de musicien de rock. Visage osseux à la grande bouche vorace. Lunettes noires qu’il n’ôtait presque jamais.
Derrière, il planquait deux petits yeux fixes et froids de mangouste.
Il portait des jeans serrés et une des paires de sa collection de bottes mexicaines, auxquelles il devait son surnom.
Un pan de son petit gilet de cuir de western s’écartait sur la crosse du gros colt 45 qu’il portait sous l’aisselle.
– Comment va le business ? beuglai-je.
On criait. Histoire de se faire entendre par dessus la musique des Kiss qui faisait trembler toute la baraque.
– De la merde, mec. Encore un mois et je me tire de ce trou du cul du monde.
Il claqua de la main sur son comptoir et me tendit l’index sous le nez, montrant des dents comme s’il voulait me bouffer.
– Tu comprends ça, mec ? C’est la dernière fois que tu me vois dans ce bol de merde. Je me casse. Je m’envole…
Il écarta ses deux bras maigres, mimant son essor, et rabattit les mains sur le comptoir.
– Parole, mec. Quand tu es entré, j’étais justement en train de me dire que je n’avais pas besoin de renouveler mon stock.
– Tu m’as déjà fait le coup.
– Non, cette fois, c’est vrai…
Il fit signe à un de ses anges noirs de baisser le volume de la musique et à un autre de nous apporter à boire.
– J’en ai ma claque de tous ces cons bourrés et de ces grosses vaches. Tu peux me dire ce qu’un bon mec comme Santiag fait dans cette merde, hein, tu peux me le dire ?
– De l’argent.
Il prit les deux bières que lui apportait son sbire.
– Arrête, Haig. Du pognon ? A Phnom Penh, je monte un business en moins d’une journée. Quoi, je dis une journée ? Une putain d’heure et je suis le roi. Parole, si tu veux parler de bon business, alors assied-toi et parle avec Santiag.
 Il dégoupilla une des bières et me tendit l’autre tout en continuant à brailler.
– Qu’est-ce que je dis, Phom Penh ? Parole, qu’est-ce que j’en ai a foutre, de Phnom Penh ? C’est à Saïgon que je me casse. Ça, c’est une ville avec du pognon et des mecs qui ont la vraie classe. Parole, j’en peux plus de toute cette boue, mec…
Je rigolais.
Ça faisait six mois que je le connaissais. A chacun de mes passages, il m’avait raconté la même histoire. En oubliant toujours de me dire pourquoi il avait du quitter Phnom Penh, un an plus tôt, assez précipitamment. Et pourquoi il ne pouvait pas y revenir.
 
Santiag, c’était un Khmer « Leu », c’est à dire un natif du delta du Mékong, annexé par le Vietnam cinq siècles plus tôt.
Gamin des rues de Saïgon, sa vie de voyou avait commencé avec les soldats américains : revente de drogues, rabattage de filles et autres petits services. Comme beaucoup de Khmer Leu, il avait suivi les Yankees quand ceux-ci avaient envahi le Cambodge. Et puis il s’était retrouvé pris dans la tourmente.
Réfugié dans un des camps de la frontière thaïlandaise, il avait réussi à gagner les USA où, m’avait-il dit, il avait passé pas mal d’années à Long Beach, en Californie, avant de revenir au pays, quand la guerre s’était calmée.
 
Il m’entraîna dans le réduit de contreplaqué, par derrière, où il menait ses petites affaires.
– Hey, mon pote, j’ai une hallucination où c’est une foutue bouteille de whisky dans ta poche ?
– Un échantillon. J’ai 500 de ses copines dans ma cale.
– Je vais me rouler par terre et pleurer de joie. Et des bières ? Tu m’as apporté des bières ? Je veux dire des vraies bières, mec, pas des cannettes d’urine de porc comme la dernière fois, ça rend mes clients nerveux.
– Des « Tiger », 3 dollars l’une.
– Non. Tu as appris à compter sur un altimètre ou quoi ? Je sucerais des bites d’ânes avant de payer ce prix-là…
– Comme tu veux…
– Combien tu en as ?
– 2000.
– Quoi ? Seulement 2000 ? C’est un bateau que tu pilotes ou un foutu caddie de supermarché ?…
 
Il continua un moment, pour le plaisir de tchatcher. Comme Sopak, cet enfoiré avait vite remarqué que je n’aimais pas marchander. Il me força facilement à faire des concessions sur les  prix et m’acheta tout le stock.
On scella le deal avec deux verres de scotch bien tassé et je lui demandai :
– Dis-moi, Santiag, tu as toujours le fusil américain ? Celui avec la lunette de visée nocturne ?
– Euh… Tu tombes mal, je viens juste de le promettre à un mec !
Il me sortait ça par réflexe de vendeur, mais il avait hésité un instant. Signe que c’était bon : il avait toujours le flingue.
Je souris. Est-ce qu’il m’arrivait enfin un coup de chance, sur ce bon dieu de voyage ?
– 400 dollars. Cash. Ce soir.
– Hey, mec… L’autre gars m’a promis 600.
– Okay.
Ça la lui coupa. Net. Il me scruta un moment. Compris que j’étais sérieux. Haussa les épaules. Hocha la tête.
– Comme tu veux, mec. C’est ton fric.
 
A la Marie-Barjo, j’appelai Kim.
– Je vais prendre du fric dans la caisse pour m’acheter un fusil.
Il écarquilla les yeux, surpris.
– Tu te rappelles qu’on a 5 Kalachnikov à bord, plus un shotgun et je ne sais plus combien de pistolets, sans compter les grenades ?
– C’est un fusil spécial, expliquai-je.
Il hocha la tête, l’air distrait. Il se demandait sans doute pourquoi je lui en faisais part. Les armes ne valaient rien, dans ce pays. 5 dollars. 10 dollars. Les outils à tuer ne sont jamais chers dans les pays de misère.
– Je prends 600 dollars, annonçai-je.
Du coup, sa mâchoire inférieure tomba
– Tu as besoin d’un fusil à 600 dollars ?
– Disons que je fais un caprice…
 
(A suivre) 

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