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Episode 25: Marisol

Publié par le 24 décembre 2013
Haig : Le secret des Monts Rouges
Episode 25
Marisol
 
 
On navigua à fond les calots le reste de la journée, histoire de mettre le maximum d’espace entre nous et la bande de salopards qui nous avait attaqués.
En fin d’après-midi, on arriva à un endroit qu’on appelait « la tour », en raison d’un haut rocher à peu près cylindrique qui s’élevait là, sur le rivage, le pied dans l’eau, et qui, vu sous certains angles, rappelait la forme d’une ruine médiévale.
– Bang, jette l’ancre. On passe la nuit ici !
 
C’était l’heure du bilan.
Simple, le bilan. Simple et triste. Désolant. A chier.
Notre bateau ne méritait plus de s’appeler la Marie-Barjo. LaMarie-Désastre aurait mieux convenu.
Kim était en miettes. Pâle comme un mort. Tremblant des lèvres et des mains. De temps en temps, il essayait de se reprendre, serrait les poings, fermait les yeux, respirait à fond. L’instant d’après, il trépignait, cognait les murs du plat de la main et du front, les épaules secouées par les sanglots.
Bang, accroupi à la proue, immobile et impassible, le visage fermé, ressemblait à une statue de bois sombre.
L’explosion de la grenade dans la cale avait déchiqueté son petit chien jaune. Je l’avais vu en rassembler les bouts sanglants dans un linge et nouer le tout en ballot qu’il avait balancé à la rivière.
La plupart de ce qui me restait de bouteilles de bière et d’alcool avait été pulvérisées. Le fond de cale n’était plus qu’un tapis d’éclats de verre nageant dans du liquide.
Et puis, bien sûr, il y avait Bozo.
Mon petit pote Bozo.
 
Marisol avait aidé Kim à envelopper son cadavre dans une couverture et à le transporter dans sa cabine. Puis, au moyen d’un seau qu’ils plongeaient dans la rivière, ils avaient nettoyé l’endroit où la majeure partie de son cerveau s’était répandue en gerbe écarlate et jaune sur la tôle.
Sa drôle de cervelle qui inventait à la chaîne des vers de mirliton …
 
Dans ses affaires, je trouvai un passeport au nom de Bernard Bozuffi, avec l’adresse d’une tour du genre H.L.M. à Torcy, dans la région parisienne.
Il y avait aussi une photo aux couleurs passées d’un tout petit Bozo encadré par une femme un peu trop grosse et un type costaud au crâne rasé qui paraissait être un militaire ou un gendarme.
Je les fourrai dans la poche de sa chemise.
Il ne m’avait jamais parlé de ces gens. Avait tourné le dos à cette partie de sa vie. Choisi l’aventure.
Un aventurier, le plus souvent, ça disparaît.
Je n’avais pas l’intention de prévenir qui que ce soit.
« Bonjour. J’ai bien connu votre fils Bernard. Il a été abattu par un ancien Khmer rouge alors qu’il était en route vers l’embouchure d’une rivière paumée au milieu d’un pays de cinglés… »
De quoi ça aurait eu l’air ?
 
On lui creusa une tombe à quelques encablures du rivage, Kim, Marisol et moi, pendant que Bang montait la garde.
J’avais apporté l’appareil à cassette et, pendant qu’on maniait la pelle, je passai Blue Valentine de Tom Waits, un des morceaux favoris du copain.
Quand le trou fut comblé, je me redressai à son pied et déclarai :
– Salut, Bozo, capitaine des Mots, t’as été un bon compagnon, cap’taine Tête de Con !
Pas très subtil, l’épitaphe. Mais elle eut au moins le mérite de ramener une sorte de sourire à la bouche de Kim. Encadré par les parenthèses de deux rigoles de larmes, le sourire, mais un sourire quand même.
 
Je fouillai dans la pharmacie du bord. En sortis une plaquette de faux Fringanor, des copies thaïlandaises d’amphétamines. Procédais la distribution.
Le lendemain, on serait à l’hôtel de Poun le Chinois, à peu près en sécurité. Mais pour l’heure, on était encore en pleine forêt. Il nous fallait rester éveillés. Et vigilants.
Je laissai Kim et Marisol à bord. Leur mission : un, guetter et donner l’alerte le cas échéant. Deux : se protéger au maximum.
Bang alla se planquer quelque part dans les buissons, sur la berge qui faisait face à la tour.
Quand je lui en avais donné l’ordre, il m’avait dévisagé pendant quelques secondes en silence, le regard dur, et avait levé un index énorme pour me prévenir :
– Last time, Haig, c’est la dernière fois.
En bon professionnel de guerre, il fut rapidement invisible.
Moi, je grimpai en haut de la tour, avec armes et grosse lampe torche. Le sommet était creusé par les intempéries, formant une sorte de cuvette. Un nid d’aigle. Un poste de vigie idéal.
De là-haut, j’avait vue sur le bateau et une bonne vingtaine de mètres en amont et en aval.
Si des types voulaient s’amener pour nous jouer un nouveau tour de cochon, cette fois-ci, on saurait les recevoir comme il fallait. Le cadavre de mon petit pote Bozo ne serait pas le seul à pourrir dans ce coin de rivière.
Garanti sur facture.
Signée Haig, la facture.
 
Le crépuscule avait été hâté par une houle d’épais nuages gris boursouflés de charbon. La nuit qui suivit fut sombre comme un cul de caverne.
Installé dans ma nacelle de pierre, armes à mes côtés, mal dans mon être, traversé par des vagues d’électricité dues aux amphétamines thaïs, j’avais renoncé à écarquiller les yeux pour tenter de percer cette obscurité dense, si noire qu’elle en paraissait solide.
Alors j’écoutais.
J’avais l’ouïe pleine des couches de sons qui chantent dans la jungle au cœur des nuits. En-dessous tintait sans cesse le ruissellement de l’eau autour d’un bout de roche émergé. Tout autour de moi, dans l’épaisseur de la canopée, c’était le concert ininterrompu des bêtes.
Frottements. Reptations. Froissements de branches. Cavalcades de menues bestioles affolées, parfois conclues d’une brève plainte d’agonie.
Au loin, les grondements assourdis d’un orage, vibrations de gorges, tonnerres sourds comme des agacements de fauve.
 
Je sursautai soudain.
Un bruit. Tout près. Au pied de mon roc. Une frappe à peine audible. Un choc léger. Comme un pas étouffé.
Un autre pas. Souligné par un souffle.
Un ruissellement léger de graviers détachés de la paroi.
Pas du doute : on montait vers moi.
Animal ? Humain ?
J’armai mon colt 45. Au cliquetis métallique répondit le bref éclair d’une lampe et un chuchotement :
– Haig, c’est moi…
Marisol.
 
Je distinguai à peine sa forme tandis qu’elle se glissait dans le creux du rocher. Un short de couleur claire. Une chemise nouée à la diable.
Je laissai tomber mon arme. L’empoignai par le bras. L’attirai contre moi. Elle ne résista pas.
Brûlants, on était. En fièvre. Ivres. Brutaux.
On se mangeait les bouches. Nos mains griffaient nos fringues, cherchant les ouvertures. Dégrafant. Déchirant.
Puis ce furent des saccades sans douceur, accompagnées de grondements sans tendresse.
Il y avait de tout dans cette étreinte. Des désirs depuis longtemps contenus. Des méfiances qui survivaient. La terreur conservée du combat. Le chagrin que laissait la mort du copain. L’énergie fausse des pilules thaïlandaises. La tension de cette nuit de veille…
Je la baisais comme le bucheron cogne.
Elle se rompait sans retenue, offerte, obscène, sauvage naufragée sans retenue dans le plaisir.
Ses griffes déchirèrent mon dos. Ses talons fouettèrent mes flancs.
On se planta les dents dans les lèvres pour contenir les cris qui s’y pressaient.
 
On resta longtemps immobiles, enlacés, gisant plutôt qu’on ne reposait, poitrines pareillement secouées par des souffles de bêtes harassées.
Des gouttes d’eau claquèrent sur la pierre.
Une. Deux. Puis dix. Puis mille.
Alors on s’assit l’un devant l’autre sous l’averse. On se dépouilla l’un l’autre des vêtements repoussés dans le premier assaut. Nos peaux se collèrent, à la fois incandescentes et ruisselantes de pluie.
Et longtemps, longuement, à l’infini, on fit l’amour.
 
L’aube grise nous trouva enlacés.
Apaisés.
Nous rassemblâmes nos fringues éparses, trempées, que nous enfilâmes avec peine, souriant de nos maladresses.
Sur le bateau, Marisol gagna sa cabine. Je la suivis. Lui saisis l’épaule. Repoussai doucement des mèches mouillées de son visage. Chuchotai :
– Il serait temps que tu me parles, Marisol.
Elle me dévisagea un moment de ses grands yeux turquoise. Hocha lentement la tête. Murmura :
– Je vais tout te raconter…
 
(A suivre)

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