1985, premier retour d’Afrique.
Sans le sou, la tête farcie de phrases, les doigts languissant d’un clavier, je me mis en quête d’un lieu paisible où écrire.
Ma mère et son mari possédaient dans le Lubéron une villa qu’ils n’occupaient que deux mois par an. J’en sollicitai les clés, ils m’envoyèrent me faire foutre.
Je fus sauvé des bancs publics par mon parrain, le docteur Jean-François Duvinage, son épouse, ma bien-aimée Martine, leurs filles Emmanuelle et Anne-Lise, qui m’ouvrirent les portes de leurs cœurs et celles de leur maison.
Là, dans une chambre meublée de tissu bleu et de chêne verni, devant le doux rectangle d’une fenêtre ouverte sur l’automne provençal, j’écrivis ce que je considère être mon premier texte abouti.
L’Auberge de l’Espérance
(une ancienne légende des temps modernes)
Ainsi donc, le sang et la cervelle de Jean-Baptiste Margouillat le z’humanitaire avaient éclaboussé le porche de l’Auberge de l’Espérance. Ainsi, Grand-Johnny, le fils aimé avait-il fui loin des siens et Beauté-Môche s’était-elle à jamais enfermée dans le silence de l’inconsolable chagrin…
Mais nous le savons bien, frères, amis, voisins : les drames sont les ferments de nouvelles joies, elles-mêmes éclaireurs de futur tracas. N’est-ce pas là l’immuable règle et la justification de l’espérance ?
Le tyran Féroce 1er était mort pendant son exil dans le pays voisin. Son fils avait pris la direction des troupes sous le nom de Féroce-Deux. Dans l’autre pays voisin, l’armée de Trotskar le Communautaire avait repris du poil de la bête. Bientôt les soldats des deux factions étaient revenus au pays natal par de savantes manoeuvres d’infiltration et avaient recommencé, quand l’occasion s’en présentait, à s’envoyer des choses de métal brûlantes et coupantes sur le coin de la margoulette. Pour l’heure, les combats restaient rares et se déroulaient dans des zones reculées de la cambrousse. Cependant, un monsieur très savant et très bien habillé qui ne se déplaçait qu’en voiture noire aux vitres fumées et qu’on appelait Monsieur Le Diplomatobservateur avait écrit sur des papiers à en-têtes que – ici nous citons : « une recrudescence des combats fratricides était à craindre ».
Mais comme les papiers à en-têtes s’adressaient aux membres d’un club très lointain, situé plus au nord que le plus nordique qu’on pût concevoir, nommé Nationzuni, et que d’autre part, personne ne lisait jamais ce qu’écrivait Monsieur Le Diplomatobservateur, ni au Nationzuni ni ailleurs, la fameuse recrudescence fratricide n’empêcha, pour lemoment, personne de dormir.
En tous cas ni Tonton Basile ni aucun des siens.
Sarasa et Sarama étaient devenues des danseuses si parfaites qu’elles finirent par s’envoler. Non qu’elles s’élevèrent dans les airs à l’issue d’une pirouette particulièrement réussie, mais elles montèrent à bord d’un avion affrété par un magnat du shobise qui les emporta par le vaste monde présenter leurs entrechats à des salles qui ne désemplissaient pas.
« Le Renouveau Du Ballet Traditionnel Dont L’Origine Remonte Á Un Sacré Paquet De Siècles », comme l’annonçaient les prospectus.
Les enseignes de cieux infinis et de soleil s pourpres peintes par Bililobo avaient attiré l’attention d’Artémis Badigeon, le dernier maître en peintures anciennes. Ayant survécu aux années épuisantes et retrouvé le chemin de la ville, ce vieillard avait nettoyé un appartement de ses gravats et de deux squelettes de soldats qui s’y trouvaient encore, s’y était installé et avait accroché au-dessus de la porte d’entrée un écriteau qui disait : « Académie Centralisée Des Beaux-Arts, Tradition Et Modernité, Artémis Badigeon, Directeur ».
Il proposa son enseignement à Bililobo qui s’empressa d’accepter, avide d’apprendre les règles de la perspective et les subtilités du chromatisme qu’il ne connaissait jusque là qu’en autodidacte.
Zitanao leva ses deux bras maigres au ciel :
— Maudits sommes-nous donc ? On avait déjà des danseuses, maintenant nous voilà avec un peintre ! Vous ne pouvez donc pas rester tranquilles et travailler comme tout le monde à la bonne marche de la maison ?
Et elle menaçait de boucler son baluchon pour rejoindre les dunes du sud où on se livrait à des labeurs honnêtes et non des fariboles qui etc.. etc…
Il faut préciser, à la décharge de cette bonne Zitanao, que les leçons du professeur de danse avaient coûté fort cher de l’heure et que celles du vieux maître de peinture ne valaient pas moins, chacun de ses deux personnages ne se prenant pas pour de la fiente de perroquet.
Churaçoa-le-Sage était devenu un grand jeune homme aux manières doucereuses dont les yeux, derrière la paire de lunettes qui ne quittait jamais son nez, avaient le pouvoir de fasciner ceux sur lesquels il les posait.
Ses connaissances immenses, à l’échelle de ce pays que trente ans de guerre civile avaient livré à l’ignorance, l’avaient transformé en une sorte d’édile au sein de sa communauté, conseiller pour ceci et cela, voire juge de paix pour certains conflits de voisinage. Activités qui faisaient bougonner Tonton Basile, de plus en plus agacé par les manières et le parler de son dernier adopté.
— Ce gamin sait peut-être beaucoup de choses, mais ce qu’il ignore toujours, c’est que sa tête est incontestablement proche de son cul !
Á l’instar de nombre d’autres jeunes gens du pays, Churaçoa s’était abouché avec les z’humanitaires dont les organisation s’étaient installées un peu partout en ville. Sa suavité naturelle, sa souplesse d’échine et son sens aigu de l’hypocrisie l’avaient fait remarquer et finalement embaucher par l’une d’entre elles, une organisation helvétique qui luttait contre la faim dans le monde, le choléra, la prostitution pédophile et le délabrement des sanitaires.
Engagé en tant que « contralocal », ce qui voulait dire « autochtone habilité à faire tout ce qui est trop emmerdant » pendant plusieurs années, il avait profité de l’expérience pour apprendre plusieurs langues étrangères, dont l’engliche, le français et le bas-germain, le ménage inter-bureaux avec maniement d’aspirateur, la réparation improvisée des moteurs de voitures de chef, la dactylographie, la cuisine valaisanne au fromage et, ce qui était le plus important, les valeurs absolues et comparées des monnaies occidentales.
Ce fut lui, Churaçoa-le-Sage, qui entraîna un beau matin Tonton Basile jusqu’à un terrain vague qui s’étendait à deux rues de l’Auberge de l’Espérance.
— Ô mon oncle respecté, fit-il, pouvez-vous dire à votre humble fils adoptif ce que vos yeux expérimentés observent de leur immense sagesse ?
— Où ça, ptitcon ?
— Eh bien, euh… là, devant, oncle respec…
— Que veux-tu que je voie, sinon l’emplacement de l’ancienne porcherie coopérative fondée par Trotskar-le-Communautaire, que les soldats ont brûlée et rasée à l’avènement de Féroce 1er, c’est-à-dire bien avant la naissance de certains savants peigne-culs de ma connaissance ?
— C’est bien cela, mon oncle. Combien est étendue l’ampleur de vos connaiss…
— Ça va, ça va, ça va, coupa Tonton Basile. Pourquoi m’as-tu amené ici ?
— Eh bien, euh… c’est un terrain.
— Mais encore ?
— Sur un terrain, on peut construire une maison.
— Qui va construire une maison ?
— Eh bien, euh… vous, mon oncle.
— Une maison ?
— Oui, mon oncle.
Tonton Basile ricana :
— Décidément, tu es encore plus zalamasse que je croyais. Pourquoi construirais-je une baraque alors que je jouis par héritage légitime d’un officier mourant sur le bord de la route d’un bon toit au-dessus de ma tête et de toute la place qu’il faut pour loger mes enfants, même les plus couillons d’entre eux ?
— Eh bien, euh… pour la louer, mon oncle.
— La louer ?
— J’ajouterai : la louer cher, oncle vénéré.
Tonton Basile trépigna sur place en se tapant plusieurs fois le front du plat de la main.
— Ça y est ! Tu as perdu le bon sens à force de te remplir la tête de couenneries !
— Eh bien, euh…
— Qui donc va bien pouvoir, parmi ce peuple de misérables, louer une des foutues cahutes, idiot de la lune.
— Les z’humanitaires, souffla Churaçoa-le-Sage.
Et, comme il avait réussi à couper le sifflet de Tonton Basile, il en profita pour ajouter :
— C’est que les z’humanitaires ont beaucoup d’argent…
Le soir même, Zitanao fut mise au courant.
Au final de son exposé, ponctué de remarques acides et d’interjections dédaigneuses de Tonton Basile, Churaçoa-le-Sage ajouta :
— Et vous comprendrez, respectée mère adoptive, que l’affaire est d’autant plus intéressante que j’aurai la possibilité de commander les matériaux par l’entremise des mes amis z’humanitaires.
— Ils ont des prix ? s’enquit la mère.
Churaçoa eut un de ses rires silencieux qui charmaient les uns et donnaient aux autres l’envie de le crucifier sur la plus proche clôture.
— Non seulement, ils ont les meilleurs prix qui se puissent imaginer, mais en plus ils me feront crédit.
— Quels louftingues ! grogna Tonton Basile.
— Crédit ? s’étrangla Zitanao.
— Oui, respectés parents adoptifs. Cela se nomme « Crédit D’Aide Au Développement », c’est à un taux avoisinant le zéro et c’est remboursable sur une centaine d’années. Ou plus, si on ne peut pas redonner l’argent à temps. On dit alors que la somme est « renégociable ».
Churaçoa eut un autre de ses rires.
— N’est-ce pas merveilleux : on leur fera payer pour la maison qu’on leur louera ensuite !
Zitanao réfléchit un moment, se frottant machinalement les mains dans le tablier graisseux qui lui ceignait les reins, puis compta silencieusement sur ses doigts et enfin hocha la tête.
— C’est merveilleux, mon fils chéri. Merveilleux, merveilleux, merveilleux.
— Mais… fit Tonton Basile.
— Tais-toi, gros plein de boustifaille, tu n’y comprendras jamais rien !
Sur ce, vexé, Tonton Basile s’en alla boire et chanter avec une tablée de rouliers qui venait de s’installer, tandis que sa femme et son fils adoptif se lançaient dans un conciliabule passionné qui devait durer jusque tard dans la nuit.
Il arriva peu après qu’un commando de partisans de Féroce-Deux se coulât nuitamment dans un village isolé pour y voler des porcs et des bouteilles d’essence et engrosser quelques pucelles en passant.
Or s’y trouvait déjà une escouade de soldats de Troskar qui, ayant volé les bouteilles d’essence et les porcs, ayant mangé l’un d’eux sur le champ et engrossé six pauvres jeunettes, se reposaient dans la masure du père de l’une de ces dernières.
Les uns découvrirent les autres qui se réveillèrent et tous entreprirent de faire ce qu’ils faisaient toujours en pareil cas : s’assassiner mutuellement avec le maximum de souffrance infligée, histoire, disait-on, de terroriser l’adversaire.
Il n’y eut pour résultat ni vainqueurs ni vaincus mais seulement, gisant sur la place du village rougie de sang, un désordre de corps auxquels manquaient des morceaux – ce qui n’était pas très grave en soi car, en cherchant un peu, on pouvait retrouver la plupart d’entre eux pas très loin du cadavre auquel ils avaient naguère appartenu.
L’affaire, semblable à des centaines de milliers d’affaires semblables qui s’étaient semblablement déroulées auparavant dans le pays, en serait restée là s’il ne s’était trouvé dans le village, par le plus grand des hasards, un reportère de « Parimache », un magazine très connu d’un puissant pays du nord du nord.
Le reportère n’avait pas assisté à l’algarade, naturellement, mais, dès que le dernier coup de feu eût été tiré, il s’extirpa du terrier où il s’était tapi et, en grand professionnel qu’il était, prit de nombreuses et très horrifiques photos de ce qu’on appela dans les pages du magazine « La Place Sanglante De La Recrudescence Des Violences Chez Les Sauvages Exotiques Qui Décidément Ne Sont Jamais D’Accord Entre Eux ».
Vous vous en souvenez, Frères, amis, voisins… L’histoire fit grand bruit.
Des réunions se réunirent. Des présidents présidèrent. Des ministres administrèrent. Des experts expertisèrent. Des rapporteurs rapportèrent. Des diplomates usèrent de diplomatie et des décideurs de ce qui se décide décidèrent.
L’histoire finit par venir aux oreilles des chefs du club Nationzuni et un de ces grands personnages, qui n’avait rien d’autre à faire ce jour-là, monta à la tribune faite pour ça et déclara :
— Il faut sur le champ envoyer une force d’interposition qui s’interpositionnera, et par la force s’il le faut !
Les autres personnages importants présents levèrent la main avec enthousiasme et il ne resta plus aux organisateurs de ce genre de choses de les organiser.
Alors, dans la ville que nous connaissons bien, frères, amis, voisins, survint l’incroyable.
L’imprévisible.
Le jamais vu, l’inconnu, l’ineffable, dont personne en pouvait dire si ce serait un bien ou la source d’un tas de tracasseries.
On vit arriver des soldats. Des milliers de soldats. Des cohortes de soldats.
En quelques jours, dans l’affolement général et le désordre dispendieux qui devait rester l’une de ses caractéristiques principales, la horde fut partout.
Ils avaient des armes plus modernes que toutes celles qu’on connaissait, des sourires protecteurs, des bérets bleus, des brassards avec écrit « ONU » dessus et ils se présentaient à qui voulait bien leur causer comme des « Soldats De La Paix ».
— Comme c’est intéressant, susurra Churaçoa-le-Sage.
— Ça intéresse qui ? grogna Tonton Basile.
Churaçoa haussa les épaules.
— Qui sait ? Moi, déjà…
— Toi, toi, toujours toi !
— En tout cas, « armée de la paix », c’est un joli oxymore.
— Oh si ça mord, oh si ça mord… grommela Tonton Basile. Oh si ça mord toi-même. Ce que je sais, moi, c’est qu’une armée de la paix, ce doit être pareil qu’une armée de la guerre : un sacré ramassis de feignasses !
(A suivre)