1985, premier retour d’Afrique.
Sans le sou, la tête farcie de phrases, les doigts languissant d’un clavier, je me mis en quête d’un lieu paisible où écrire.
Ma mère et son mari possédaient dans le Lubéron une villa qu’ils n’occupaient que deux mois par an. J’en sollicitai les clés, ils m’envoyèrent me faire foutre.
Je fus sauvé des bancs publics par mon parrain, le docteur Jean-François Duvinage, son épouse, ma bien-aimée Martine, leurs filles Emmanuelle et Anne-Lise, qui m’ouvrirent les portes de leurs cœurs et celles de leur maison.
Là, dans une chambre meublée de tissu bleu et de chêne verni, devant le doux rectangle d’une fenêtre ouverte sur l’automne provençal, j’écrivis ce que je considère être mon premier texte abouti.
L’Auberge de l’Espérance
(une ancienne légende des temps modernes)
Ainsi, inquiets des égorgements, pendaisons, décapitations et autres estropiages entre les soldats du jeune Féroce-Deux et les soldats du vieux Trotskar-le-Communautaire, les experts du club Nationzuni avaient décidé d’envoyer d’autres soldats auxquels on avait ordonné de se coiffer de chapeaux bleus pour qu’on puisse les reconnaître.
L’appellation officielle de ces soldats de la paix était « Force Internationale d’Interposition Sous Mandat Nationzuni », mais on les appela plus couramment « chapeaux-bleus », parce c’était plus pratique.
Comme il était hors de question que les chapeaux-bleus, originaires d’un tas de pays comme il faut, vécussent comme les miséreux sauvages qu’ils étaient venus secourir, ils acheminèrent dans pleins de grands avions le matériel indispensable à leur quotidien.
Des computers électroniques.
Des lits avec des matelas mous.
Des climatiseurs silencieux.
Des téléviseurs et des réfrigérateurs.
Des pompes à eau, des filtres à eau pour faire de l’eau propre et des machines à faire de l’eau chaude à partir de l’eau froide
Des machines à faire des glaçons et d’autres à faire du mauvais café.
Des machines à faire de l’électricité pour alimenter les réfrigérateurs et les machines à café.
Ils avaient aussi des milliers de voitures et de camions pour transporter les machines à faire de l’électricité, des bulldozers, des tronçonneuses, des crayons, des jeux de cartes pour les moments où ils s’ennuieraient, des maisons de métal où installer des bureaux avec des computers électroniques dedans, des antennes pour relier les téléviseurs aux réseaux de télévision, des hélicoptères, des stylos à billes quatre couleurs, des médailles en or plaqué avec « Nationzuni » gravé dessus pour récompenser les plus méritants, des gommes, des tourne-disques, des autobus à transporter les troupes, des plaques « Nationzuni » pour visser à côté de la porte, des tournevis, des abat-jours, des agrafeuses, des motoculteurs, tout un tas de sièges de cabinets en porcelaine et des centaines de milliers de rouleaux de papier ouaté rose à s’essuyer le cul.
Il y avait aussi des millions de boîtes de boustifaille, d’autres millions de barquettes à faire chauffer dans des fours spéciaux, des fours spéciaux à réchauffer les barquettes et une tripotée de milliards de bouteilles de bière et d’alcool pour que les gars puissent se soûler avec les mêmes liquides que chez eux, ce qui est bien normal.
Dans le sillage des chapeaux-bleus apparurent bientôt les compagnons habituels des armées, fussent-elles des armées de paix : les chercheurs de fortune, les vendeurs et ci et de ça avec leurs mallettes en peau de crocodile, toute une flopée de patrons de bar et trois fois plus de putains experte à soulager le militaire.
Des poches de tout ce joli monde se mirent à couler des liasses de paperasses vertes, découpées en triangles un peu gras, qui devinrent les objets de toutes les adorations, porteurs de toutes les passions, but de toutes les espérances : les Dollars Uhesses.
Ah, le fichu Dollar Uhesse !
Tous ceux qui se tenaient prêts à accueillir son avènement empilèrent en un rien de temps de fabuleux magots. Parmi ces bienheureux, on trouvait en bonne place, secondé et conseillé par celui qu’on appelait désormais Churaçoa-les-Poches-Pleines, notre ami Tonton Basile. Plus Zitanao qui exigeait chaque samedi soir qu’on lui refilât sa part, tant il était vrai qu’elle n’avait pas sué comme une esclave dans son fond de cambuse pour des prunes et qu’elle avait mérité vingt fois, etc… etc…
Il faut dire que la prédiction de Churaçoa-le-Plein-aux-As s’était révélée juste : la maison bâtie sur le terrain de l’ancienne porcherie, une énorme villa tarabiscotée, hérissée de balcons et gonflée de moulures pâtissières avait été louée à un sous-chef de chapeaux-bleus pour une somme hebdomadaire que, naguère, Tonton Basile n’eût pas osé demander pour un an – même à un l’un des patrons z’humanitaires auxquels elle était au départ destinée.
Ce argent fut aussitôt investi dans l’achat d’autres terrains sur lesquels furent élevées d’autres villas encore plus prétentieuses qui se louèrent encore plus cher que la première, en enveloppes bien épaisses dont le gras contenu fut illico investi, etc… etc…
Á ce compte, on s’en doute, Tonton Basile et son fils adoptif se retrouvèrent en un rien de temps assis sur un énorme, inimaginable, irréel, effrayant tas de Dollars Uhesses.
Zitanao abandonna Silencieuse et Beauté-pas-regardable à la cuisine de l’Auberge de l’Espérance, se paya un appartement de seize pièces dans une des toutes nouvelles résidences qu’un investisseur avait fait construire près du fleuve, et engagea pour la servir une armée de domestiques puisée parmi les imbéciles qui n’avaient pas su prévoir l’avènement du Dollar Uhesse.
Elle passa désormais son temps à jouer aux cartes avec d’autres vieilles de son acabit, à siroter du bon thé emballé dans des petits sachets de papier très hygiéniques, à acheter des meubles recouverts de belles housses de plastique, et à affirmer chaque samedi à Tonton Basile venu lui remettre don dû de Dollars Uhesses, qu’elle allait bientôt en faire profiter sa propre famille si méritante, restée dans les dunes du sud où le sort, pauvres d’eux, etc… etc…
— Que ne leur envoies-tu sur le champ, avare corneille, bougonnait Tonton Basile.
— Chaque chose en son temps, répliquait l’intraitable vieille.
Tonton Basile quitta lui aussi l’Espérance, convaincu par Churaçao-le-Pognoné qu’un tel taudis ne constituait pas une résidence digne d’un magnat de l’immobilier tel que lui.
Il loua une suite de bureaux dans un des nouveaux immeubles de l’avenue du Centre et se fit aménager un appartement au dernier étage de celui-ci, masqua ses yeux derrière des lunettes d’or à verres fumés, se vêtit de complets sur mesure de couleur grise, serra son cou dans des cravates de soie percées d’épingles à diamants et, pris d’un soudain dégoût pour l’odeur de ses aisselles, emplit une armoire entière de parfums de Paris – une ville du nord du nord où, se disait-il, on trouvait les meilleurs parfumeurs du monde.
Il ne se déplaça plus qu’à bord d’une de ses berlines, même à l’heure de midi, pour parcourir les quelques mètres qui séparaient le bar où il buvait son Martini-on-Zeroque du restaurant où il mangeait sa mixède-salade.
Le soir, il rejoignait d’autres adorateurs du Dollar Uhesse pour d’interminables banquets de mets plus délectables les uns que les autres.
Des minestroneminutes dans des bols à capsule d’aluminium.
Des tchizburgés à la sauce tomate sucrée.
Des napolitanpizasurjelées.
Des sossissacoquetèles.
Des cassoulétoulousins dans leur Caquelon-Prêt-à-Chauffer.
Des nujètes de poulets nains enrobés de chapelure.
Des délissededindofromajs.
Des tostes de pindemi tartinés de pinutebuteur, qui n’était rien d’autre que du z’arachide (ça faisait longtemps qu’on mangeait des grains de z’arachide, mais personne n’avait jamais pensé à les broyer en pâte – ni à y ajouter du sucre)…
Tonton Basile rentrait de ces festins un peu écoeuré, le ventre gonflé et l’âme triste à crever. Il se plantait sur la terrasse de son appartement, observait les lumières qui brillaient partout en dessous de lui, le long de l’avenue du Centre puis d’une rue à l’autre jusqu’à l’horizon, et fumait des gros cigares dont il expulsait la fumée en soupirant :
— Revenez !
Il appelait le vieux moine aux yeux comme des lacs sombres, celui qui naguère lui avait indiqué la cachette des poléons d’or.
— J’ai besoin de vous ! Venez à mon secours !…
Car, en ces heures nocturnes, l’esprit enivré par d’incessantes tournées de Martinis-on-Zeroques, il se sentait le cœur aussi vide que son estomac était plein. Il avait beau s’exhorter :
— Allons, mon vieux, tu ne vas pas flancher au moment où tu as enfin tout pour être heureux !
Il n’en sentait pas moins qu’il était près de flancher tout à fait, n’était pas si heureux que ça, n’avait pas tant tout que ça.
Quelque chose lui manquait.
Et il se disait que seul le fantôme du prêtre de la religion décimée, son compagnon des nuits pauvres en haut des marches fendillées de la maison en ruines, aurait pu lui apprendre ce qui clochait.
Ce qui n’était plus là d’essentiel et que, malgré ses efforts, il ne pouvait définir que par son absence.
Heureusement pour notre ami, un docteur du Nationzuni lui avait fourni des cachetons à sommeil.
— C’est bon pour ce que vous avez, monsieur Basile.
— J’en prends combien ?
— Autant que vous voulez, mon vieux ! Tenez, je vous en mets trois boîtes, de quoi voir venir…
Tonton Basile finissait par en avaler trois avec un dernier Martini-on-Zeroque, allait se coucher, s’éveillait tard dans la matinée du lendemain, se confectionnait un café à la machine électrique et se remettait à son activité : engranger encore plus de Dollars Uhesses.
La gestion de l’Auberge de l’Espérance était assurée par Johnny-Qu’on-N’Appelait-Plus-Johnny-Kid. Il avait embauché pour le seconder en salle une joyeuse jeune fille nommée Alice Fessaisée, tandis que dans l’ombre graisseuse de la cuisine s’affairaient toujours ses presque sœurs Silencieuse et Beauté-à-Vomir.
Malheureusement pour Johnny, le trafic des avions cargos chargés ras la gueule de containers sur le tarmac de l’aéroport construit par le Nationzuni avait contraint la majeure partie des rouliers à la faillite et le reste à la misère. Á la quasi disparition de la clientèle habituelle de l’Espérance s’ajoutait la concurrence nouvelle d’une flopée de bars à enseignes clignotantes et de restaurants à tchizburgés. L’établissement naguère créé par Tonton Basile et Zitanao n’attirait plus à l’heure du souper que de rares vieillards de mauvais poil qui vitupéraient contre les gars du Nationzuni qui auraient mieux fait de rester chez eux, les tchizburgés qui n’étaient pas du vrai manger et le satané Dollar Uhesse qui pourrissait tout.
Johnny-Ex-Kid – qui n’avait rien, lui, contre le Dollar Uhesse – s’en fut un jour trouver son père dans son bureau de l’avenue du Centre, un dossier sous le bras.
Il entra, frissonna dans l’air glacé par la climatisation que Tonton Basile n’utilisait qu’à fond, éternua et se laissa tomber dans un des deux grands fauteuils trop mous.
— Salut, le vieux !
— Manquait plus que toi, bougonna Tonton Basile.
— Pourquoi ? s’étonna Johnny-Plus-Kid.
— Rien… Ne fais pas attention, mon petit. Comment ça va à l’auberge ?
Johnny tira le dossier sous son bras et le brandit au nez de son père.
— Justement, je venais t’en parler. J’ai eu l’idée de quelques petits changements qui…
Il ne put achever sa phrase. Tonton Basile avait bondi sur ses pieds et, son énorme ventre coincé contre la matière lisse et brillante de son bureau, ses lunettes d’or embuées par la colère, il hurlait que, lui vivant, on ne toucherait à rien à l’Auberge de l’Espérance.
— Rien, tu m’entends ? Profiteur ! Voleur ! Buveur de sang ! Mauvais fils ! Ingrat !…
Johnny-Tout-Court s’en alla très vexé, humilié, enragé à jamais au point qu’il ne revit plus son père.
Il quitta l’Espérance, entraînant Alice Fessaisée avec lui, et investit ses économies dans trois machines à jouer des pièces qui, installées sous un préau de bâches, lui rapportèrent vite de quoi se payer une quatrième machine à jouer des pièces qui etc…, etc…
Vous le savez bien, frères, amis, voisins, qui aimez parier vos sous en trop dans les machines à jouer des pièces, Johnny-La-Rage fit fortune dans ce commerce. Il acheta cette voiture décapotable que nous lui connaissons, sa grosse montre en or et les lunettes noires qu’il porte même la nuit. Vous savez comme moi qu’il s’habille toujours d’un costume de lin blanc et d’une chemise à motifs de feuilles trop grande pour lui et que, certains soirs, ivre de ouisky, il raconte comment son frère le géant a par un soir d’orage réglé son compte à un salaud de z’humanitaire qui l’avait bien cherché.
Curieusement, ce fut Bililobo le peintre qui reprit la direction de l’Auberge de l’Espérance.
Il venait de rentrer d’un voyage à Nouillork, une grande ville du nord du nord, où il avait vendu ses toiles très cher à des gens très riches.
— Tout ça, c’est de la merdouille, expliqua-t-il à Silencieuse et Beauté-Balafrée le soir de son retour.
Il s’était mis à fumer une sorte d’aromate très odorant qui adoucissait ses gestes et le faisait sourire tout le temps.
— De la merdouille. Je ne bougerai plus d’ici et, si je dois encore peindre, je peindrai des enseignes pour les petits commerces de mes copains comme je n’aurais jamais dû cesser de le faire.
Tonton Basile, rendu méfiant par son orageuse entrevue avec Johnny-Plus-Son-Fils, vint le trouver un matin.
Bililobo le reçut allongé dans le propre vieux hamac de Tonton Basile tendu entre deux piliers, les jambes pendantes de chaque côté, les pieds nus sur le plancher gras, une de ses drôles de cigarette à la bouche et de la peinture dans les cheveux – car il peignait alors une enseigne pour un ami poète sans le sou.
— C’est toi le patron, alors ? grinça Tonton Basile.
— C’est beaucoup dire, pouffa Bililobo, pas besoin de patron pour faire cuire une soupe de boyaux de bœuf et deux brochettes de piafs. Mes gentilles sœurs se débrouillent très bien sans que je leur patronise au derrière…
— Hmmmf… Bon… Bien… Bon… D’accord… marmonna son père, avant de reprendre, d’une voix menaçante : mais attention, hein, je ne veux pas de changements, c’est compris ?
Bililobo rigola, se laissa aller en arrière dans le hamac et expulsa un épais nuage de fumée très parfumée.
— Ne vous en faites pas, mon bon papounet, rien ne changera…
(A suivre)