Au Commencement était l’Embrouille, Amen (Kn, I-1).
On arrive face à la crèche de Kiko.
Je sors de la Suz’ pissant la sueur, chemise collée au dos, plaquée au torse, aisselles rincées. Tropiques du Capricorne en mai, les Alizés se font attendre.
Jette un oeil à 360°. Baraque modeste, nette, propre. Deux maisons à proximité. C’est sauvage, austère, lumineux. J’aime.
Je prends la mesure de l’endroit. À vue de nez, je suis à trois kilomètres maximum de la barrière de corail située en contrebas de ma position et qui forme une frontière nette, blanche, entre deux eaux de couleurs différentes. Le soleil en haut. Au dessus, bleu éternel dont quelques nuages sont autant d’étoiles de jour. Derrière moi, le toafa, une sorte de brousse à la végétation sortie comme elle peut d’une terre ingrate, jamais cultivée. Trafic maritime inexistant. Aucune pollution sonore ou presque, seulement quelques bagnoles qui passent au loin à bas bruit.
Guidé par mon hôte, je gagne la terrasse abritée où deux types tout sourire sirotent un café. À les voir m’attendre bien calés dans leurs chaises de jardin, je comprends que les z’associés du taulier sont impatients de voir si le produit, moi, est conforme à leur attente.
En clair : si leur obligé a misé sur le bon pigeon…
Serrage de pognes, les présentations commencent. Les deux comparses ont l’air bonasse. Échange convenu de politesses, de questions anodines et d’affirmations à la con sur le confort du voyage et la nécessité d’être relax quand on veut vivre « dans cet autre paradis ».
D’accord.
Les types en seraient presque à tâter le bestiau. Le muscle est-il ferme, l’oeil clair, la dentition saine ? Apparemment oui ! Mais la grande question sous-jacente est de savoir si le gars, toujours moi, présente le bon mental pour l’endroit et surtout pour la sérénité de la boutique !
Et là, c’est une autre paire de manches. Une équation humaine à plusieurs inconnues dont ni eux ni moi n’avons la solution.
– Café ? me demande le plus extraverti des deux.
Il a un physique solide, le geste délié et assuré traduisant une nature expansive. Le sourire trop bien dessiné trahit la malsaine habitude d’enfiler ses contemporains.
– Café, oui, volontiers.
– À part ça, tu as fait bonne route ?
– Ouais, ça va.
– Bien aimé Tahiti ?
– Bof. Une escale. J’y suis pas allé pour m’y faire des amis…
Je joue l’esquive car je ne veux pas trop en dire. De Nouméa à Papeete, tout le monde se connaît plus ou moins. Si je ne suis pas une vedette, loin de là, je suis quand même tricard à, disons, quatre-vingt pour cent. Mal vu en maints endroits des grands suds, le Kons ! Et je n’ai pas envie que mes frasques bachiques et sexuelles viennent aux oreilles de mes vis-à-vis, ni même que mes embrouilles de différentes natures avec mes différents patrons arrivent un jour sur la table.
On continue de causer.
Le jovial connaît bien Tahiti et encore mieux la Calédonie. Il a des liens affectifs et amicaux sur le « Caillou », comme nombre de blancs de Wallis – c’est à dire une poignée, une petite dizaine de gusses implantés pour certains depuis trop longtemps sur ces moins de cent kilomètres carrés, îlots compris dans le lot.
Le type est rusé. Au fil de nos échanges d’apparente banalité, je pige qu’il arrive à vivre sur l’archipel depuis des années, tirant son épingle du jeu au moyen d’affaires diverses, tranquilles, la plupart des entreprises de réparations en tout genre. Il sait nager et tirer des bords.
Il ne me tire pas les vers du nez plus que de raison. La pluie, le beau temps. Les filles. La bière fraîche. Nous tombons d’accord sur l’essentiel : tout le monde il est beau et surtout il est gentil.
Il n’en pense pas un mot.
Moi non plus.
Le second larron vient mettre son grain de sel, tout en douceur, lui aussi.
Chemise kaki, Ray-Bans d’enculé, un calculateur. D’entrée, ça cause boulot. On entre dans le dur de l’affaire. Je serre mentalement les miches et enfile un caleçon en zinc tandis que je les imagine puiser dans le stock de vaseline, enfiler les gants latex et ordonner : « penche et tousse ».
Ça ne tarde pas : on me demande de prendre des parts de la société. On me demande de prouver ma bonne volonté. On me demande de démontrer la force de mon engagement…
En clair, on me demande ma soumission, mon pognon par-dessus, et de ne pas oublier de remercier.
Je dis oui. À tout.
Oui. Car d’une part je n’ai nullement l’intention de raquer quoi que ce soit, ni aujourd’hui, ni demain, ni à la saint Glinglin et, deuxièmement, je suis crevé et n’ai aucune envie de me fatiguer à argumenter.
D’ailleurs, pourquoi ?
Les jeux sont faits. Je suis là, bien là. Tellement là que je l’ai cherché par tous les moyens. Alors, faire un esclandre et partir, la queue entre les pattes ? Rejouer la perpétuelle histoire des salauds qui voulaient baiser le type bien sous tous rapports ?
Comme dire « oui » n’est pas sucer, mais ici une ruse, je « oui », je trois fois « oui » !
Cela m’est d’autant plus facile que je ne respecte déjà plus leur parole et que, ceci entraînant cela, la mienne ne m’engage plus.
Ma main sur l’os, je m’en tape.
Je laisse venir, vieille habitude tirée de l’expérience acquise au fil du temps, à force de fréquenter des enfumeurs de première et des escrocs à la petite semaine dont la seule devise est : le premier qui bande baise l’autre.
Le hic, pour ceux que j’ai en face de moi dans ce genre d’affaire, c’est que je casse les règles dès lors qu’on veut m’embrouiller. C’est comme ça, je me déclare sans foi ni loi une fois le costume de branquignol enfilé.
S’en souviendront longtemps, certains gars que je ne nommerai pas, qui brassaient des tonnes de biftons alors que je bouffais au lance-pierres depuis des jours. Le stress étant vite communicatif, cela avait vite mis la puce à l’oreille du boss des types en question, lequel me casqua mon dû illico. Pour cause : le tas de ferraille qui me servait de voiture était droit devant sa baie vitrée, moteur feulant, prêt à tout exploser…
Le patron en question a fini plus tard à l’hôtel des Gros-Verrous pour de minables malversations mais surtout pour avoir voulu se mêler de politique. Courant. L’intérêt du milieu îlien est de découvrir le fonctionnement du bled. Le truc vu, pigé, intégré, une fois de retour en métropole, plusieurs voies s’ouvrent : le repli, l’acceptation ou la rage. Dans tous les cas de figure, c’est perdant, perdant et encore perdant. Sauf à repartir vers des ailleurs lointains auxquels on ne connaît rien, plus fous mais certainement plus sains – du moins l’espère-t-on.
Je reviens sur terre, sur la terrasse où je bois un mauvais café, et me surprends à tenir serré le pied de la table de jardin, m’imaginant l’arracher, me voyant lui faire fendre l’air à leur en faire péter les mandibules, à tous les trois.
Comme quoi mon instinct ne me trompait pas. J’avais raison d’avoir Kiko dans mon collimateur dès les premières secondes, dans sa putain de Suzuki !
Je ravale.
J’encaisse.
Je ne montre rien.
En une fraction de seconde, je me remets en tête les raisons de mon départ et cette morne plaine de pays démoli que j’ai quitté.
Je n’ai pas de billet de retour et m’en moque.
Toute épreuve est faite pour être surmontée.
Je me dis qu’il vaut mieux être ici, aux prises avec ces petits forbans, que là-bas et qu’au moins, je me façonne des souvenirs. Mais par-dessus tout, c’est le besoin irrépressible de découverte, d’inconnu, d’aventure, qui me dope à mort. Aujourd’hui ici, demain là-bas peut-être.
Il ne s’agit pas de tourisme, que j’ai toujours trouvé ennuyeux et, pire, toxique. Mais de vivre au ras du sol ou bien haut dans les airs quelque part et s’y oublier. Rencontrer des salauds, des types exceptionnels et des chaudes femmes.
On en reste là, le jeu ouvert.
Les trois loulous décident de me laisser tranquille. Ça me va.
– Tu viens en ville, Kons ?
– Pourquoi pas…
Douche, puis direction Mata’Utu, la capitale, la grande cité de Nulle-part s/Mer.
Plus tard. Pleine nuit. Seul dans ma chambre, je pousse trois somnifères casse-gueule d’une gnôle que je n’ai pas touchée à Tahiti.
Rescapée la salope, mais plus pour longtemps.
Dor-mir !
J’ai douze heures de décalage horaire dans les bretelles, cinq jours de cuite non-stop à la paka et à l’alcool. La descente est rocailleuse. Pété à l’adrénaline plutôt qu’à la dépression.
Brrrrrrrrrrr ouhaaa !
Même les coups bus avec mes hôtes chez « le Gros » qui vient d’ouvrir sa pizzeria en plein centre de la capitale de l’Oubli ne m’ont pas arrangé l’humeur. « Le Gros » n’était pas là et c’était tant mieux paraît-il. Un gamin nous servait les bières. François (Falakiko, Kiko donc, comme l’appellent les Wallisiens) m’a glissé dans l’oreille que le mec est dangereux. Qu’il faut s’en garder et de loin.
La chambre est close, étanche. Transpiration de folie. Le drap étendu sur le mince matelas de mousse éponge la sueur avant qu’elle n’atteigne le carrelage. Si j’ouvre la fenêtre, les moustiques me pourriront la nuit.
J’élabore un stratagème : si je laisse passer ce qu’il faut d’air et que je tire suffisamment sur la clope, la fumée fera barrage aux insectes importuns.
Délire de demi fou.
Je coupe un cul de bouteille de flotte pour m’en faire un cendrier. Lichette d’eau au fond. Fenêtre toujours close. J’allume la Marl’, m’emplis les poumons, retiens le poison pour une parenthèse hors-temps.
Je lâche.
Les effets conjugués du raide et des médocs me cassent la volonté. Je laisse tomber la tige dans le cendrier.
Demain sera un autre jououou…
(À suivre)
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