Haig : Le secret des Monts Rouges
Episode 9
Les crânes
Marisol était montée de Phnom Penh sur un des cargos réguliers pour Stung Treng, dans le nord du pays. Elle arriva du petit hôtel de Sato-Do où elle avait séjourné, sa mallette de cuir jaune à la main, un énorme sac au dos.
Luxueux, le sac. Toile noire. Fermetures d’argent.
J’encaissai les 2000 dollars en billets neufs et craquants, prix convenu de son passage parmi nous. A ce prix, je lui cédai ma cabine. Je me contenterais de tendre un hamac dans la timonerie
On but un café dans le carré. Marisol jeta un regard circulaire aux Australiennes nues en positions salaces qui tapissaient les parois, mais ne fit aucune remarque.
Elle portait un petit short en jean qui dévoilait ses jambes.
Bronzées, les jambes, et galbées et tout ça, qui lui remontaient jusqu’au menton.
Au-dessus de son quart fumant, les yeux de Bozo étaient ceux d’un type prêt à mordre dedans. Pendant qu’il se rinçait l’œil, je fis à notre nouvelle passagère un petit topo de sécurité.
– Il y a beaucoup de gens dangereux dans les coins où on va. Notre cargaison représente beaucoup de pognon. Ça ne s’est pas encore produit mais la possibilité existe qu’on se fasse attaquer. Si ça arrive, je veux que tu regagnes immédiatement ta cabine ou, encore mieux, le fond de cale.
– D’accord.
– Immédiatement, insistai-je. Dés le premier coup de feu, tu disparais. Je ne veux pas avoir à me soucier de ta sécurité.
– Oui, Capitan.
Kim revint du village. Au marché, il avait acheté des bâtons d’encens, des fruits et des guirlandes de fleurs de jasmin.
– Comme c’est joli, s’exclama Marisol. C’est pour la décoration du barco ?
Kim, qui s’était laissé hypnotisé un instant par les guiboles de la dame, cligna plusieurs fois des yeux, détourna le regard et marmonna que c’étaient des offrandes pour la cérémonie.
– La cérémonie ?
– Il y a un ancien centre de torture des Khmers rouges pas loin, expliquai-je. Kim et un autre pote, le docteur Chour, vont toujours s’y recueillir un petit moment, en souvenir des pauvres types qui sont morts là-bas.
– Oh… Et je peux venir ?
– Bien sur.
Bozo ricana :
– Tu vas t’éclater si t’aimes les crânes, m’dame banane !
Marisol fronça les sourcils devant la diction particulière de Bozo, comme tout le monde les premières fois, et me regarda :
– Des crânes ? demanda-t-elle.
– Des crânes.
Le docteur Chour passa nous prendre en fin de matinée. On s’entassa dans son vieux minibus soviétique, qu’il avait transformé en ambulance. Nous prîmes une piste creusée de deux ornières et percée tous les vingt mètres d’un trou d’obus ou de mine, témoins des combats passés.
Au bout de 5 kilomètres de secousses, on stoppa à l’orée d’un chemin à peine visible, tant il était enfoui sous la végétation.
Chour sauta à terre et tira de sous son siège une kalachnikov à crosse courte. Moi-même, je tirai mon Tokarev de la ceinture de mon futal et l’armais avant de le remettre à sa place, contre mes reins. Nous voyant faire, Marisol s’inquiéta :
– C’est dangereux ?
Je haussai les épaules.
– Bof. Il y a peu de temps que la guerre est terminée. Des anciens soldats traînent encore un peu partout. Il suffit d’une seule mauvaise rencontre…
Le chemin long d’une centaine de mètres nous mena à un vieux portail de fer rouillé. De chaque côté, une clôture recouverte de lianes laissait encore voir par endroits des bouquets de barbelés. Une antique plaque de ciment verdi annonçait : « Collège Royal de Sylviculture ».
Nous entrâmes.
Passer ce foutu porche, c’était comme pénétrer dans un autre monde. Au bout de quelques pas, on sentait l’angoisse monter dans sa poitrine.
Marisol n’y échappa pas :
– C’est silencieux, no ?
Kim, les bras chargés des offrandes se retourna :
– Il n’y pas d’animaux, ici, même pas un seul oiseau.
– Pourquoi ?
– Ils sont partis pendant la guerre, à cause des coups de feu et des explosions…
– Sans oublier, ajouta Chour, que c’était la famine. Les gens mangeaient tout ce qu’ils pouvaient attraper : les oiseaux, les rongeurs, les lézards, les insectes…
– C’est dégoûtant, fit Marisol avec une grimace.
– Ma foi, rétorqua le docteur, avec quelques racines et des herbes, ça peut constituer une nourriture équilibrée.
On reprit la marche. Au bout de quelques pas, Marisol me souffla :
– Il plaisante, no ?
– Avec ce bon vieux docteur, on ne peut jamais savoir…
– Mais les animaux devraient être revenus, maintenant.
– D’habitude, ils reviennent. Mais ici, va savoir pourquoi, c’est resté le désert.
Kim se retourna :
– Moi, je sais pourquoi. C’est parce que c’est un endroit maudit, voilà pourquoi !
Nous arrivâmes devant un bâtiment de béton aux murs recouverts de lianes et de ronces et aux ouvertures noires, dépourvues de portes et de fenêtres.
– C’est là, souffla Kim.
A l’intérieur, il régnait une pénombre de chapelle. C’est à peine si on distinguait ce qui m’évoquait toujours les tas de pastèques que laissent parfois les paysans au bord des chemins, ou bien un amas de pierres en vrac devant un chantier.
Rondes, les pierres. Roussâtres. Couleur de vieux bois. Couleur de rouille.
J’entendis Marisol laisser échapper un hoquet. Ses yeux à elle aussi s’habituaient à l’obscurité. Elle distinguait de quoi il s’agissait.
Des crânes. Des dizaines. Des centaines. En vrac.
Un énorme tas de têtes de mort occupait un bon tiers de cette ancienne salle de classe. Une multitude de boules aux grandes orbites noires, aux fentes des narines déchirées, aux grimaces édentées de carnaval. Des caricatures de visages de toutes tailles, y compris des petits, enfantins, empilées en désordre, jetées sans aucun respect, sans dessus dessous, regardant qui le plafond, qui le visiteur, ou bien reposant à l’envers, paraissant ricaner de cette dernière bonne blague des bourreaux.
– Qui les a rangés là ? souffla Marisol.
– Ceux qui les ont tués, les Khmers rouges qui tenaient ce centre. Ils les ont torturés, puis assassinés.
– Mais… Il n’y a pas le reste des corps ?
– Non. Ils doivent être dans une fosse quelque part par là.
– Mais alors, tous ces gens, ils ont été…
Elle porta la main devant sa bouche. Je complétai pour elle :
– Décapités, oui. Les uns après les autres.
– Madre de dios, c’est horrible !
Je me fendis d’un ricanement pas trop gai.
– Ça fait plus de vingt ans que les Cambodgiens se font la guerre, Marisol. Ici, l’horreur n’est jamais très loin. Faut s’y faire…
Chour et Kim disposèrent les offrandes, des tranches de poisson séché, une main de petites bananes bonbons, des guirlandes de fleurs. Ils allumèrent une brassée d’encens et se recueillirent un petit moment.
Pas longtemps. Ni eux ni nous n’avions envie de nous éterniser.
De retour à la Marie-Barjo, Chour accepta de rester déjeuner. Marisol insista pour se mettre à la cuisine. J’acceptai et, bientôt, des parfums d’ail frit et d’herbes aromatiques me signalèrent que j’avais bien fait.
J’avais sorti de la cargaison un cubi de vin australien.
Bientôt, les grands verres de syrah chassèrent des esprits les images pénibles que nous venions de nous imposer. Les sourires revinrent s’installer sur les visages, tandis que les mâchoires moulinaient avec enthousiasme.
– Ma parole, s’exclama Bozo, brandissant un petit kilo de spaghettis dégoulinants de sauce au bout de sa fourchette, c’est de la balle, tes nouilles, m’dame Tambouille !
– C’est sûr, renchérit Kim, la bouche pleine, tu devrais ouvrir un restaurant.
Marisol éclata de rire.
– Que va !… J’ai passé ma vie dans les restaurants. J’en ai eu deux à moi. Un premier à Phuket, en Thaïlande, qui s’appelait La Zarzuella, qui marchait très bien, mais qui a brûlé. Alors j’en ai ouvert un autre, La Movida, à Bali, celui-là.
– Et il a brûlé aussi ?
– Non, je l’ai vendu, pas très cher, d’ailleurs…
– Ben, pourquoi ?
– Pour aller dans les Monts Rouges.
Bozo resta un instant ébahi, bouche ouverte pleine de spaghettis. Il déglutit.
– Toi, t’es total toc-toc, m’dame Cinoque !
(A suivre)