Haig : Le secret des Monts Rouges
Episode 6
Docteur Courage
On s’était arrimés au quai de bois du petit port de Sato-Do.
Aux temps glorieux de l’Indochine, les colons français y avaient installé une citerne sur pilotis pour alimenter en eau les canonnières qui croisaient sur le grand fleuve. Un château d’eau depuis longtemps disparu, mais qui, zozoté par l’accent asiate, avait donné son nom au bled.
C’était un village de maisons sur pilotis agglomérées les unes aux autres le long de ruelles boueuses, jonchées d’ordures que se disputaient des chiens et des porcs. La plupart des baraques abritait des commerces en rez-de-chaussée, des bazars où tout se vendait. En plus, il y avait au centre du bled une halle en dur où se tenait un marché actif et prospère.
Car, malgré son allure générale de patelin paumé, Sato-Do servait de centre à une myriade de hameaux et de fermettes isolées aux alentours, sur ces terres inondées la moitié de l’année et très fertiles le reste du temps.
Les gens qui vivaient ici faisaient du fric. Et depuis que les bateaux des compagnies forestières et les grands trains de grumes y faisaient halte, c’étaient des véritables fortunes qui s’accumulaient sous ces misérables toits de tôle.
A Sato-Do, on faisait un dernier inventaire de la cargaison, arrimait ce qui devait l’être, et prenions notre souffle avant de s’enfoncer en jungle, le long de la Lon-Stung, qui rejoignait le Mékong à un petit kilomètre en amont.
C’était là aussi que montait à bord les deux derniers membres de l’équipage, un Cambodgien nommé Bang et son chien, une très vieille bête au rare poil jaune.
Enfin, Sato-Do était l’endroit où je prouvais aux dieux ma profonde bonté en participant à ma façon à une œuvre humanitaire.
Je m’y employai dés le premier matin.
Aidé de Kim, j’enfournai dans deux grands sacs boudins, cadeaux d’une marque de cigarettes, des dizaines de boites de médicaments, achetés dans les pharmacies de Phnom Penh ou mendiés auprès des O.N.Gs.
Avant de quitter le bord, je descendis en salle des machines pour prévenir Bozo.
C’était une caverne noire à l’haleine de forge qui renfermait le General Motors de 380 chevaux, énorme masse carrée aux bourrelets luisants de graisse. Bozo s’activait à côté, dans la lumière jaune d’une baladeuse, coincé entre la mécanique et la coque, au milieu d’un amas de bobines et de câbles tordus.
– On va voir le docteur Chour, Bozo.
– Ouais…
– Ça boume ?
– Cette saleté de démarreur, râla-t-il. Démarreur de mon cul, j’te jure j’en peux plus, t’ta l’heure je le fous au jus !
Depuis le premier voyage, le démarreur électrique était la bête noire de Bozo.
Dans l’ensemble, la Marie-Barjo s’était révélée un excellent investissement. Tout marchait bien, sauf le système qui permettait de démarrer le moteur depuis la timonerie, en appuyant simplement un bouton.
C’était au moins la sixième fois que Bozo démontait le système. Je lui avais proposé autant de fois d’aller à Saïgon acheter un circuit entier, mais il refusait, entêté.
Il avait fait de sa lutte contre le démarreur un combat personnel. Je laissais faire. Par expérience, je savais que rien n’empêchait un type de se faire cuire dans une grotte de métal pendant des heures s’il avait décidé d’en avoir envie.
Derrière le moteur, Bang nettoyait paisiblement des pièces de la transmission.
C’était un géant, haut, large et gros. Une énorme statue de chair sombre à la face sauvage surmontée d’une crinière noire nouée en catogan. La brosse métallique dont il se servait pour frotter les pièces paraissait minuscule dans sa paluche épaisse.
– Oh, oh, Bozo lui moyen réparer démarreur, oui, oh, oh !
– Rigole, s’énervait Bozo, c’est toi qui t’emmerderas avec la manivelle !
Quand le démarreur nous faisait faux bond, une fois sur trois, il fallait lancer le moteur à la manivelle. Un exercice de force qui revenait toujours à Bang, de nous quatre le mieux taillé pour ça.
– Oh, oh, Bang c’est moyen manivelle ! Pas de problème pour bang, oh, oh !…
Il n’était pas tombé une goutte depuis le matin.
La chaleur avait interrompu l’activité du port. Les pêcheurs et les troupeaux d’enfants joueurs avaient regagné l’abri des sampans. Le fleuve brillait comme du bronze liquide dans cette lumière crue.
On se mit en route, Kim et moi, portant chacun un gros sac de médicaments dont la sangle qui nous sciait l’épaule.
Un quart d’heure plus tard, ruisselant de sueur, on arriva devant le domaine du docteur Chour, notre pote.
C’étaient trois bâtiments d’un vieil hôpital bâti dans les années 60, en béton jaunâtre, abandonné pendant la guerre. Un an plus tôt, Chour avait investi les lieux, rétabli une clinique dans l’immeuble principal, et s’était installé dans un pavillon adjacent entouré de bougainvillées mauves.
– Les amis ! On m’avait dit que la Marie-Barjo était arrivée, mais je ne vous attendais pas si tôt. Je pensais que vous auriez l’élégance de me laisser un peu tranquille !
Il avait jailli de sous la tonnelle de bougainvillées en nous voyant apparaître : un type d’environ 40 ans en blouse blanche, solide, brun de peau et de cheveux, les yeux très bridés, le sourire ouvert et franc.
Il enlaça Kim avec émotion.
– Quoi, tu ne t’es pas fait casser la figure, cette fois ? Alors qu’est-ce que tu viens faire chez moi, hein ?
C’était lui qui avait recueilli et soigné Kim quand celui-ci était revenu en morceaux de sa glorieuse expédition écologique.
– Et toi, Haig, vaillant navigateur, ça va ?
– Ça va, à part que ce sac pèse un âne mort…
L’intérieur du pavillon était frais, grâce à l’appareil de climatisation que j’avais moi-même livré à Chour.
La « femme » du toubib, ou plutôt son infirmière-chef à tout faire, une grosse fille maussade qui paressait dans un hamac de toile se leva à notre entrée et disparut lourdement à l’arrière de la baraque, la sandale traînante.
Sur une table basse nous attendaient une bouteille de whisky, des verres et un bac de glaçons (réfrigérateur livré quatre mois plus tôt par la Marie-Barjo).
Chour nous servit et, sans attendre, ouvrit les deux sacs.
– On dirait que le Père-Noël est arrivé…
Il sortit les boites et les empila devant lui, en poussant des petits rires satisfaits.
– De l’ampicilline, parfait… De l’augmentin, super… Oh, de la roséphine ! Ça, c’est bien vu. J’en manque et j’ai de plus en plus de tuberculeux, hélas…
– Je t’ai trouvé des garrots.
– Magnifique !
Ça n’avait l’air de rien, mais ces simples bandes de caoutchouc recouvertes de talc étaient introuvables au Cambodge. Kim avait du batailler pour convaincre les toubibs d’une O.N.G de lui en offrir une demi-douzaine.
Chour était un réfugié à Sato-Do.
Fils d’une famille bourgeoise de Phnom Penh, brillant étudiant en médecine au début de la guerre, il avait survécu par miracle pendant toute la période Khmère rouge, cachant son identité, jouant l’imbécile et travaillant comme un forçat dans les rizières. Quand les Vietnamiens avaient renversé les Khmers rouges, il avait applaudi à deux mains. Repéré comme un élément de choix par le parti, il avait été envoyé en Bulgarie et en Allemagne de l’est pour finir ses études de médecine.
En 1989, après la chute de l’union soviétique et le retour des royalistes au Cambodge, il s’était retrouvé dans la peau d’un collabo, trop mouillé avec l’occupant viet pour trouver place dans la nouvelle société.
Il avait préféré quitter Phnom Penh pour ce petit coin perdu de Sato-Do, pour continuer à vivre sans faire de vague.
– Ce n’est pas une question de sécurité, m’avait-il expliqué. J’ai souvent risqué ma peau. Je n’ai pas peur d’être tué. Mais je suis tellement plus utile ici, avec les pêcheurs et les paysans. Ils ne connaissent plus rien, ni l’hygiène, ni les vaccins, rien…
Ayant terminé de déballer les médicaments, Chour tendit les sacs vides à Kim qui les refusa :
– Non, garde-les.
Chour protesta. Ces deux boudins de nylon rouge lui paraissaient le comble du luxe. Il nous fallut lui expliquer comment, depuis peu, Phnom Penh était devenu une cible pour les marques d’alcool, de cigarettes, d’essence et autres.
– Tout le monde croule sous les cadeaux : des parapluies, des briquets, des stylos… rigola Kim, son deuxième verre de scotch vide à la main.
– Je ne peux pas le croire, fit Chour. Même les mendiants ? Même ceux qui n’ont rien à manger ?
– Tout le monde, confirmais-je. Maintenant, ceux qui crèvent de faim crèvent avec une casquette Marlboro sur la tête !
Chour réfléchit un instant et déclara gravement :
– Je ne sais pas si c’est plus digne, mais en tous cas, c’est une façon beaucoup plus moderne de mourir.
Comme quoi vivre dans le trou du cul du monde n’ôtait pas le sens de l’humour !
(A suivre)
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