Haig : Le secret des Monts Rouges
Episode 3
L’inconnu
A Phnom Penh, il n’y avait pas de port à proprement parler. Seulement un entrelac de jetées pourries dressées sur les bords des deux grands fleuves, le Mékong et le Tonle Sap. S’y amarraient par immenses grappes des centaines de sampans , les barques de pêcheurs – qui leur servaient aussi, le plus souvent, de maison d’habitation.
Pour ma part, j’avais installé ma péniche, la Marie-Barjo, sur le Mékong, un peu à l’écart d’un de ces bidonvilles flottants, le long d’une digue de terre herbeuse.
Je me servais de cette jetée, qui s’enfonçait un peu de biais dans le courant, comme d’un quai où je faisais entasser mes marchandises avant de les charger à bord.
Pour ce boulot, j’engageais de vingt à trente coolies, des hommes de peine comme on en trouve dans tous les ports, prêts à travailler dur pour quelques billets crasseux. Comme ça faisait plusieurs mois que je m’étais lancé dans ce commerce, beaucoup d’entre eux étaient devenus mes employés réguliers. Ils s’étaient bricolé des cabanes de planches et de bâches sur la jetée. Certains y avaient amené leur famille. Bientôt, comme toujours dans cette Asie industrieuse, deux petites gargotes, elles aussi en matériaux de récupération, avaient ouvert leurs portes. Les coolies pouvaient y trouver de la bouffe et des coups à boire.
Et la croupe de la fille du patron le cas échéant.
Une autre famille avait installé ses pénates dans l’épave d’une vedette militaire à moitié engloutie, échouée contre la digue.
Ceux-là, c’était la flambe, leur spécialité.
Quand j’étais à quai, j’entendais jusque tard dans la nuit les cris de joie et de désespoir des joueurs de cartes qui y risquaient leurs salaires.
Ce soir-là, on avait travaillé jusqu’à la nuit noire, sous la pluie de mousson incessante. Les coolies avaient longtemps pataugé dans la boue et défié toutes les lois de l’équilibre sur les minces planches qui reliaient la digue à la Marie-Barjo, pliés sous leurs charges, aiguillonnés par mes amicaux coups de gueule.
Le chargement était presque terminé. Ça faisait des jours que j’étais à quai et je n’avais plus qu’une envie : lever l’ancre.
Finalement, quand deux de mes dockers, une paire d’échalas maigres à faire peur, aux longs membres d’araignée, s’étaient écroulés sous le poids d’un fût d’essence, avaient glissé dans la gadoue sous les rires et les quolibets des autres, manqué de se foutre à l’eau avec mes 200 litres de carburant, j’avais décidé d’arrêter les frais.
– Kim, on stoppe pour ce soir, renvoie tout le monde !
Kim, recouvert d’un poncho de nylon, cadeau d’une marque de bière australienne, m’avait demandé :
– Il y en a qui veulent des avances sur la paie.
– Paie-les. Ils ont bien le droit de s’amuser. Mais tu les préviens que je les veux en forme à l’aube, demain matin. Pas de gueule de bois qui tienne.
– Okay Cap’taine…
Kim était un gamin d’une vingtaine d’années. Cambodgien d’origine, orphelin de guerre, il avait été adopté très jeune par une famille de bourgeois français. Dés que ça avait été possible, il avait voulu revoir son pays d’origine. Ecologiste pur et dur, il avait voulu s’opposer aux menées des compagnies forestières et n’y avait récolté que des emmerdes. Je l’avais recueilli alors qu’il était au plus bas et, depuis, il était mon intendant et comptable ; double tâche pour laquelle il m’apportait entière satisfaction.
– Ça vaut pour toi, aussi, Kim. Pas la peine de faire la tournée des bars, ce soir. La journée de demain va être dure.
– T’en fais pas, je vais me coucher…
Je rejoignis ma cabine, un bien grand mot pour désigner un réduit aux parois de métal situé derrière le poste de pilotage, meublé d’un lit de soldat en toile et d’une minuscule table.
Je débouchai une bouteille de bourbon. J’eus à peine le temps de m’envoyer une rasade que Kim cognait à la porte de fer.
– Haig, y’a un type qui demande à te parler !
– Envoie-le se faire foutre, criai-je en réponse.
J’étais crevé. Je ne désirais rien d’autre au monde que me reposer après un petit tête-à-tête avec mon pote Jack Daniels, et surtout pas tailler la bavette avec qui que ce soit.
Il y eut quelques marmonnements puis la voix de Kim s’éleva de nouveau.
– Il insiste…
– Monsieur, fit la voix du visiteur, je vous en prie, accordez-moi une minute.
– Ah, bordel de merde…
Je retrouvai Kim dans la timonerie, flanqué d’un vieux type maigre aux cheveux blancs, habillé d’un costume de lin de couleur claire, comme en portait les colons du temps jadis, dégouttant de pluie.
Il me tendit une longue main aux doigts de laquelle plusieurs grosses bagues en or semblaient indiquer que mon importun n’était pas à plaindre, côté portefeuille.
– Bonsoir. Merci de me recevoir.
Il y avait une légère trace d’accent dans son français. Comme un zézaiement. Sans doute un reste d’espagnol.
– Salut, fis-je en acceptant la poignée de main. Je suis Haig, monsieur… ?
Le type ignora mon invitation à se présenter.
– On m’a dit que vous remontiez la rivière Lon-Stung en direction des Monts Rouges, monsieur Haig ?
– Et alors ?
– Prenez-moi avec vous.
– Pas question.
– Je paierai.
– Pas question.
– Ecoutez, monsieur Haig…
– Ta gueule, coupai-je.
Je désignai mon front de l’index.
– Tu vois écrit « Agence de voyage », ici ?
Il grimaça de tout son visage, comme sous le coup d’une douleur. Comme s’il allait éclater en sanglots.
– Non, mais je…
– Je t’ai dit de la fermer !… Je ne prends jamais de passager et je ne vais certainement pas admettre à mon bord un type qui surgit de nulle part et refuse même de me dire son nom. Au plaisir, monsieur l’anonyme.
Je lui montrai d’un coup de menton la direction de la porte.
Ses épaules s’étaient affaissées. Son regard s’était éteint. Il soupira de toute sa poitrine. A ce moment-là, je remarquai les cernes noirs sous ses yeux. Et le léger tremblement qui agitait ses mains. Et aussi une sorte de tic qui faisait vibrer un coin de sa bouche.
Depuis le temps que je traîne mes bottes dans les coins les plus violents de la planète, je sais ce que c’est que la peur.
Ce mec avait la trouille.
Il tourna les talons, fit un pas vers la porte, puis se retourna vers moi d’un bloc, les deux mains tendues.
– S’il vous plait, monsieur… Por favor… Por la graz de dios !… Je paierai le prix que vous voudrez…
C’était bien un Espagnol.
J’avoue que j’ai hésité à ce moment-là.
C’est toujours facile, après coup, de se dire : j’aurais du faire ci ou ça…
J’ai beau être, sous ma face de brute, un authentique fils de pute, je ne suis pas tout à fait insensible à la détresse de mon prochain.
Je sentais la terreur qui emplissait l’âme de ce vieil hidalgo en costume trop chic et aux bijoux trop riches pour ce bas-fond du Cambodge. Je crois que je savais, lui désignant la sortie, que je l’envoyais à un sort peu enviable.
Mais j’étais fatigué. Cela faisait des mois que je naviguais, plus une dizaine de jours que je m’escrimais à emplir ma cale, j’avais hâte d’appareiller…
Je n’étais pas d’humeur à faire des gentillesses.
– Non, señor. Veuillez quitter mon bord, s’il vous plait.
Il plut toute la nuit.
Ça tombait encore à l’aube, quand je me levai et bus mon café en compagnie de Kim.
– Bozo n’est pas rentré ?
Kim secoua négativement la tête. Je haussai les épaules.
Bozo était mon second lieutenant. Un jeune français. Il s’était pris de passion pour les bars à putes de Phnom Penh, l’alcool et les défonces qui y coulaient à flots. Quand on était à quai, il y passait la plupart de ses nuits, occupé à claquer sa part des bénéfices avec une assiduité qui forçait l’admiration.
– Et ben il va encore être beau à voir, soupirai-je.
Des cris retentirent au dehors. Je me précipitai. En débouchant sur le pont, je découvris les coolies en cercle au milieu de leur gourbi, qui beuglaient en faisant de grands gestes.
Je ne distinguai pas ce qui causait leur agitation, dissimulé par leurs silhouettes, mais je m’en doutais déjà. Je grognai :
– A tous les coups, c’est l’Espagnol !
C’était bien l’hidalgo de la veille.
Le type avait raison d’avoir la frousse. Quelqu’un l’avait proprement égorgé, d’une oreille à l’autre.
La pluie avait lavé la plaie béante, laissant les bords d’une horrible couleur mauve.
Les bagues à ses doigts avaient disparu, bien sur.
Je me tournai vers Kim :
– Désigne trois ou quatre gars pour transporter ce con.
– Où ça ?
– Où ils veulent, mais loin. Je ne veux pas que les flics établissent un rapport entre lui et la Marie-Barjo. S’ils viennent enquêter chez nous, ça va retarder le départ.
– Je m’en occupe.
(A suivre)