C’est comment qu’on freine – évangile selon Saint Bashung (suite).
Auparavant : Kons, bombardé par une bande d’aigrefins aux mannettes d’un petit hebdo régional de l’archipel des Wallis et Futuna, s’y marre modérément. Son nouveau boss, Rodineau, un ex-flic, a engagé comme correspondant un journaliste de Nouvelle Calédonie nommé Frank. Au téléphone et de réputation, l’homme semble sympa et déjanté -pléonasme – ce qui plaît d’emblée à notre rédacteur de l’autre bout du monde…
Des mois plus tard, je rencontre enfin le fameux Frank.
Pour moi, les circonstances ne sont pas des meilleures. Ça se passe lors d’une escale à Nouméa, de retour de France, un voyage décidé de toute urgence, et pas pour des raisons sympathiques.
Il est petit mais trapu. Une épaisse tignasse blonde le coiffe. L’oeil est gris, parfois perçant, souvent absent. Il vous traverse puis semble être ailleurs. Ne pas s’y fier : l’homme enregistre tout.
Cordial, il me tend la main en guise de bienvenue. « T’as fait bon voyage, grand ? ». Son accueil me rend franchement heureux car je n’ai qu’une idée, rapport à mon voyage en France : l’oublier le plus vite et le plus profondément possible. Il se grille une cigarette, m’en tend une. M’explique très sérieusement qu’il faut se casser de l’aéroport de toute urgence pour aller se dorer au soleil et boire frais. Que pour ça n’importe quelle terrasse de l’Anse Vata fera l’affaire.
Bon.
Pendant le trajet, il pleut.
Frank conduit fenêtre ouverte de La Tontouta International Airport à Nouméa, soit une bonne cinquantaine de kilomètres. Je l’observe. Apparemment il n’a ni bu de gnôle ni fumé d’herbe.
Étrange.
À l’arrivée, il en sort trempé de façon bien nette, côté gauche rincé, moitié droite sèche.
Bizarre.
La forme revient à grande vitesse, divers liquide aidant atteint bientôt le tonnerre de dieu. Le climat calédonien n’y est pas étranger, plus frais que celui de la Polynésie, de Wallis ou des Fidji. Un vrai coup de fouet.
Nouméa. Au premier regard sur cette ville, je comprend que Frank ne souhaite pas aller à Wallis. La ville est lumineuse et aérée – plus que Papeete, même.
Assis devant des verres, nous engageons une discussion légère. J’ai un oeil sur Franck, l’autre sur la vie alentour. Jolies femmes, belles bagnoles, bâtiments propres, bonne bouffe et bières fraîches. Tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes.
Ayant remis une tournée, je vais payer au bar. La serveuse, une Caldoche, me refuse des pièces de monnaie au motif qu’est frappée sur leur revers la mention « Polynésie Française ». Alors qu’elles ont cours dans les trois territoires !
Ne pas s’énerver par un si beau jour.
Je lâche un billet de mille balles Pacifique.
– Celle-là, on ne me l’avait jamais faite, commenté-je à l’intention de la salope.
Une bourrasque d’air vicié en pleine tronche ! Je l’ai mauvaise, m’en ouvre à Franck. Mine désabusée de celui-ci :
– T’inquiète pas, ils sont tous caractériels dans ce bled…
Franck connaît bien le Pacifique sud.
Né aux Nouvelles Hébrides, l’actuel Vanuatu, il n’a fait vécu en France que pendant une partie de sa scolarité , chez les Jésuites. Le reste de sa vie a été partagé entre Port-Vila, Nouméa, Sydney, Tahiti, une existence en sauts de puce d’archipel en archipel, Kiribati et autres Salomon. Mais il regrette encore les Vanuatu où, dit-il, l’ambiance était détendue entre Français, British et Ni-Vanuatu (habitants des Vanuatu, nda).
En Calédonie, c’est loin d’être le cas. Et on le sent vite. Les relations entre Kanaks (natifs), Caldoches (d’origine française, installés depuis plusieurs générations), Zoreilles (nouveaux arrivants français), Vietnamiens et Javanais (en nombre), sont empreintes de méfiance, voire d’hostilité. Et je ne parle même pas des rapports que tout ce beau monde entretient avec les Wallisiens et Futuniens.
Un joyeux bordel communautaire.
Pour Franck, la messe est dite. Personne ne pourra recoller les morceaux après l’insurrection indépendantiste des années 1980. Laquelle lui a foutu à lui aussi un sacré bordel en tête – je saurai plus tard qu’il revient de loin.
Visite approfondie express de Nouméa et des environs immédiats, un bar après l’autre. Puis Franck claque :
– On va chez les Jaunes, il n’est pas encore trop tard !
« Les Jaunes », ce sont les imprimeurs de l’édition calédonienne du canard.
Je serre les miches, il conduit comme un dingue. Je suis bourré. Pas lui, semble-t-il, qui reste froid comme la glace, la sèche au bec.
– On descend !
Il pousse la porte d’un vague bâtiment artisanal. Un Tonkinois nous accueille. Qui paraît, disons, agacé, par cette visite impromptue.
– Putain F’anck, toi c’est bourré complet ! Et lui, c’est qui ton pote ?
– C’est Kons.
– …
– Kons, le fada de Wallis !
Le Tonkinois me regarde droit dans les yeux.
– Je ne te félicite pas. T’es dans la merde pour pas cher à te casser le cul là-bas. Enfin…
Il hausse les épaules.
– Allez, vous c’est venir boire une bière.
On obéit et on trinque. Notre hôte se fend la gueule, se fout ouvertement de nous.
– Vous avez du bol, les mecs, il y a Tavel qui raque pour votre feuille de merde.
Franck et moi éclatons aussi de rire. Pour dire vrai, il ne faut pas avoir honte pour signer dans ce canard de pauvres de Nulle-Part s/mer. Mais on le fait. On rame. On gratte. On arrive même à y trouver du plaisir.
Une autre bière. L’imprimerie est baignée de l’odeur de l’encre. Ce qui semble des dizaines de gamins piaillent en attendant que leurs mères les récupèrent. Je reconnais les intonations typiques du parler vietnamien, me retrouve des années en arrière à Hanoï. Mon rédac-chef d’alors me racontait comment il avait couvert pour le Nord-Vietnam la guerre de libération de 1969 à la chute de Saïgon. Lui aussi venait de la Nouvelle Calédonie que ses parents avaient quitté en 1954 pour retourner au pays des ancêtres. C’est à dire en prendre plein la gueule. Le type n’insistait pas, mais on le sentait fier du parcours accompli. Moi j’avais du mal à imaginer le contraste.
Ceux avec qui je trinque ici ont fait le choix inverse. Plein la gueule, pareil. Et fiers, pareil, d’avoir gardé les armes à la mains contre les Rouges jusqu’au bout, en mai 54.
Les grandes putains de montagnes russes. Les guerres. Les familles perdues.
Survivre.
Je commence à avoir un sacré coup dans la gueule. Franck m’a soigné la bienvenue. Je ne sais plus où je suis. Il m’arrive par intermittence d’avoir le cerveau en France. L’instant d’après, je suis à Wallis. Une idée me renvoie à Hanoï…
On se barre de l’imprimerie dans le but « d’aller se rincer en centre-ville ».
Je n’en peux plus mais Franck est frais comme un gardon tropical. J’observe quand même, au fil de la tournée des grands ducs qui suit, que Franck est connu comme le loup blanc et unanimement apprécié. Il tire des bords en grand professionnel, cause tant avec des Kanaks durs que des Caldoches durs et que des Wallisiens durs.
Il me présente.
Je serre des pognes.
Je hausse les sourcils comme signe de bonjour dans le Pacifique. Tous ne répondent pas. J’ai du mal à parler, mais j’ai un peu de vécu dans la région, les interlocuteurs le sentent et ça passe. Juste, mais ça passe.
L’ambiance n’est pas cool, loin de là.
Tension palpable.
Ce n’est pas si « pacifique » que ça. C’est rugueux. Îlien à mort. L’identité et les amitiés sont concentriques. Famille, village, vallée, clan, religion, politique, race. Y en a pour tous les goûts.
J’ai encore en tête le bordel tahitien d’après la dernière bombe. Et encore n’y avait-il pas eu de morts. En fait, je me rends compte à quel point tout est devenu superficiel. Une entente de façade depuis les années 80. Franck confirme, faisant tourner la bière dans sa pogne :
– C’est baisé. Tout le monde fait semblant d’y croire mais demain ou dans trente ans ce sera fini.
Pessimisme clinique. Devant lequel je ferme ma gueule, pour la bonne raison que je n’ai rien à dire sur le sujet.
- On va à la maison !
On arrive en trombe, freinage hasardeux.
– Claque bien la porte du tas de boue même si y a rien à voler dedans !
Il donne des coups de pied dans la lourde de son appartement. En fait, il est trois heures du matin. On est rue de Paris. Chez lui. Il y a eu un passage en boîte mais je n’en garde aucun souvenir.
Struan, sa compagne, finit par ouvrir. L’Australienne est en pétard.
– Fuck you, you’re pissed again !
Elle est droite comme un poteau, les bras le long du corps, glaciale.
– You didn’t wait for me to drink ! Son of a bitch !
– Fais pas chier, j’suis avec Kons !
Je me fais discret, veux juste trouver à me pagoter. J’exprime pâteusement la volonté de rouler la viande dans le torchon. Franck pousse au crime.
– Déconne pas, Kons, on s’envoie la dernière !
Il ouvre une colonne de raide, verse trois verres entiers. À tuer un boeuf vu le grammage dans le sang que nous titrons. Là-dessus, il se fout à poil et hurle à sa compagne :
– Suck me, honey.
– Sod off, wanker !
(À suivre)
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