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Le front contre les murs – 02

Publié par le 4 mars 2017

 

Un des derniers textes écrits avec Zykë, cadeau de sa part pour mon recueil L’Ogresse (ed.Gunten), et tiré d’une de ses mésaventures albanaises.

 

Assis dans un vieux fourgon soviétique entre deux policiers, secoué par les cahots de la route et les fesses meurtries par le dur banc de métal, Alexandre se demandait dans quelle histoire de fous il était embarqué.

Plié en deux, les coudes appuyés sur ses longues cuisses, ses poignets entravés devant les yeux, les dents serrées, il éprouvait le plus grand mal à maîtriser sa terreur.
— Sainte Marie, mère de Dieu… Sainte Marie, mère de Dieu…
La vision fugitive de la cour intérieure de la prison de Durrës, cernée par un haut mur de ciment gris ponctué de miradors sur la plate-forme desquels se tenaient des soldats armés de mitraillettes, ne le réconforta en rien.

Au greffe, une petite salle pourvue d’un comptoir de bois grossier, Alexandre se retrouva devant un géant de près de deux mètres, une montagne de muscles sanglée dans un uniforme bleu impeccable.
Légèrement en retrait se tenait un subalterne moustachu, dans le même uniforme bleu, coiffé d’une large casquette plate, qui tenait dans une main un gros trousseau de clés moyenâgeux et serrait sous son bras deux couvertures de laine grisâtres.
Le géant à la large face couronnée de cheveux blancs taillés ras, se présenta en italien :
— Je suis le sous-directeur Skender Spahiu.
Terrorisé par l’aura de force qui se dégageait de cet homme et par l’éclat dangereux de ses yeux noirs au regard fixe, Alexandre ne sut que balbutier :
— J… J… Je suis Al…
— Alexandre Tisserand, compléta Spahiu, citoyen français, heureusement intercepté par nos vaillantes forces nationales alors qu’il s’apprêtait à fuir, coupable de grave détournement du patrimoine  national albanais.
— Je… Je… Je n’ai jamais…
La dure extrémité de la matraque du colosse se planta dans le sternum d’Alexandre.
— Tais-toi, détenu.
La pression du gourdin s’accentua.
— Tu te crois déjà au tribunal ? Que tu sois coupable ou non, ce n’est pas mon problème. Pour l’heure, tu es ici, sous ma responsabilité. Alors tu obéis à mes règles. La première, c’est que je ne veux pas entendre tes plaintes.
— Mais je ne me plains pas, gémit Alexandre.
— Silence ! Ne me parle pas de ton consulat, ni d’avocat ni des droits de l’homme ni d’aucune de tes conneries de femmelette démocratique.
— Mais…
— Ta gueule !
Spahiu leva sa matraque et la pointa sur le visage d’Alexandre pendant quelques secondes. Puis, estimant son autorité affirmée, il baissa lentement le bras.
— Allez, en avant marche !

Le gardien au trousseau de clés prit les devants, les couvertures sous le bras. Alexandre le suivit. Skender Spahiu ferma la marche.
Le triste cortège franchit deux grilles, gravit un étroit escalier en colimaçon et déboucha dans un corridor de parpaings gris le long duquel s’alignaient douze portes en bois brut renforcé de serrures.
Alexandre fut poussé dans une cellule entièrement nue, suivi par Spahiu, qui dût plier la nuque pour passer l’huis.
À l’entrée du sous-directeur, les occupants, trois jeunes gaillards chevelus qui étaient assis par terre bondirent sur leurs pieds pour lui faire face, en ligne, mains derrière le dos, les têtes baissées.
Le géant leur aboya dessus en albanais. Au fil du laïus, Alexandre capta quelques mots comme « France » et « respekt ». Les jeunes, tous trois vêtus de jeans très serrés et de blousons de skaï, hochaient docilement la tête à chaque mot, les visages masqués par leurs cheveux longs.
Son discours terminé, Skender recula d’un pas, fit signe à l’autre gardien de poser les deux couvertures sur le sol puis sortit, sans honorer Alexandre du moindre regard.

 

À peine la porte de la cellule refermée les trois jeunes détenus crachèrent par terre et se lancèrent dans une pantomime rageuse, s’empoignant l’entrejambe pour agiter le bassin de manière obscène dans la direction de la porte.
Il y avait un avorton à la face osseuse ravagée par l’acné, un édenté aux chicots jaunes mal plantés, dont le regard stupide dénonçait un déficit mental et celui qui semblait être le chef, plus grand que ses deux comparses, le regard noir et franc, montrant une assurance que les autres n’avaient pas.
Avec son nez écrasé de cogneur et le rictus dédaigneux qui lui déformait les lèvres, c’était aussi celui qui paraissait le plus dangereux. Alexandre ne put se retenir de lever les bras dans un geste de défense quand cette jeune brute se pencha brusquement sur lui et lui parla en albanais.
— Désolé, je ne comprends pas…
Le gars se mit à lui crier au visage, ponctuant ses apostrophes de bourrades énergiques sur les épaules et dans le dos.
— Tre, faisait-il en levant la main, trois doigts dressés. Tre… Tre…
— Comprends pas ! Comprends pas ! répétait Alexandre, affolé.
Le petit acnéique s’approcha et expliqua dans un italien approximatif :
— Mon copain dirrre que lui c’est déjà tué trrrois personnes et le prochain que lui couper gorrrge, c’est Skender Spahiu parce que lui c’est fils de trrruie…

Les trois voyous essayèrent un moment de faire la conversation, avec l’avorton comme interprète. Ils demandèrent à Alexandre s’il avait des cigarettes, puis des gâteaux, puis du chocolat. Enfin, après ses réponses négatives, ils se regroupèrent dans un coin et se mirent à jouer aux cartes sans plus se préoccuper de lui.
Alexandre déroula ses couvertures et s’allongea.
Les mains jointes, il tenta de prier, mais il avait du mal à se concentrer sur les paroles rituelles. La cascade d’épreuves qu’il venait de traverser l’avait à la fois épuisé et survolté. Il sentait le sommeil l’envahir comme une marée montante et, dans le même temps, ses pensées tournoyer et s’entrechoquer dans sa tête.
Emprisonné !
Le soir même, il était un touriste paisible qui s’apprêtait à prendre le bateau pour rentrer chez lui, maintenant il était forcé de dormir sur le sol, entre des couvertures trop petites pour lui, en compagnie d’assassins au fond d’une geôle !
Comment son existence avait-elle pu basculer à ce point en moins de dix heures ?
Dans une demi-inconscience, il se vit, par un beau dimanche matin ensoleillé, sur une banquette de moleskine rouge du grand café Le Français, au centre de Pontarlier, assis devant une tasse de café-crème et un croissant, un journal à la main, entouré du brouhaha des conversations et des exclamations énergiques des serveuses.
La vision arracha de sa gorge un gémissement qui fit tourner vers lui la tête des trois voyous. Ils observèrent un instant sa silhouette recroquevillée en chien de fusil, puis ils haussèrent les épaules et reprirent leur partie.

 

Trois heures du matin.
D’une cellule du rez-de-chaussée s’élevèrent soudain de terribles hurlements.
Des cris inhumains.
Des clameurs folles d’être à la torture.
De bête qu’on égorge.
Dans d’autres cellules, des prisonniers répondirent par d’autres cris et des grognements de colère, ponctués de coups de poings dans les portes.
Réveillé en sursaut, horrifié et glacé, Alexandre entendit une cavalcade de gros souliers se déchaîner alors dans le couloir.
Plusieurs chocs de grilles claquées.
Des éclats de voix, sans doute celles des gardiens.
Enfin des chocs sourds : ceux de coups sur le corps d’un homme.

Le calme revint.
Un silence d’une intensité particulière, plus lourd d’avoir été ainsi troublé, s’abattit sur tout le bâtiment.

Dans leur coin, les trois voyous avaient remué, troublés dans leur sommeil. L’un d’eux se mit à ronfler doucement. Alors, les cris reprirent.
Plus déchirants encore que la première fois.
Sauvages.
Hurlements de peur et de douleur, clamant le désespoir et la solitude.

A nouveau, la prison se réveilla. D’autres prisonniers braillèrent en réponse au pauvre bougre qui, quelque part dans la prison, hurlait à la face de la nuit.
A nouveau, une cavalcade. Des ordres lancés, puis, encore, ces bruits horribles de passage à tabac.
Le silence, pendant une dizaine de minutes.
Puis l’homme torturé, une troisième fois, se remit à hurler…

Le corps d’Alexandre était secoué de tremblements convulsifs. Son sang glacé charriait le froid jusqu’au fond de ses organes.
Son cœur s’était mis à taper contre ses côtes.
Ses dents claquaient.
Dans quel enfer était-il tombé ?
Allait-on le torturer, lui aussi ?
Les gardiens allaient-ils surgir pour le rouer de coups de matraque ?
Le frapper jusqu’au sang ?
Jusqu’à la mort ?

— Dieu tout puissant, je t’en supplie, protège-moi…

 

Le matin suivant, mené seul au bloc sanitaire, Alexandre soulagea ses intestins dans des toilettes immondes, en hoquetant de dégoût. Puis, il se força à se glisser sous la douche, constituée que d’un tuyau tordu dont sourdait un filet d’eau brûlante à peine supportable. Quand il en sortit, le gardien des lieux, un gnome aux pantalons roulés sur des chaussures de tennis neuves, le saisit par le bras et l’entraîna dans la direction opposée à celle des cellules.
— Direktor, expliqua-t-il, direktor…

Alexandre se retrouva dans un bureau aux fenêtres grillagées où se tenait un petit homme vêtu d’un costume de velours qui lui tendait la main.
— Bonjour, monsieur Tisserand, je suis Viktor Vrioni, présentement le directeur de cette prison.
La pièce était emplie d’une délicieuse odeur du café frais. Vrioni avait le regard clair derrière des lunettes à monture d’acier et arborait une crinière de cheveux grisonnants bouclés, un ensemble qui lui donnait l’air d’un professeur plutôt que d’un garde-chiourme.
Surpris, rendu méfiant par les rudoiements subis et ses peurs, de plus abruti après sa mauvaise nuit, Alexandre fixa longuement la main tendue avant de se décider à la saisir.
— Euh… enchanté, balbutia-t-il.
L’homme sourit.
— Je n’ai pas l’audace de vous souhaiter la bienvenue, poursuivit le directeur. Ce serait un morceau d’humour pour le moins douteux…

La pièce était divisée en deux parties : un espace de travail, avec un bureau et plusieurs armoires débordant de dossiers, et un coin de détente formé de trois fauteuils et d’un guéridon sur lequel étaient disposés un pot de café et une assiette de petits pains.
De la main, Viktor Vrioni invita Alexandre à s’asseoir :
— J’espère que la nuit n’a pas été trop pénible…
— Elle a été exécrable, répondit franchement Alexandre en se laissant tomber dans un fauteuil.
— Alors, il faut vous empresser de l’expulser de votre mémoire. Auriez-vous de la convoitise pour un bon café italien ?

Alexandre tremblait si fort qu’il dut user de ses deux mains pour porter la tasse à ses lèvres.
— Appliquez-vous donc à la détente nerveuse, conseilla le directeur, tout ceci n’est qu’un incident sans gravité.
— Sans gravité ? s’étrangla Alexandre. Je suis en prison !
Le sourire ne quitta pas les lèvres du directeur. Il hocha lentement la tête, une expression de sympathie dans le regard.
— Prenez donc déplorable série d’évènements du bon côté de la chose. Votre libération sera très bientôt opérée et l’histoire malencontreuse ne sera plus qu’un souvenir pittoresque…
Il poussa l’assiette de petits pains vers son prisonnier.
— Je vous en prie chaleureusement de dégustez…
Alexandre tendit la main, puis suspendit son geste pour regarder le directeur, l’air interloqué.
— Mais… vous parlez français !
Vrioni sourit.
— J’ai eu une autre vie avant celle-ci, monsieur Tisserand. Allons, dévorez, vous devez mourir de la famine…

 

(A suivre)

 

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