1985, premier retour d’Afrique.
Sans le sou, la tête farcie de phrases, les doigts languissant d’un clavier, je me mis en quête d’un lieu paisible où écrire.
Ma mère et son mari possédaient dans le Lubéron une villa qu’ils n’occupaient que deux mois par an. J’en sollicitai les clés, ils m’envoyèrent me faire foutre.
Je fus sauvé des bancs publics par mon parrain, le docteur Jean-François Duvinage, son épouse, ma bien-aimée Martine, leurs filles Emmanuelle et Anne-Lise, qui m’ouvrirent les portes de leurs cœurs et celles de leur maison.
Là, dans une chambre meublée de tissu bleu et de chêne verni, devant le doux rectangle d’une fenêtre ouverte sur l’automne provençal, j’écrivis ce que je considère être mon premier texte abouti.
L’Auberge de l’Espérance
(une ancienne légende des temps modernes)
Au bout de cent vingt et un jours et de cent vingt et une nuits, Tonton Basile, observant la maison depuis la rue, se prit à sourire.
Un sourire esquissé, certes.
D’une part, il y avait si longtemps que personne dans le pays n’avait plus l’occasion de sourire que l’habitude s’en était perdue. D’autre part, le fier Tonton Basile était coquet et n’aimait guère exhiber à l’air libre le duo de gencives irrégulières mal peuplées de chicots qu’était devenue sa bouche.
Un sourire à lèvres retenues, donc, certes, mais un sourire quand même.
La maison avait de l’allure.
Un semblant d’allure, certes.
Elle était loin d’avoir recouvré sa splendeur passée.
Certes.
Les hauts murs en restaient rongés par les ans et l’abandon, fissurés ça et là, marbrés de dégoulinades de pourriture. Les fenêtres n’étaient protégées que par des pans de grillages par endroits crevés et des morceaux de bâches dépareillées. Sur le toit, l’ordonnancement des tuiles était trop souvent interrompu par des charpies de tôle rouillée. Enfin, trônant au sommet de sa volée de marches sinuées de lézardes, la porte d’entrée, dépouillée des vieilles planches qui la protégeaient naguère, semblait une gueule noire en train de crier misère à qui n’entendait pas.
Certes.
Certes.
Mais, la regardant, on sentait tout de même à mille signes que la vie l’habitait de nouveau.
— C’est incontestable, décida Tonton Basile. Voilà une bâtisse de nouveau décente et prête à recevoir tous les gens qu’elle pourra et même plus si nécessaire !
Alors, au grand soulagement de sa tribu, il frappa lentement ses grandes mains maigres l’une contre l’autre et déclara que le temps du repos était arrivé.
En patriarche soucieux de donner l’exemple, Tonton Basile pénétra dans la grande salle, tendit son hamac de toile entre deux piliers, s’y étendit, laissa se tortiller un instant les deux bouquets de ses orteils, souffla du souffle des haltes bienheureuses et ferma les yeux.
— Wuiiin, wuiiin, wuiiin…
D’un coin dans l’ombre s’éleva le chœur des jappements des enfants, Johnny-Kid, Sarasa et Samara, les deux jumelles qui ne l’étaient pas, Beauté-Jolie, Bililobo et même Churaçoa qu’on entendait pourtant jamais.
— Wuin, wuin, on a beaucoup travaillé et on a toujours autant faim, wuin, wuin…
Tonton Basile expira de l’air par le nez, grogna, se retint de soulever les paupières, grogna et expira de l’air par le nez.
Du coin opposé à celui des enfants, là où Zitanao, accroupie devant son brasero, faisait bouillir sur un feu de caca de rat séché une gamelle d’eau avec rien dedans, se fit entendre une aigre voix d’épouse qui expliquait aux murs combien certains hommes étaient peu avisés qui laissaient dévorer toutes les réserves de nourriture tandis qu’ils ne travaillaient pas.
— A part, ajoutait cette voix, si on considérait comme un travail de s’acharner à rapetasser une maison en ruines dont la seule salle à manger aurait paru trop grande à un prince…
Tonton Basile expira de l’air par le nez, se déplaça sur le côté, replia les jambes au fond de son hamac et expira de l’air par le nez.
La voix se mit à expliquer aux poutres du plafond combien la vanité des hommes était sans limites, qui les poussait à se lancer dans des projets insensés tout en ignorant le vide des estomacs dont ils avaient la charge.
Tonton Basile se retourna de l’autre côté et expira de l’air par le nez.
— Mais qu’est-ce que ça peut bien faire, expliqua Zitanao à la chandelle collée à ses pieds, qu’est-ce que ça peut bien faire ?…
Elle n’avait pas oublié le chemin de sa province et les villages de son enfance, dans les dunes du sud. Elle saurait bien y retrouver quelque membre de sa tribu qui, lui, ne serait pas cinglé au point de laisser dévorer toutes les provisions pendant qu’on rapetassait un vieux tas de pierres dont…
— Par les couilles du lion-qui-boite ! éclata Tonton Basile.
Il souleva les jambes, s’assit, laissa retomber ses pieds, les plantes claquant sur le sol balayé de frais.
— Alors y a pas… Alors un homme peut pas… Alors, alors… Cul de guenon-qui-gratte, y a pas moyen qu’un homme…
Il expira plusieurs fois par le nez, saisit dans le repli de son pagne sa réserve de mélange de tabac de mégot, d’herbe et de ciment pilé, se roula une cigarette dans un bout de vieux journal, et l’alluma.
— Tais-toi ! cria-t-il, expulsant la première bouffée, s’adressant à la voix de Zitanao qui continuait de démontrer à la casserole l’étendue de l’égoïsme de ces fous fichus d’hommes.
Puis, dans le silence revenu, tirant d’amples bouffées de son clope, il entreprit de réfléchir.
A la nuit tombée, il y était encore, assis dans l’obscurité sur la plus haute marche du porche de ce qu’il appelait désormais « ma maison ».
Il était exténué, mais il n’abandonnait pas.
A l’intérieur de son crâne cognait la migraine, mais il ne se résignait pas.
Des mauvaises sueurs coulaient de ses aisselles et de la raie de ses fesses, ses paupières raclaient comme du sable la surface de ses yeux, sa gorge était ensuifée du mélange de tabac et de ciment, mais il s’obstinait à réfléchir.
Et ne trouvait guère.
Et se désolait.
— Qu’allons-nous donc manger, pet d’éléphant !
Il ferma les yeux d’exaspération et dut s’assoupir un instant car, quand il les rouvrit, ce fut pour découvrir, assis à côté de lui, un moine de l’ancienne religion.
Or, cela ne se pouvait pas.
Il n’y avait plus de moines.
Les partisans de Féroce 1er et les miliciens de Trotskar le Communautaire ne s’étaient jamais entendu sur grand-chose, mais un point sur lequel ils avaient toujours été d’accord, c’était celui-là : l’ancienne religion était une saleté. Pour les premiers, elle était trop chère à entretenir. Pour les autres, elle était coupable de donner des mauvaises idées au peuple – peuple qui, comme chacun sait, n’a pas besoin d’idées, ni vraies ni fausses, ni même entre les deux.
Le point sur lequel trotskariens et férocistes retrouvaient leurs bonnes habitudes de désaccord, c’était sur la manière d’empêcher les moines d’exercer leur sacerdoce.
Les uns les fichaient par le fondement sur des pieux de bambou effilés, disposés tous les trois pas le long des chemins, en guise de décoration. Les autres les brûlaient tout vifs, non sans leur avoir auparavant prélevé le foie, lequel était, disait-on, délicieux accompagné de haricots de soja grillés (c’était au temps où on trouvait encore des haricots de soja, mais passons…).
— Tu n’existes pas, grommela Tonton Basile, vous êtes tous crevés.
Le moine rigola.
— Ne suis-je pas assis à côté de toi, sur la même marche du haut, devant le porche de la maison ?
Tonton Basile écarquilla les yeux et dût en convenir : le type était bien là. Un vieillard plus vieux que les plus vieux des âges, chauve, ridé comme une momie, vêtu d’un pagne noué autour des hanches et portant en sautoir, pendus à un lacet de cuir, les attributs de sa fonction : un sachet de toile renfermant des cendres de bite de gorille, un bouton de laiton d’uniforme de la marine coloniale, un petit éventail de plumes de colibri couleur de feu et un porte-clés de la maison Cébon-Cacao.
— D’accord, grogna-t-il. Tu es là. Et alors ?
Le vieillard rit silencieusement, bouche ouverte sur ses gencives bleues, paupières plissées autour des deux trous de nuit de ses yeux vides.
— Alors, je vous fais mon compliment, à ta famille et à toi. Vous avez bien travaillé.
— Qu’est-ce que ça peut te foutre ?
Le vieil homme haussa des épaules aussi minces que des brindilles.
— Bah… j’aime cette maison. Il y a longtemps que j’en hante les murs et je souffrais de la voir tomber en ruines, nuit après nuit… Sais-tu que c’est un aventurier français qui la fit bâtir entre 1807 et 1809 ?
— Un, je ne le savais pas et, deux, je m’en bats les roubignolles.
Le moine rit de nouveau. Ses yeux semblèrent s’agrandir encore, plus noirs que noirs, comme deux lacs d’eau sombre.
— Tu t’en foutras moins quand tu sauras que cet homme très riche, chasseur d’ivoire réputé dans le monde entier, avait caché dans la buanderie, sous la troisième pierre à gauche de la cinquième pierre en partant du bord droit de l’entrée, un rouleau de douze pièces d’or du roi Poléontrois.
— Et alors ?
— Et alors, corniaud, elles y sont toujours !
A partir de ce point, la mémoire de Tonton Basile resta toujours confuse.
Il se souvint d’avoir couru à l’intérieur et d’avoir arraché la couverture sous laquelle étaient pelotonnées Zitanao, Srasa et Samara, puis de l’avoir emportée dehors, dans l’idée d’en faire cadeau au moine.
Mais arrivé là, il s’aperçut que le vieil homme avait disparu, aussi brusquement qu’il était venu.
Alors, le cœur empli d’une inexplicable tristesse, il se laissa tomber sur la marche du haut, appuya sa tête contre le chambranle de pierre et s’endormit.
Au petit matin, Tonton Basile fut éveillé par la voix de Zitanao qui, accroupie sur ses talons à côté de lui, épouillant sa chevelure grise, demandait aux ordures éparses pourquoi certains hommes, disposant de plus d’espace qu’un roi n’en aurait désiré, trouvaient du plaisir à dormir sur leur porche.
Il bondit sur ses pieds, traversa en courant la grande salle, gagna l’ancienne buanderie, compta cinq pierres à partir du bord droit de l’entrée, souleva avec ses ongles la troisième à gauche et découvrit dessous, dans les restant d’un fourreau de velours depuis longtemps bouffé par les bestioles, douze grosses pièces d’or à l’effigie d’un ancien empereur français.
Du moins…
C’est ainsi que, par la suite, aux clients curieux, il prit l’habitude d’expliquer l’insolente fortune de sa famille.
(A suivre)