Haig : Le secret des Monts Rouges
Episode 8
La señorita
Ce matin, le soleil cognait. Dans cet air humide de mousson, la chaleur était presque insupportable.
Je buvais une bière sur le pont, en regardant distraitement, au bout de l’embarcadère, un long préau bricolé en palmes et en bambous sous lequel s’entassaient une vingtaine de pauvres types en haillons, au milieu d’un bordel de hamacs, de gamelles et de bouteilles d’alcool.
C’étaient des types qui partaient en forêt se faire embaucher comme bucherons. Ils attendaient là qu’un sampan ou un des bateaux à moteur des compagnies forestières acceptent de les prendre à leur bord.
Moi, je n’en voulais pas.
Ces gars étaient des durs, sans attaches, prêts à prendre des risques et, en plus, des ivrognes patentés. Les avoir à bord, au-dessus d’une cargaison de matériel et de bouteilles n’était pas une bonne idée…
– Hello ? fit une voix derrière moi.
Féminine, la voix. Et joliment chantante.
Je me retournai et découvrit une jeune femme plantée sur le débarcadère.
Eblouissante, la jeune femme. Une silhouette parfaite, en jean et chemise kaki. Des longs cheveux noirs en cascades sur ses épaules. Une peau bronzée couleur de miel.
Qu’est-ce qu’un joli lot pareil pouvait bien faire dans ce coin pourri ?
– Toi, c’est le capitan ?
Elle avait l’accent espagnol. Comme le type qui était venu me demander de le conduire dans les Monts Rouges, quelques jours plus tôt, à Phnom Penh.
Qu’est-ce qu’ils avaient tous, les Espagnols ? Il y avait une agence de voyage à Madrid qui faisait des prix sur le Cambodge ou quoi ?
– C’est moi, répondis-je.
– Je cherche un moyen pour aller dans les Monts Rouges. Je vous paierais 500 dollars si vous me prenez sur votre barco.
– Non.
Une ombre agacée passa dans ses yeux, lesquels étaient d’un effarant bleu turquoise, ombrés de longs cils noirs.
– Bueno… Disons que je peux payer 1000 dollars.
– Garde-les. C’est dangereux, dans la région. Il se passera du temps avant qu’on puisse y faire du tourisme.
– Je dois absolument y aller, dites-moi votre prix.
– Ma jolie…
Je commençai par « Ma jolie», et après ça suivit que je n’étais pas prêt à me laisser emmerder par la première connasse venue, que je ne voulais pas de sa petite gueule à bord, que c’était pas dieu possible qu’on ne puisse pas travailler en paix sur ce foutu port… Tout ça assorti d’épithètes assez grossiers.
La fille avait déjà tourné les talons et disparu en direction du village quand j’en eus terminé.
On passa le reste de la matinée à bosser. Bozo et Bang nettoyèrent ce qui devait l’être sur le moteur. Avec Kim, je vérifiai une dernière fois la cargaison, renforçant les arrimages de ci de là. En début d’après-midi, la pluie reprit. Je me repliai dans ma cabine avec une poignée d’herbe pour me relaxer.
Le soir, je dînai d’un curry de porc dans une des gargotes qui entouraient le marché et terminai la soirée devant une bouteille de whisky australien dans un petit bordel où j’avais mes habitudes.
Trois filles grasses serrées l’une contre l’autre attendaient le pêcheur en goguette.
J’avais le cigarillo à la bouche, les jambes étendues, un vague blues au cœur entretenu par le scotch : j’étais tranquille.
Ça n’allait pas durer, tu penses !
– Oh, Sreï barang psat (Voilà une jolie fille étrangère) ! s’exclama une des putes.
Je levai les yeux.
L’Espagnole de ce matin s’approchait, chaussée de bottes de caoutchouc, portant à bout de bras une mallette de cuir jaune d’aspect coûteux.
– Bonsoir. Ne me jette pas, s’il te plait, je voudrais juste m’excuser pour ce matin, te parler et…
Elle jeta un œil sur ma bouteille de rye, la gamelle pleine de glaçons en train de fondre et le bol de cacahuètes.
– … et peut-être t’offrir un verre, no ?
Je devais reconnaître que son approche était plus courtoise que la précédente. Je repoussai de la botte la chaise d’en face.
– Question verre, je suis servi. C’est moi qui t’invite…
Je tendis la main.
– Je suis Hayg.
– Moi, c’est Marisol, répondit-elle en s’asseyant.
Elle esquissa un geste pour poser son espèce de mallette à ses pieds, mais elle se ravisa en constatant l’état boueux de ses bottes et la posa sur ses cuisses, les deux mains dessus.
Elle accepta une bière australienne qu’elle sirota à la boite.
Son chemisier de coton bleu était ouvert jusqu’à la naissance de sa poitrine. Un petit peu plus, même. Là comme ailleurs, sa peau était brune. Elle semblait chaude. Veloutée. Quand elle parlait, ses mains s’agitaient toutes seules devant elle, à la méditerranéenne. Longues, les mains. Chargées de fines bagues d’or et d’argent. Sa voix coulait, un peu voilée, un rien trop rauque. La pointe d’accent espagnol la rendait encore plus charmeuse.
– Tu crois que je peux monter sur les pirogues avec ces types ?
Du menton, elle désignait le préau des clochards au bout du port, où brûlaient des lampes et d’où montaient des rires d’ivrognes.
Je jetai un œil à son décolleté et la naissance des seins si généreusement offerts.
– Non. Tu vas te faire violer. Ils vont te dévaliser, te prendre tes bijoux et ta jolie mallette en peau de zébi. Et pour finir, tu auras de la chance si tu ne finis pas au fond de la rivière.
– Alors ?
– Alors quoi ?
– Qu’est-ce que je dois faire ?
– Je ne sais pas.
Elle rejeta la tête en arrière, dans un flot de cheveux noirs. La même lueur dure, déterminée, que j’avais lu le matin dans ses yeux bleus s’alluma un instant. Ses lèvres remuèrent : ce tic qu’elle avait de murmurer pour elle certaines phrases avant de les dire tout haut.
– Je ne suis pas une petite bourgeoise qui cherche des sensations. Je ne suis pas là pour le tourisme. J’ai déjà fait des voyages, dans le désert, en Indonésie… Je sais me débrouiller.
– Je te crois.
– Ce que j’essaie de t’expliquer, c’est que je ne suis pas irresponsable. Je sais que ça peut être dangereux, là haut. Si je suis là à insister et passer pour une emmerdeuse, c’est que j’ai des raisons impératives d’y aller.
Je bus un gorgeon, claquai de la langue.
– Okay, Marisol. Lesquelles ?
Elle se laissa retomber sur le dossier de sa chaise.
– Je ne peux pas te le dire.
Je reposai mon verre, envoyai d’une pichenette mon mégot dans la boue, ricanai :
– Je résume : tu veux que je te rende service, mais tu ne veux pas me dire pourquoi ? Ma réponse c’est va te faire f… disons va te faire voir.
Elle réfléchit un moment en se mordillant la lèvre inférieure, prit une inspiration et se jeta à l’eau :
– D’accord. Je pense que mon père est mort là-haut.
Je souris. L’information n’était pas réjouissante en soi, mais je devais me retenir de rigoler.
– Mon père et ma mère étaient nés ici, expliqua-t-elle. Quand c’est devenu évident que les Khmers rouges allaient gagner la guerre, ma mère est allée se réfugier à Bangkok. Mon père a voulu rester encore un peu. Il voulait aller dans les Monts Rouges. Il avait entendu parler d’un gisement d’argent là-haut.
– Une mine d’argent ! Rien que ça ?…
Si elle se rendit compte de mon ironie, elle ne le montra pas.
– Il voulait la repérer. Il ne pensait pas que les Khmers rouges tiendraient longtemps. Ma mère m’a dit qu’il pensait revenir et qu’alors, il ferait fortune avec ce gisement. Seulement il n’est jamais revenu de là-haut…
– Et maintenant, tu veux la mine pour toi ?
Ses yeux s’écarquillèrent.
– Que va ? Non !… Je veux seulement trouver une trace de mon père. Et même si je ne trouve rien, je veux quand même essayer. Tu peux comprendre ça, quand même !
Elle se pencha en avant. Son décolleté se fit carrément obscène.
– Je peux te donner 2000 Dollars. Et au retour, même si je n’ai rien trouvé, je te donnerai encore 2000 dollars.
Je vidai mon verre.
La regardai.
Me basculai en arrière, levai la tête et éclatai d’un grand rire.
Bien plus tard, dans la nuit, je m’éveillai sur ma couchette.
Mauvais, le réveil.
Migraine. Bouche pâteuse.
Mauvais whisky.
Je m’assis, me frottai longuement le visage, puis m’allumai une cigarette.
Bon dieu, qu’est-ce qui m’avait pris d’accepter cette gonzesse à mon bord ?
Peut-être que j’avais seulement envie de voir jusqu’où elle pouvait aller, question culot…
(A suivre)