Haig : Le secret des Monts Rouges
Episode 5
Brigade fluviale
On était partis.
J’allais naviguer sur le Mékong toute cette nuit et une partie du lendemain. Je laisserais Kim et Bozo se partager la barre les deux jours suivants. On passerait Kampong Cham, le lendemain Kratié… Puis ce serait Sato-Do, petit village situé à la jonction du fleuve et de l’un de ses affluents, la rivière Lon-Stung. C’était cette dernière qui me conduisait, direction générale nord-ouest, vers les compagnies forestières. Je la remonterais pratiquement jusqu’à sa source, aux pieds des Monts-Rouges.
Après avoir fumé son joint jusqu’au dernier millimètre, Bozo était allé se coucher. Je restais seul à la barre, avec Tom Waits qui, sur le lecteur CD, éructait son « Downtown Train ».
La nuit s’était étendue, opaque, sans lune ni étoiles.
J’avais allumé mon projecteur, un bestiau militaire de 1500 watts conçu pour fouiller la jungle et le ciel. Dans son cercle de lumière blanche, les deux gerbes d’écume que soulevait la proue de la Marie-Barjo étincelaient comme des feux de bengale. Au-delà, l’eau du fleuve était brillante comme une peau de reptile, agitée, boursouflée, couverte d’ombres mouvantes.
Kim apparut à l’avant, recouvert de son poncho de plastique rouge. Plié en deux sous la pluie, il resserra les cordes qui maintenaient les bâches au-dessus de cinq vieux groupes électrogènes japonais.
Je me penchai au hublot, aussitôt fouetté par la flotte tiède portée par le vent de notre course.
– Kim, va te pieuter !
Il vint vers moi en longeant l’étroit plat-bord, les deux bras écartés comme un équilibriste. Atteignit l’échelle de la timonerie. S’y hissa et me rejoignit.
– Laisse tomber les bâches, lui intimai-je, il faut te reposer, j’ai besoin que tu sois en forme pour ce qui nous attend.
– Je sais…
Il sortit de sous son poncho un grand bloc-notes vert, cadeau d’une marque d’huile indonésienne.
– Je voulais seulement vérifier un truc dans le stock de pièces.
Kim prenait très au sérieux son boulot d’administrateur-comptable, gestionnaire aussi bien du stock que du tiroir-caisse.
C’était une bonne chose : Bozo était complètement ignorant des contingences matérielles, et moi, question pognon, je ne connais que deux positions, « beaucoup » et « la dèche ».
Sans Kim et son sérieux d’étudiant, on aurait couru à la faillite.
– On s’en fout, des pièces. Tu auras tout le temps de contrôler le stock à Sato-Do. Va dormir, c’est un ordre !
Il hocha la tête, incapable de dissimuler tout à fait le plaisir que lui procurait l’idée de se fourrer dans les toiles, malgré son orgueil, l’extraordinaire fierté cambodgienne qui lui interdisait de montrer la moindre faiblesse.
– Je voulais refaire le compte. Je suis très méfiant à l’égard de N’Troc. C’est trop facile de tricher sur un tel nombre de pièces. Je suis sûr qu’il essaie de nous enfler…
Je rigolais.
N’Troc, notre principal fournisseur en mécanique, était un Vietnamien installé à Phnom Penh. Depuis des temps immémoriaux, les Viets et les Khmers se haïssaient. L’opinion la plus répandue chez les Cambodgiens, même des types qui avaient grandi loin du pays, comme Kim, était que les soixante millions de Vietnamiens étaient autant de salopards, de fils de putes et de voleurs.
– Tu règleras tes comptes avec les truands viets à un autre moment. Va au pieu.
– Okay…
Il détacha de son bloc la feuille de route, un papelard officiel qui décrivait notre cargaison.
– Tiens, voilà pour la douane de Svay-Teng.
– Merci, vas-y, maintenant.
– Tu veux un café ?
Je fis les gros yeux.
– Ouste !
Kim était un écologiste du genre extrême. Il était revenu dans son pays d’origine avec l’espoir de mettre des bâtons dans les roues des compagnies forestières.
Il avait remonté la rivière par ses propres moyens et commencé à haranguer les bucherons en leur parlant d’exploitation raisonnée, développement durable et autres notions du même acabit.
Résultat : quand je l’avais trouvé dans le village de Sato-Do, il avait un volume facial du double de la normale, des plaies violacées un peu partout et environ trente points de suture sur l’ensemble de sa petite personne.
Les costauds qui lui avaient cassé la figure l’avaient en outre dépouillé du pognon qu’une organisation écolo lui avait confié, soient 8000 dollars.
Humilié, révulsé à l’idée de repartir en Europe sur un tel échec, il avait accepté de me suivre. Et pas seulement pour l’argent – sa part des bénéfices lui avait fait regagner depuis longtemps les dollars perdus.
– Il faut les faire payer, Haig ! Il faut leur facturer chaque marchandise un maximum. Les frapper au portefeuille, puisqu’il n’y a que ça qu’ils comprennent.
– Fais-moi confiance.
– Super, on les faire raquer, ces assassins des arbres !
La pluie semblait enfin s’essouffler. Fine comme un crachin de Bretagne, elle cliquetait doucement sur les tôles, en accord avec les accents mélancoliques de la trompette de Chet Baker, qui avait remplacé Tom Waits sur la sono.
J’arrivais à hauteur du port de Svay-Teng, un minuscule bled enfoui au creux d’une étroite baie.
En ce moment de grande crue, l’espèce de jetée bancale et la petite place dégagée qui faisaient d’ordinaire office de docks avaient disparu. L’eau boueuse, salie par les nappes d’essence et les ordures du village, les avait engloutis. Elle rampait jusqu’à la place du marché, qu’éclairaient un réverbère solitaire à l’ampoule jaune et les néons des petites baraques à soupes.
J’éteignis le projecteur et baissai les gaz.
La Marie-Barjo en bas régime se mit à vibrer de toutes ses tôles. Devant la proue, les gerbes d’écume se transformèrent en deux gros bourrelets de flotte, comme des tas de terre repoussés par la lame d’un bulldozer.
Je longeai trois grands cargos de bois ancrés en face du village. Tout là-haut, sur le troisième pont, des passagers m’adressaient des saluts et des grands signes du bras.
Au Cambodge, les deux grands fleuves, le Mékong et le Tonle Sap, étaient de véritables autoroutes pour les marchandises et les voyageurs. Toute la journée circulaient ces énormes rafiots de bois, inconfortables au possible, poussifs, toujours surchargés de gens, colis, de ballots, et même d’animaux.
Qu’elle paraissait petite, ma péniche, si basse sur l’eau, alourdie par ses soixante tonnes de cargaison, à côté de ces mastodontes de 50 mètresde long, hauts comme des immeubles !
A mi-distance des quais inondés et des cargos flottait la baraque de la douane fluviale, posée sur son ponton bancal, mal soutenu par ses flotteurs faits de fûts de métal rouillé.
Je coupai les gaz. La Marie-Barjo, docile comme un bon gros toutou, vint finir son erre contre la plate-forme, la secouant à peine.
Trois gugusses en uniforme surgirent de la cahute, Kalachnikov au poing.
– Salut les flics !
– Bonzour Motzieu Haig !
Ils montèrent à bord. Tous les trois arboraient d’énormes casquettes d’amiral bleues qui leur tombaient comiquement sur les oreilles.
L’un d’eux me désigna la porte de la timonerie, les yeux brillants.
– Nous aller dedans ?
– Après toi, grand chef…
Nous gagnâmes le carré, autrement dit le salon du bateau, une pièce un peu plus grande que les autres, située juste derrière la timonerie. Il y avait un coin-cuisine avec un réchaud et une table sur laquelle on prenait nos repas.
Bozo avait trouvé intelligent de décorer les parois avec des posters arrachés à des magasine de cul. Un vrai festival de filles à poils dans toutes les positions.
C’était ce qu’attendaient mes vaillants douaniers fluviaux. Aussitôt entrés, ils se répandirent dans l’espace étroit, comme des visiteurs à une exposition.
Je donnai au chef un carton de boites de conserve et de bouteilles d’alcool, plus une demi-douzaine de vieilles revues de charme australiennes.
– Oooooh, merci motzieu Haig !
Il tamponna et signa ma feuille de route.
Comme tous les fonctionnaires survivant du régime communiste, ces gars-là n’étaient plus payés par personne. Ils survivaient en rançonnant les passagers des cargos et en prélevant leur dîme sur les marchandises.
J’aurais pu transporter trois chars d’assaut bourrés d’héroïne qu’ils m’auraient laissé passer en échange d’une vieille revue pour routiers australiens…
(A suivre)