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Un été avec Bixby 04

Publié par le 17 juillet 2021

 

14 juillet.
L’unique moment de vélocité du troupeau (à part des affolements sous l’orage auxquels j’aurai droit plus tard), c’est à l’approche de la cabane entourée des roches à sel, quand les bêtes réalisent qu’elles vont se voir distribuer ce granulat rose dont elles sont friandes. Il n’est pas rare alors de voir les plus nerveuses ou celles qui ressentent le plus le manque de sel, absent de l’herbe qu’elles broutent toute la journée, se mettre à cavaler. D’autant plus qu’à une soixantaine de mètres de l’endroit de la distribution s’élève un court mamelon et que, passée la crête, la pente naturelle du vallon s’accentue, favorisant la galopade. Le risque est alors grand de voir ces huit cent et quelques paisibles ovins se transformer en troupeau de bisons furieux aux sabots faisant trembler le sol, avec la menace de l’à-pic qui, de chaque côté de la cascade, à une quinzaine de mètres à peine de ma borie, termine mon bout de vallée de façon brusque et sans aucun garde-fou.
L’idée de voir mes brebis avalées dans ce gouffre, les premières freinant désespérément des quatre fers mais irrésistiblement poussées par celles de derrière, sombrant par paquets de dix, paniquées et bêlantes, agitant leurs pattes dans le vide, est une sorte de cauchemar qui s’impose à moi chaque soir.
Aussi, pour prévenir tout danger, vais-je me placer à l’approche du mamelon devant le troupeau, assez loin pour que les bêtes ne changent pas de direction, mais assez près tout de même pour que, apercevant ma silhouette avec Zé et Gardien à mes côtés, elles continuent à marcher d’un pas tranquille, le mufle plongé dans le tapis d’herbe.

Ce soir-là, arrivé au sommet du mamelon, j’ai la surprise de découvrir la silhouette de monsieur Lucas, mon patron, bizarrement vêtu de sombre et tête nue, affairé à répandre des poignées de sel sur les pierres. Les bêtes l’aperçoivent aussi. Une sorte de frisson parcourt le troupeau, comme une risée sur un plan d’eau. Le pas de deux  béliers de front s’accélère, leur large dos pris de tangage. Vivement, je me plante à leur front, campé sur mes jambes écartées, appuyé des deux mains sur le bâton. Je donne de la voix.
– Oh ! Oh là ! Ooooh !…
Les chiens vont et viennent le long du premier rang de brebis, inquiets, attendant mes ordres.
D’où il est, le patron m’adresse un signe de la main et me hèle :
– Laisse aller, va !

Puisque c’est lui qui le dit !
J’abandonne la pose, tourne le dos, appelant les chiens à mes pieds.
– Zé ! Gardien ! Couche, couche-là !
Comprenant aussitôt le message, le troupeau s’élance et nous dépasse en courant.

Aux pierres, monsieur Lucas me tend le sac de sel et me laisse continuer la distribution, lui-même allant se placer sur le seuil de la cabane, à l’écart de la bousculade des bêtes.
C’est contraire à son habitude. D’ordinaire, quand il est présent au sel, il en profite pour marcher de long en large dans le troupeau, examinant d’un oeil sûr chaque brebis, guettant les blessures aux pieds, courantes chez des animaux qui traversent au moins une fois par jour un éboulis de pierres aux angles coupants, ou le moindre signe de manque de vivacité, symptôme presque à coup sûr d’un début d’entérotoxémie, une maladie des poumons et des reins fréquente chez les brebis les plus jeunes. À l’aide d’un gros crayon gras, il marque alors la bête ainsi repérée d’un trait ou d’une croix sur le dos de laine.
– Celle-là, on va lui piquer le pied… À celle-là, il faudra du fortifiant…
Et que le dieu des pâtres me protège si je n’ai pas déjà en main la grosse seringue pleine de liquide antibiotique et à l’aiguille lavée à l’alcool à 90° !…

Je finis de distribuer le sel. Rassasiées, les bêtes quittent le site peu à peu, le grand bouc à leur tête. Comme à leur habitude, elles vont traverser le ruisseau sur la marchée de dalles puis, paresseusement, broutant encore de ci et de là, s’engager sur le chemin abrupt qui mène à la couche.
Je me tourne vers monsieur Lucas, intrigué par une senteur d’eau de Cologne qui s’échappe de lui, forte, venant flotter jusqu’à mes narines.
Aujourd’hui, au lieu de ses pantalons de coutil et chemises de flanelle délavées par d’innombrables lavages, il porte un costume noir et, fait plus extraordinaire encore, nouée à son col blanc, une cravate de couleur sombre, elle aussi. Il n’arbore pas non plus son éternelle casquette de toile beige que je pensais fixée à la colle forte à son front. Il est tête nue, les cheveux graissés et soigneusement peignés en arrière en longs traits huileux. Sous cette coiffure de bellâtre d’autos-tamponneuses, son visage aux pommettes marquées et au nez plat de boxeur paraît encore plus dur que d’habitude. Par contre, il n’a pas poussé l’élégance jusqu’à monter depuis la vallée en souliers de ville et a gardé aux pieds ses solides brodequins tout à fait semblables aux miens, en plus usés.
Il observe mon regard, comprend ma surprise, explique d’un ton grognon :

– On va à Veynes dans la famille. Il y a le bal.
– Bien…
Il m’examine un moment, les bras croisés sur la poitrine, puis soupire et lâche comme à regret :
– Je vais te garder.
– D’accord. Merci.
– Je vais te garder, répète-t-il, comme pour se convaincre de la justesse de sa décision. Tu as le biais.

Le « biais ».
Dont, avec l’accent à la fois méridional et dur du coin, il prononce toutes les lettres. Presque comme « billet ».
Le biais. La qualité première du berger. Comme le sens du vent fait le marin. Comme le soupesé du métal rougeoyant fait le forgeron. Comme le palpé du tissu à couper fait la couturière. Cette façon de se placer à angle et distance juste du troupeau pour le faire avancer dans l’exacte direction voulue, sans à-coups, dans une lenteur de grasse péniche. Comme, parfois, la plongée d’un seul centimètre d’aviron dans le flot peut faire dévier la trajectoire d’un canot.
Dès les premières heures, il s’est révélé que je l’avais d’instinct, ce fameux biiiiiais.
– Le biais, ça, tu l’as. Pour le reste…
Le reste…
Ah, le reste !
Le reste, c’est tout ce qu’il n’aime pas.

Mon apparence frêle, qui dit mon inaptitude aux travaux de force. Au fil de la saison, monsieur Lucas apprendra à connaître la résistance et la dureté que dissimule mon allure fragile. Mais nous n’en sommes pas encore là.
Mon inexpérience, qui me laisse impuissant, ébahi, quand il me désigne telle ou telle brebis dont il connaît l’âge, le passé, les maladies et le devenir, et que je ne saurais reconnaître, moi, s’il me la plaçait seule devant mes yeux.
– La tête-longue, allons !
Ou bien :
– La queue courte, basse sur les arrières ! Ma parole, tu en as, des yeux, ou non ?
Et si ce n’était que ça…
Il y a aussi mes cheveux longs, en tignasse frisée, provocante à son goût.

Les chemises trop amples (on dit à l’époque « de grand-père ») qui lui paraissent ce qu’elles sont : une coquetterie de jeune homme.
Le désordre de chambre d’ado que je laisse régner dans la borie. Mes réticences idiotes de petit mâle à l’hygiène, moi qui suis la plupart du temps prince unique d’un ruisseau d’eau claire dans lequel je pourrais me baigner, si le coeur m’en disait, des quatre ou cinq fois par jour.
Mon livre, mon unique livre, ce « Appelez-Moi Un Exorciste » de Jérôme Bixby, chez Marabout Fantastique, dont il a un jour examiné longuement l’illustration de couverture, la femme rousse presque nue livrée à une idole de pierre, avec de secs claquements de langue réprobateurs.
En résumé, toute cette arrogance de gamin rétif aux disciplines qui exaspère depuis deux ans déjà mes parents, mes professeurs et tous mes aînés en général !
Le biais du meneur de troupeau, je l’ai. Le reste…
– Ma foi, on verra bien comment ça se passera…

Il ouvre le havresac qu’il a porté jusqu’ici et déballe mon ravitaillement. Pain. Saucisson maison et viande séchée. Confiture, elle aussi de la ferme. Boîtes de sardines à l’huile et de plats cuisinés…
Cette fois, il extrait aussi du fond du sac une douzaine d’exemplaires de « Pâtre », la revue professionnelle que son fils m’avait déjà signalée, lors de ma première nuit chez eux.
– Té, ça te fera mieux à lire que tes conneries…
Enfin, en dernier, il sort une bouteille de vin à la capsule de plastique maintenue par un bout de sparadrap.
– C’est du vin d’ici, précise-t-il. Mon cousin qui le fait.
– Merci monsieur Lucas.
– On l’appelle du « Clairet ». Il ne te fera pas grand mal mais, bon, c’est quand même le 14 juillet, hé ?
Une petite lumière de sourire danse au fond de ses yeux clairs, mais ne descend pas jusqu’à sa bouche. Il ne faut pas exagérer, non plus.

Il me quitte bientôt. Sa silhouette agile et vive, aux jambes un peu arquées, tourne le coin de l’étroite passe et disparaît. Sur la sente qui mène à la couche, les bêtes baguenaudent encore, dans des lents tintements de clochettes. Au loin, au Dévoluy, le couchant ensanglante les sommets de neige…

Je décapsule la bouteille de vin et m’en envoie une bonne rasade. Je vais ranger les numéros de « Pâtre » dans un vieux sac d’emballage de sel, histoire de les préserver de l’humidité, et en coince la pile dans un renfoncement des pierres, avec la ferme intention de ne pas les lire. Au moins, pas dans l’immédiat. Pas avant que je ne connaisse si bien les nouvelles de Jérôme Bixby que je pourrai me les réciter intérieurement sans même avoir à ouvrir le livre.

 

LE DÉMON GROSSIER ET LE SATYRE RAFFINÉ (suite et fin)



Une braise sauta dans le feu ouvert. Le long visage du Démon était un masque intrigué.
– Don qui ?
– Don Juan, s’écria Tad
Melford Wainwright III. (Espèce de lourdaud ignare, se disait-il. N’ont-ils pas de livres en Enfer?) Un héros légendaire, d’un charme et d’une puissance extraordinaire. Il a séduit au moins trois jolies femmes au cours de chaque journée de sa vie d’adulte. C’est lui que je veux être. Voilà tout ce que vous devez savoir.
– Très bien, dit le Démon d’un air de doute. As-tu le livre pour que je puisse arranger les décors et la mise en scène de ce monde factice dans lequel je vais t’introduire ?
Tad indiqua du regard son exemplaire de Don Juan sur l’un des rayons à droite du feu ouvert. Le Démon suivit son regard et hocha la tête.
– Tu veux lui r’seembler tout à fait, hein ?
– Je veux être lui, rétorqua Tad avec fermeté. Dans son univers. Faire ses conquêtes !
Il respira profondément.
C’est l’une des choses principales dont je me réjouis… Faire ses conquêtes en tant qu’homme, grâce à mon charme, ma virilité, mon magnétisme, au lieu de devoir me contenter, comme je l’ai fait si longtemps, de les acheter…

Le Démon se leva. Sa tête malingre ornée de cornes effleurait presque le plafond.
– Très bien, prononça-t-il tranquillement. Et maintenant, o en est notre marché ?
– Eh bien, que voulez-vous pour accomplir tout ce que je demande ?
Tad fit une pause.
– Je veux dire : y a-t-il un prix fixe pour augmenter les tourments en Enfer, comme un taux progressif ou un intérêt composé ?
– No-on, fit le Démon.
Il eut un hoquet qui sentait le vieil Armagnac.
Il appartient à chaque Démon de fixer l’amende pour le service-hic… je veux dire le service… qu’il rend.
Cela collait avec ce que les livres de Tad disaient.
– Et, ajouta celui-ci fortuitement, chaque Démon a le plaisir d’appliquer une augmentation de tourments spéciaux, n’est-ce pas ?… C’est à dire : quand j’arriverai en Enfer, c’est vous qui administrerez la punition que nous allons décider maintenant, vrai ou faux ?
Vrai ! éructa le Démon. Et pour la première fois, et bien qu’il fut saoul, il y avait dans sa voix une pointe qui fit un peu frissonner Tad. Une pointe de sadisme brutal. C’était la voix de quelqu’un qui , sur terre, pouvait être un bonhomme bedonnant de deux mètres cinquante aux yeux jaunâtres… Mais qui, une fois en Enfer, et une fourche dans la main…

Tad remplit de nouveau d’Armagnac le verre du Démon.
Le moment était venu.
Il regarda la bouteille avec un air de regret et la mit de côté avec un profond, profond soupir.
– Qu’est-ce qui s’passe ? grogna le Démon.
– Cet Armagnac, gémit Tad, d’un ton misérable. La meilleure chose au monde… Non ?
– Oh oui ! Hic !…
– Mais je ne puis en boire !
Il leva des yeux qui faisaient pitié vers le Démon dont le visage trahissait la curiosité.
– Moi, sacrebleu, qui aime l’Armagnac plus que toute autre chose au monde, à part les femmes, et cet Armagnac plus que tout…
– De quoi causes-tu ? Qu’est-ce qu’tu veux dire avec ton « je ne puis en boire » ?
Eh bien, comme vous le savez probablement, rien de spectaculaire ne se passe jusqu’à ce qu’un Armagnac atteigne ses quarante ans. Mais ce qui se passe après est très, très subtil… délicat… exquis. Un bon Armagnanc de quarante ans, c’est quelque chose d’irremplaçable. Un bon Armagnac centenaire, comme celui-ci… Eh bien, il n’y a pas de mots pour décrire ce bouquet, ce corps, ce parfum… La différence chimique est si subtile que seul un connaisseur comme moi peut la goûter. Il est là et il est merveilleux, mais dans mon cas…
Il marqua une pause pour souligner tout le tragique de la chose.
– … La différence chimique, voilà le hic ! Tout en pouvant apprécier cet Armagnac divin et le désirer de tout mon être, je n’ose pas en boire !
Il s’interrompit, caressant la bouteille, et fit semblant de réprimer un sanglot.
– Il me rend malade !… Il me rend très malade ! Quelque chose dans sa composition chimique ! Oh, Seigneur !…
Il se détourna pour poser son front sur le manteau de la cheminée, se mordant les lèvres comme s’il souffrait mille morts.
– Quel sort funeste pour un connaisseur tel que Tad Melford Wainwright III ! Connaître ce merveilleux Armagnac, l’aimer, le chérir, le convoiter… Et pourtant ne pouvoir en boire au risque d’être malade à en mourir ! Quel mélange de délices exquis et de tourments infernaux, chaque fois que je hume seulement…

La tête toujours penchée vers la cheminée en signe de souffrance, Tad leva les yeux vers le Démon. Le long visage de ce dernier exprimait le ravissement et une détermination inspirée.
– v
Voilà, j’ai trouvé !
Il frappa ses énormes mains l’une contre l’autre, retira sa queue de la chaleur du feu ouvert et la fit claquer avec une expression de sadisme anticipatif.
– Quoi ? s’exclama Tad, feignant la surprise. Vous avez trouvé quoi ?
– Le prix à payer ! gloussa le Démon. Pour m’faire faire c’que tu veux ! Je te f’rai boire ce truc pendant tout’ l’éternité… Dix fois par jour,
chent fois par jour !… Voilà le prix à payer !
La créature fit un si large sourire que Tad vit des crocs qu’il n’avait pas aperçu auparavant.
– Le plaisir et la douleur !… Quequ’chose
à quoi tu peux pas résister et qu’tu peux pas supporter non plus ! Voilà l’Enfer, pas vrai ?
« Freud l’a trouvé avant toi, gros balourd » pensa Tad.
– Non ! Non ! Non !… hoqueta-t-il. C’est trop horrible.. Vous ne pouvez me demander cela !
Il appuya les mains sur son ventre comme si l’idée le faisait déjà souffrir et, en même temps, regarda la bouteille avec convoitise.
– C’est ça ou rien, ricana le Démon.
Il laissa échapper un hoquet.
– Mon veux, ça, ch’est d’la bonne marchandise. C’est ravigotant, hein ? Allons, décide-toi. J’ai encore dix visites à faire ce soir. Rien ne me force à rester ici, tu sais. Je viens quand on m’appelle, mais tu dois me proposer un marché. Alors, ça vient ?
– Très bien, soupira Tad. Oui… Oui… Je suis d’accord !
-Tope là ! s’écria le démon.
Tad tendit sa main gauche. Le Démon la prit. Ses énormes mains étaient, fait étrange, aussi fraîches que les pattes d’un lézard. Il griffa légèrement la paume de Tad en y laissant une marque. Pendant un instant, la griffe lui fit mal mais cela passa.
– Tu m’appartiens ! dit le Démon, semblant satisfait. Il examina la bouteille.
– Je vais faire rentrer dix mille bouteilles de ce liquide et je vais t’attendre, mon pote !

Ainsi, pensa Tad en titubant à reculons vers sa chaise, la boucle était bouclée. Lorsqu’il irait finalement en Enfer, il nagerait dans la lave comme n’importe qui, mais cet imbécile de Démon, ce faible d’esprit, viendrait dix fois, chent fois par jour verser de ce délicieux Armagnac presque centenaire dans son gosier et cela devrait agrémenter la vie, même une vie d’enfer. Oh, Tad crierait et hurlerait comme si la liqueur augmentait ses tourments en le rendant malade…
Se retrouver pendant toute l’éternité avec ce merveilleux vieil Armagnac qui lui convenait parfaitement et ne l’avait jamais déçu le moins du monde !
Si quelque chose pouvait adoucir l’existence en enfer, c’était bien lui !
– Maintenant, gémit-il à l’adresse du démon, tout à fait satisfait du marché, faites ce que j’ai demandé.
– Tu sais, le prévint celui-ci, ce qui est fait est fait pour de bon. Plus moyen de se dédire ! Lorsque je te mettrai là, tu resteras là jusqu’à ce que tu trépasses. D’accord ?
– D’accord, répondit Tad Melford Wainwright III.
Le Démon
s’approcha du rayonnage et passa un doigt crochu sur les tranches des livres.
– Voyons voir… Don… Don… Ah, voilà !…
Il feuilleta les pages, essayant de déchiffrer quelque chose dans cette faible clarté.
– Ouais… Parfait… Je d’vrai créer un monde de toutes pièces, comme dans le livre. Mmmmm… J’vois pas qu’on y parle spécialement de séduction et de conquêtes… Mais j’suppose que tu sais ce que tu veux.
Il repoussa le livre et leva les deux mains au-dessus de sa tête, les doigts très étendus.
– Que cela soit !

Tad, qui attendait en tremblant à l’idée de devenir Don Juan, regarda le livre.
Sa mâchoire s’affaissa… Ses yeux s’arrondirent d’effroi.
– Attendez ! hurla-t-il. Espèce de fils de pute illettré, ivre, stupide !

Trop tard.

Un seul pfuuuut et Tad Melford Wainwright III fut transporté en un autre temps… En un autre lieu.
La nuit était devenue le jour. Il portait d’autres habits. Il savait qu’il étaiy lui-même changé en quelqu’un d’autre.
La magie avait opéré.
Irrémédiablement.

Il se trouvait au milieu d’une vaste plaine parsemée d’une herbe pauvre. À cheval sur un bidet efflanqué, il portait une armure bringuebalante. Une petite moustache raide lui chatouillait le dessus de la lèvre. Dans sa main, il tenait une lance ébréchée. À côté de lui, il y avait un autre type sur un âne, un petit gros dont les yeux brillaient dévouement…

L’exemplaire que Tad possédait de Don Quichotte était rangé à côté de son Don Juan.

Il soupira et, Sancho Pança à sa suite, galopa à l’assaut de la colline proche, la lance dressée, pointée dans la direction du moulin à vent.


(À suivre)

 

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