Haig : Le Secret des Monts Rouges
Episode 17
Champs de coupe
La rivière. Grandiose.
Sinueuse. Un serpent à la peau jaune marbrée de vert.
Ses berges couvertes de forêt. Moutonnement des feuillages presque noirs sous un ciel coloré au fusain.
Magnifique.
Dans ce décor créé par le plus artiste des dieux, les campements des compagnies forestières se ressemblaient tous.
C’étaient des chancres.
Des plaies de boue striées de traînées d’argile rouge comme du vieux sang. Des chantiers de terre mise à nue.
Ravinée. Défoncée. Ecorchée.
Des plaques de gangrène qui s’étendaient le long des berges et repoussaient au loin les lisières de la forêt.
Des gigantesques blessures où grouillaient des termitières de bonhommes, de véhicules et d’engins.
Et tout ça dans la trépidation incessante des moteurs, les cris et les sifflements des hommes, plus les stridulations aiguës, rageuses, méchantes, des scies mécaniques et des tronçonneuses.
Par centaines s’empilaient en désordre sur les rivages les troncs d’arbres étêtés et écorcés. Cylindres morts. Nus. Livides. Cadavres de titans.
Leurs tas monumentaux formaient des digues irrégulières, moitié dans la boue, moitié dans la flotte, à l’endroit où ils étaient tombés, poussés par les bulldozers du haut des pentes.
Les ornières que leur chute avait creusées semblaient les labours d’un paysan géant, vandale, ivre et maladroit.
Parfois, il y avait un quai. Un mauvais débarcadère de rondins et de bidons. Mais le plus souvent, l’accès au camp se limitait à une pente de boue dans laquelle il fallait planter la proue de la Marie-Barjo.
Il y avait toujours un coin un peu plus propre que le reste.
Un ensemble de baraquements de chantiers, de grandes tentes militaires et de containers de métal, parfois installés sur une terrasse hâtivement bétonnée.
C’était là que vivaient les chefs, les cadres de la compagnie. Des Malais. Des Thaïs. Des Indonésiens. C’était selon.
Au-delà du chantier, se vautrant le long des berges et contre la lisière de la végétation, reculant avec elle, toujours plus loin dans les terres, s’étendaient les bidonvilles habituels du tiers-monde, magmas de bâches multicolores, de métal de récupération et de plastique, dont s’écoulaient, flottant sur la rivière, des flots continuels d’ordures de toutes sortes.
On n’avait que peu de rapports avec les cadres.
Ces types vivaient reclus dans leurs baraques, n’en sortant que pour des tournées d’inspection, entourés de gardes du corps armés.
Ils disposaient de tout le ravitaillement nécessaire, apporté par les bateaux de leur compagnie ou des convois de véhicules tous-terrains, capables de se frayer un chemin dans la forêt le long de pistes ouvertes au bulldozer. Certains recevaient même la visite hebdomadaire d’un hélicoptère affrété par leur société.
Quand il arrivait qu’on fasse affaire, c’étaient sur des pièces mécaniques. Tous les camps disposaient d’un parc d’engins, tracteurs, bulls, grues… Sans compter un magasin de pièces détachées. Mais dans cette jungle, le matériel souffrait plus que ne l’avaient prévu les ingénieurs. Tout ce qui était pure mécanique, axes, roulements, bras, leviers, pétait sans arrêt. Les chefs mécanos étaient parfois bien contents de pouvoir fouiner dans notre foire à la ferraille.
Mais d’une manière générale, je trouvais plutôt ma clientèle de l’autre côté. Dans les bidonvilles.
Autour de chacun des camps prospéraient des petits ateliers indépendants, tenus par des types capables de construire un engin roulant à partir d’une vieille boite de vitesse, deux paires de roues dépareillées et les restes d’une cafetière électrique. C’étaient eux qui m’achetaient le plus de pièces.
Les bars et bordels, toujours nombreux dans ce genre de zones, me prenaient la bouffe et l’alcool.
Dans chacun des campements, j’avais un ou deux clients, choisis parmi les plus riches. Je leur vendais en gros, charge à eux de faire le détail.
C’était ce que j’appelais jouer mon rôle de régulateur social : si tous ces types, au fond de leurs trous de jungle, étaient capables de refiler aux bûcherons une boite de bière au prix auquel on aurait servi une bouteille de champagne dans la capitale, je me chargeais de la leur vendre le plus cher possible.
Enfin, j’avais toute une clientèle de types qui avaient assez économisé pour se payer une motocyclette, laquelle, attelée à une remorque, leur permettait de devenir un petit transporteur indépendant. Ou bien s’offrir une tronçonneuse, ce qui élevait au rang de coupeur, autrement dit un genre d’aristocrate.
Le travail quotidien ne différait pas beaucoup de celui d’un chauffeur-livreur.
Répétitif, le boulot. Chiant. Et en plus épuisant.
Aborder. Décharger dans les pires conditions possibles, à bras d’hommes sur des talus de boue. Rameuter les clients. Négocier. Encaisser le fric. Assister au début de la beuverie générale. Appareiller et disparaitre le plus vite possible.
Dans ce genre de contexte, il n’était pas bon de s’attarder une fois que les billets avaient changé de poches.
Les campements n’étaient guère éloignés les uns des autres. A peine quelques kilomètres. Certains se faisaient même face, berge à berge.
J’essayais de garder le rythme d’un camp par jour.
Depuis notre départ de la Française, préoccupé par la menace qui pesait sur ce voyage et ne voulant pas être pris au dépourvu, j’avais institué une garde de nuit : un quart de 3 heures chacun.
Ce temps rogné sur le sommeil nous manquait.
Après quelques jours et nuits à ce régime, on se demandait tous si on avait signé par inadvertance un engagement dans la légion étrangère, ou si le bagne de Cayenne venait de ré-ouvrir ses portes, juste pour nos pommes.
Kim s’était révélé un élément précieux pendant cette partie du voyage.
Patient, malin, bavard, capable de soutenir des longues conversations en khmer, il était devenu notre principal négociateur.
Nos clients appréciaient de causer avec un asiatique. Il leur en imposait, avec ses petits polos bien propres, ses fines lunettes et son air d’intellectuel paumé en pleine jungle.
De plus, ils avaient tendance à moins vouloir l’arnaquer, lui que nous autres, Bozo et moi, les blancs. Tant il est vrai qu’en terre asiatique, entuber les Européens est plus qu’un sport, plus qu’une spécialité, mais un devoir, une véritable affaire d’honneur.
De son côté, Kim se sentait rassuré par notre présence à ses côtés. Il savait qu’aucun de nous n’hésiterait à tirer dans le tas à la moindre anicroche. Cette certitude lui permettait de se consacrer en toute sécurité à son projet : piquer le maximum de fric à ceux qu’il considérait comme des assassins d’arbres.
C’était marrant de constater combien ce jeune étudiant inoffensif était devenu un redoutable négociateur.
Pendant nos inventaires, à Phnom Penh, je lui indiquais le prix-plancher, le minimum en dessous duquel je ne voulais pas descendre. Ensuite, dans les campements, je lui laissais toute latitude. Je l’avais vu s’enhardir au fil des voyages. Débuter les négociations à des prix toujours plus hauts, au fur et à mesure que son culot grandissait.
Il ne cédait les réductions que pas à pas, étape par étape, après de fastidieuses palabres, avec tous les arguments et l’indomptable mauvaise foi du plus radin des magots chinois.
Le soir, il jubilait en comptant les piles de billets crasseux.
– Tu crois que j’ai raté ma vocation, Haig ? Ce n’est pas la biologie que j’aurais du apprendre, mais l’économie !
Je me foutais de lui :
– Ouvre ton commerce. Qu’est-ce que tu en as à faire, au fond, de la végétation ? Laisse tomber la défense des arbres…
Il relevait la tête et me fusillait de ses petits yeux noirs, la lippe mauvaise :
– Ça, jamais ! Tu m’entends : jamais !
Puis il replongeait avec délices ses doigts dans les billets.
L’autre atout précieux de mon équipage, c’était Bang.
Sa résistance physique, son endurance et sa puissance ne cessaient de nous épater.
Bozo, avec ses muscles de crevette, et moi-même, le secondions comme nous pouvions dans les exercices de force. Mais, après plusieurs heures à trimballer des palettes d’alcool et des amas de ferraille, on devait déclarer forfait.
Bang, lui, était inépuisable. Il arrivait souvent qu’il terminât les déchargements tout seul.
Il fallait le voir soulever un groupe électrogène par les arceaux et le faire glisser sur une épaule avec l’aisance d’un haltérophile. Ou bien hisser un fut d’essence de 200 litres et se le poser en haut du crâne. Puis gravir d’une traite un talus d’embarcadère, embourbé jusqu’aux genoux, ses deux grosses jambes fouettant la gadoue comme des pistons de chair.
Sa carrure en faisait aussi un élément dissuasif pour les rares clients que je laissais monter à bord.
Une simple pression de sa patte noire sur l’épaule, ou même un regard appuyé de sa part suffisait à dissuader les visiteurs de céder à certains penchants naturels.
Comme de glisser discrètement une bouteille de scotch dans son falzar, par exemple…
(A suivre)