Haig : Le secret des Monts Rouges
Episode 14
La pagode
C’était un lieu magique.
La rivière dessinait une large courbe au pied d’une colline aux formes douces. Sur les pentes, émergeant de la végétation, s’élevaient des bâtiments à différents stades de rénovation, le principal étant une pagode.
Blanche, la pagode. Les toits multiples recouverts de tuiles rouges et jaunes flambant neuves. Imbriqués les uns aux autres. Chacun de leurs angles prolongés d’une flèche serpentine dardée vers le ciel.
Au sommet de la colline trônait une immense statue du Bouddha en ciment gris. En rénovation, lui aussi, entouré de frêles échafaudages en bambous.
C’était moi qui livrais le ciment.
De la rive montait une large allée herbeuse, d’un vert de gazon anglais. Face à elle, une passerelle de bambous, gracile, les pieds dans l’eau, constituait le seul embarcadère.
Sur l’eau soudain lisse comme une plaque d’argile, le souffle rauque de la Marie-Barjo paraissait un sacrilège, tant ce lieu semblait avoir été voué au silence depuis l’éternité.
On s’approchait lorsqu’une bande de moines en toges orange et de vieillards aux crânes rasés émergea du sous-bois en criant, nous adressant des signes véhéments et dansant sur place, comme pris de folie.
Bordel de dieu, qu’est-ce qui allait encore se passer ?
La pagode n’abritait que des moines vénérables et des vieillards épuisés, tous avides de paix et de méditation. Pas le genre à s’affoler ni à se lancer dans des danses de saint gui.
Bang, à côté de moi, secoua sa grosse tête laineuse.
– No good, Haig. Eux vieux c’est pas moyen crier.
Dix minutes plus tard, on s’amarrait à la passerelle.
Les vieux et les bonzes étaient déjà là, piaillant tous à la fois, dans un brouhaha de basse-cour.
– Eh !… Eh !… Problème !
Je sautai de la Marie devant un vieillard long et maigre, à la tête recouverte d’un duvet blanc très ras, aux pommettes si pointues qu’elles semblaient vouloir crever la peau de cuivre.
– Et ben, papy, qu’est-ce qui se passe ?
– Oh, moutssiou Hêg, bonjour excusez-miou, oh…
Les autres accouraient, tous plus usés et claudicants les uns que les autres, comme un troupeau de canards affolés.
– Bozour, bozour, Haig…
– Bonjour, oui, bonjour, râlai-je. Mais qu’est-ce qui se passe, hein, mean hey ?
Le premier, le grand maigre, me prit l’avant-bras et balbutia :
– Moutssiou Hêg, il y a des morts !
A ce moment-là, les premières gouttes d’une nouvelle averse s’abattirent sur la nappe d’eau et le ciel gronda comme un chien qu’on réveille.
Il y avait cinq corps entreposés dans un des bâtiments.
Trois grands. Un petit. Un minuscule.
Chairs livides, couleur de cendre. Ventres gonflés. Visages aussi – au moins ceux qui avaient encore leur tête.
Il y avait l’odeur forte de la pourriture au travail. Plus celle de l’encens dont plusieurs bottes brûlaient sur un autel de fortune. Plus celle, vaguement rassurante, du bois neuf dont étaient constitués le sol et la charpente.
C’était moi qui avais livré le bois.
Combien de temps est-ce que je restai là, planté devant ces pauvres dépouilles ? Combien de temps comme ça, immobile ?
Absent ?
Entendez-moi bien : je n’éprouve pas de respect particulier pour les cadavres. Je pense qu’une fois anéanti le rêve qui les habitait, ce ne sont plus que des bourses de cuir et de tripes.
Ils ne me font pas peur, non plus. J’ai traversé tant de guerres, fréquenté tant de lascars prêts à tuer et à être tués, traîné mes godillots à travers tant de drames et de charniers que, si on peut dire, je me suis habitué.
Il y avait autre chose que de la tristesse et de la puanteur qui suintait de ces morts-là.
Ça venait de leurs plaies. Des traces qu’ils portaient. Des actes qu’on avait commis sur eux.
Si l’auteur de ce massacre avait voulu réaliser un tableau d’horreur, il fallait reconnaître que ce fils de pute était un artiste.
Une vieille femme. Un couple. Un jeune gars.
Et une petite fille.
Le jeune gars avait été éviscéré. L’homme émasculé.
Des flaques brunes de sang séché maculaient les cuisses des trois membres féminins de cette triste troupe. La plus petite forme, celle d’une gamine, n’avait plus de tête.
Et sur chacun des cadavres, on voyait plusieurs petites plaies rondes. Comme des coups de poinçons. Nets. Noirs. Profonds dans les chairs grises.
Je me reculai et m’allumai un cigarillo.
– Qu’est-ce qui se passe ? murmurai-je pour moi-même. Bon dieu, mais qu’est-ce qui se passe ?
Dehors, c’était une place de terre nue, bordée d’un côté par la pagode, de l’autre par un long préau.
L’averse battait son plein. Des ruisseaux s’étaient formés à travers la place, légèrement inclinée.
Environ 200 vieux et vieilles, soit la quasi-totalité de la population du lieu, s’étaient agglutinés sous le préau. Tous avaient les cheveux ras. Tous étaient vêtus des mêmes hardes, tuniques blanches et larges pantalons noirs.
Et tous arboraient la même expression : réseaux de rides figés, lèvres scellées, petits yeux vides au fond de leurs crevasses.
Tous. La même peur.
Un petit groupe plus animé se bousculait autour de Bozo et Marisol. Je m’approchai. Une petite bonne femme ronde comme un tonneau semblait s’être prise d’affection pour Marisol. Elle lui serrait le bras, l’amenait à se pencher sur elle et lui parlait gravement, dans un excellent français.
– Les hommes de ce pays sont devenus fous, mademoiselle. Oh oui, il y a trente ans que nous sommes frappés de démence. Oh oui, la folie de la cruauté, mademoiselle. On croyait que c’était fini. Oh non, la folie de la cruauté ne disparait pas. Oh oui, c’est la démence qui est revenue…
Autour d’elle, d’autres vieillards approuvaient tristement.
Ces gens n’avaient pas peur de la mort. Tous ceux qui étaient réfugiés ici avaient traversé les pires des drames. Venus chercher la paix auprès du Bouddha, la sérénité pour leurs derniers jours, ils attendaient leur dernier soupir comme une délivrance.
Ce n’était pas la mort qui les bouleversait, mais cette cruauté, cette mise en scène de la violence, cette évidente folie meurtrière, qui leur rappelaient des scènes qu’ils auraient aimé oublier.
– Oh oui, la folie de la cruauté est une maladie qui ne se soigne jamais, mademoiselle…
Bozo leva les yeux sur moi. Il venait de retrouver sa face des mauvais jours.
– Alors ? demanda-t-il.
– Alors c’est dégueulasse. Cinq morts, dont deux gosses.
– Assassinés ?
– Oui. Et torturés. Et violés.
Il fit un pas vers le bâtiment. Je le retins.
– Pas la peine, Bozo.
Dans l’état moral fragile où il se trouvait, s’il voyait le spectacle offert dans cette chambre ardente, il en ressortirait pour mettre le feu quelque part.
– Il n’y a pas de raison que tu t’imposes ça. Ecoute… Il y a un corps de petite fille. Une gamine. Et elle n’a plus de tête.
Il fit la grimace, se frotta le visage des deux mains.
– En plus, les corps sont criblés de drôles de trous. On dirait des blessures par flèches. A croire qu’un tireur à l’arc s’est amusé à leur tirer dessus.
Bozo m’observa un moment, haussa les épaules puis se détourna et cracha par terre.
Moi, tout en le retenant par l’épaule, j’observais Marisol du coin de l’œil.
Et ce que je venais de voir ne m’avait pas plu…
J’ordonnai à Bozo :
– Retourne au bateau. Emmène cinq ou six vieux avec toi et commencez à décharger les marchandises pour ici. Je sais qu’il y a du ciment, de la bouffe et puis d’autres trucs. Demande à Kim. En même temps, tu lui dis de venir me rejoindre et d’apporter les factures avec lui. On va monter voir le Vénérable et on se cassera tout de suite après…
Il poussa un énorme soupir, jeta un regard désolé à la porte du bâtiment et hocha la tête.
– D’accord.
Quand il se fut éloigné, je pris Marisol par le bras, l’attirai à l’écart et lui demandai :
– Qu’est-ce qui se passe ?
Elle avait accusé le coup quand j’avais décrit les corps. La tête coupée. Les blessures par flèches. Ses yeux s’étaient agrandis avec une expression à la fois d’étonnement et de reconnaissance.
Quelques secondes lui avaient suffi pour se reprendre. Elle me dévisagea, l’air de ne pas comprendre ma question.
Le visage de l’innocence. Aux grands yeux turquoise.
– Je ne comprends pas…
– Qu’est-ce que tu sais de gens qui coupent les têtes et qui tirent à l’arc ?
Elle recula d’un bond, échappant à ma poigne et secoua la tête en tâchant de prendre un air offusqué.
– Pourquoi tu me demandes ça ? Tu es cinglé ? Qu’est-ce que tu veux que je saches ? Je ne sais rien ! Nada !
– Ecoute…
– Nada !
Je la regardai un moment, puis je soupirai :
– Tu ne pourras pas mentir tout le temps, Marisol.
(A suivre)