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Un été avec Bixby 07

Publié par le 7 août 2021

 

Août.
Voilà un mois que je vis en Robinson des hauteurs, entre ciel et roche, avec pour compagnons d’exil du monde huit cents brebis, deux chiens sauvages, de rares randonneurs de passage et (moi, l’écrivain en herbe !) un seul livre : Appelez-moi Un Exorciste, recueil de nouvelles à la fois humoristiques et fantastiques d’un certain Jérôme Bixby, un Américain de Californie.

Les constantes grimpettes et descentes qu’impose la montagne, l’air limpide inspiré à pleines poumonées et la frugalité des repas ont transformé le blanchâtre gamin des villes en un jeune montagnard hâlé. La montée matinale à la couche des bêtes par son abrupte sente, naguère un calvaire, est devenue une promenade de santé. Aux avantages de ce qu’on appellerait aujourd’hui, avec cette agaçante manie de la formule, « une vie saine et proche de la nature », il faut ajouter la rareté des cigarettes, due à la fois à la pingrerie du ravitaillement en tabac et à l’humidité nocturne qui a collé les feuilles de mon unique paquet, faisant du machinal roulage de clopes toute une opération. En paysan, je ne m’accorde plus la récompense de la fumée qu’aux temps de pause, en récompense, quand telle ou telle tâche a été accomplie.
Je suis sûr désormais que je tiendrai le coup jusqu’au bout de la saison, à deux mois d’ici.

De chien, je n’en ai plus qu’un. Ou plutôt une, Zé, chienne de deux ans noire à reflets roux, basse et véloce, aux allures de colley.
Il y a une dizaine de jours, le patron, monsieur Lucas, est monté plus tôt que d’habitude, vers les cinq heures de l’après-midi. Les bêtes étaient encore à la chôme à l’entrée du col, déployées sur une pente de pierres blanches grosses comme des têtes empilées dans un désordre parmi lequel seul l’œil d’une brebis d’alpage sait repérer une touffe d’herbe sèche. J’étais en contrebas, près de la source à l’eau si froide dont le chant continu et joyeux du jaillissement suffit seul à rafraîchir les torpeurs d’après-midi. Adossé à une roche au côté plat, mon vaste parapluie bleu planté dans les cailloux comme un parasol de vacanciers dans le sable d’une plage, j’étais à relire mon Bixby, bien que j’en connusse déjà des passages entiers par cœur – incapable que j’étais, et suis encore aujourd’hui, de ne pas lire.
Je pouvais même me réciter son numéro d’impression, il est vrai aisément mémorisable : D. 1976/0099/99. Je connaissais aussi l’adresse de l’éditeur, Marabout, 65 rue de Limbourg, B-4800 Verviers (Belgique). Je savais même sur le bout de mes doigts striés d’éraflures par les duretés de mon monde pierreux la présentation de l’auteur, sise en dernière page (la 192 – j’ai compté).

« Salué par le grand critique anglais Kingsley Amis comme un des meilleurs écrivains d’épouvante d’aujourd’hui, Jérôme Bixby (né en 1923) a été longtemps rédacteur en chef de Planet Stories, une des grandes revues de science-fiction anglo-saxonnes. Ses nouvelles – le plus souvent humoristiques – figurent régulièrement au sommaire des anthologies et lui-même en a publié quelques-unes. Outre ses activités d’écrivain, Jérôme Bixby est aussi scénariste pour des films de télévision et illustrateur. Ses proches lui reconnaissent également de remarquables talents de pianiste. »

Mais revenons à mes moutons (y a longtemps que je voulais la faire, celle-là, ah-ah !).

Ce jour-là, donc, le patron arrive en avance, par rapport à l’habitude. Les chiens, soudain dressés, l’œil attentif, m’en avertissent avant que sa silhouette n’apparaisse à l’embouchure du col. Ni sa démarche raide, le talon s’enfonçant dans les graviers, ni sa façon rageuse de planter son bâton de marche à chaque pas, n’augurent rien de bon.

J’ai bondi sur mes pieds et, sachant qu’un travail m’attend, je referme déjà mon parapluie et rassemble mes quelques affaires éparses : un morceau de pain, une moitié de tomate, mon couteau, le paquet de tabac aux déjà deux tiers vide…
Monsieur Lucas s’approche. La casquette est enfoncée jusqu’aux sourcils au-dessus d’yeux soupçonneux de tout, la bouche crispée, les maxillaires pointant en boules des deux côtés de sa mâchoire. Décidément, il n’est pas dans ses bons jours.
Il jette un regard comme un crachat à mon Appelez-moi Un Exorciste resté renversé au sol, ouvert à la page que je viens de quitter, montrant sa couverture où une femme à moitié nue se dresse devant une idole de pierre.
– Toujours à lire tes conneries, hé !
Il m’explique qu’il y a eu plusieurs jours de pluie dans la vallée – auxquels, du haut de mes deux mille mètres, j’ai échappé. Le soleil est revenu. Le patron et son fils en profitent pour faucher leurs prés et engranger le fourrage du futur hiver. Nanti seulement de son matériel de paysan pauvre, un tracteur des plus simple et une antique faucheuse-lieuse, il y est depuis l’aube, y retournera dès après sa visite et, vraisemblablement, s’affairera jusque tard dans la soirée.
– Mais je veux surveiller les mérinos. Il y a des agneaux ?
Six, depuis sa dernière visite. Tous de brebis préalpes, solides bêtes de montagne, faites pour ces alpages, au contraire des mérinos, plus laineuses mais plus fragiles.
– Bon. On va aller au sel tout de suite que je regarde. Et après, zou, je redescends !

Je hèle aussitôt les chiens.
– Gardien ! Zé ! Monte-y là devant !
Zé se lance au galop. Gardien prend le temps de se dandiner sur place, pensant échapper à la corvée.
C’est un chien de plus de dix ans, père de Zé, laquelle a deux ans, vieux briscard d’alpage, bas sur pattes, noir au museau grisé de poils blancs.
Lucas frappe le sol de son bâton.
– Putain oh, Gardien !
L’injonction patronale a meilleur effet que mon ordre : Gardien se lance à son tour dans l’ascension de la pente.

Les deux chiens contournent les bêtes éparses sur la droite et infléchissent soudain leur course, lançant des aboiements impératifs. Toutes les brebis se rabattent immédiatement dans un concert de sonnailles, se précipitant les unes contre les autres, dans un rapide ballet qui évoque celui d’un banc de poisson ou un vol d’étourneaux. Aussitôt, les chiens courent de l’autre côté pour rabattre les bêtes de gauche. En moins d’une minute, le troupeau étalé sur deux à trois cent mètres redevient une masse compacte de dos laineux, les agneaux ayant disparu sous les pattes de leurs mères, une troupe resserrée, un bloc qu’il sera facile de diriger.
Les béliers protestent pour la forme, de leurs bêlements graves, comme enroués.
– Zé, là-haut devant ! Gardien, du haut, du haut, là !
Il s’agit maintenant de faire descendre le troupeau vers nous. Je hèle mes ordres, pas mécontent par devers moi de démontrer au patron mon aisance à cet exercice de maniement des chiens. Tout en criant mes « vas z’y devant ! haut là devant ! », je guette du coin de l’œil une approbation, peut-être même une moue complimenteuse. C’est peine perdue. Dans la tête de ce montagnard, cet agriculteur luttant contre la roche, les intempéries et les prix bas depuis son enfance d’après guerre, la religion est définitivement établie : « Quand tu fais mal, c’est mal ; quand tu fais bien, c’est normal ».

Contrairement à l’habitude qui veut que le retour du troupeau à ma cabane et aux roches à sel se fasse le plus lentement possible, nous poussons les bêtes. Monsieur Lucas a hâte de redescendre dans la vallée pour achever de faucher, craignant par-dessus tout un retour de la pluie qui, mouillant les foins, reporterait de nouveau l’opération.
Zé et Gardien, qu’il faut d’ordinaire retenir au pied, s’en donnent à cœur joie, cavalant de ce côté, puis de celui-là, aboyant au cul des brebis, filant sur chaque bête qui s’écarte du troupeau ou fait mine de s’attarder.
Tant et si bien qu’à un moment, Gardien, exalté, se jette sur une mère retardée par son agneau, déjà distancée d’un petit mètre du reste de la masse, et lui mord la cuisse.
– Putain de dieu !
Le patron a bondi.
– Gardien ! Con de con ! Maudit !
Il court vers le vieux chien qui, effrayé, s’est immobilisé.
Je les rejoins.
La brebis mordue a déjà regagné l’arrière du troupeau mais Lucas la repère aussitôt de son œil exercé, l’attrape par la patte et la tire à lui. Les crocs de gardien ont laissé dans la chair blanchâtre deux trous profonds dont s’écoulent deux filets de sang.
– MAUDIT DE MAUDIT DE CHIEN DE MERDE !
Il lève son bâton. L’abat. Frappe. Une fois. deux fois. Dix fois. Le noisetier durci au feu atteint aux flancs, sur les reins et sur le crâne Gardien qui, sous la raclée, pousse longs gémissements de douleur et de trouille.
– Maudit ! Merde ! Maudit de dieu !…
Emporté par sa rage, il se laisse tomber sur Gardien et l’empoigne par le museau, de façon à l’empêcher d’ouvrir la gueule et de le mordre. De son autre main il saisit un long caillou dans l’herbe et il se met à en frapper la truffe du chien. De toutes ses forces. D’un bras levé haut et abattu fort. Gardien ne gémit même plus. Il se contente de griffer follement le sol de ses pattes arrières, se figeant un instant à chaque coup reçu.
Monsieur Lucas finit par le lâcher. Il se relève, essoufflé. Me regarde. Constate mon air horrifié.
– Si tu laisses faire, me lance-t-il d’une voix rogue, encore toute gonflée de colère, le chien il te la tue, la brebis. Bientôt il te l’attaque à la nuque ou bien à la gorge et il te la niaque ! Comme un loup ! C’est l’instinct ! Un loup !…

On rejoint la cabane. On distribue le sel. Lucas marche de long en large dans le troupeau assemblé, de son pas lent et précis qui n’effraie pas les bêtes, poussant régulièrement son trille rassurant :
– Trllllllliiiiiii… Trrrrllllllliiiii…
Il tâte les flancs des brebis grosses, me fait apporter la seringue et l’antibiotique et administre des injections à quelques bêtes blessées aux pieds et, par précautions, à celle qui vient d’être mordue.
Puis on regarde le troupeau s’éloigner, de lui-même, gagnant d’un pas lent la montée à la couche.
– Elles vont prendre leur temps. Elles savent l’heure, va, et que c’est tôt…
Il s’est radouci.
J’ai déballé de son havresac les provisions qu’il m’a montées, eu le plaisir d’y découvrir un paquet neuf de Scaferlati.
– Merci.
– Bah. Si tu veux fumer, té, c’est ton problème, hé. Pour le bien que ça te fait…
Il soupire.
– Enfin…
Il soulève sa casquette, se gratte le front, étrangement blanc au-dessus de son visage brun comme un pruneau, lance un regard à Gardien, couché non loin, silencieux, la truffe sanglante, à l’évidence soucieux de pas se faire remarquer.
– C’est ma faute, aussi, dit-il. Il est vieux pour garder. C’est comme ça les chiens. Avec l’âge, ils ont l’instinct qui remonte. Ils oublient le dressage…
Il reste pensif un moment, recoiffe sa casquette.
– Seulement, tu sais, il va bientôt y avoir les brouillards, et là, c’est facile que les bêtes se perdent, alors… Avec un seul chien, dans ces cas-là, c’est plus difficile. Et puis il va y avoir les orages, peut-être la grêle… Alors, un seul chien… Note bien que Zé, elle est bonne, mais bon…
Il soupire à nouveau, répète :
– Enfin…
Encore un silence, et puis :
– Écoute bien, Thierry. Gardien, tu vas bien le surveiller. Tu le fais travailler comme d’habitude, mais tu te tiens bien près de lui et tu le regarde bien faire, tu as compris ?
– Oui, monsieur Lucas.
– Et s’il recommence, tu me le dis.
– D’accord.
– Tu me le dis, insiste-t-il. Ne va pas me cacher les choses pour des questions de pitié ou de je ne sais quoi. Tu me comprends bien, hé ?
– Oui, oui. Compris.

Le lendemain, Gardien s’absente toute la journée, vagabondant je ne sais où dans la montagne et ne revenant que le soir, pour la maigre pâtée. Le matin suivant, il se jette sur un agneau attardé et j’ai juste le temps de hurler pour l’arrêter. À partir de ce moment, je le garde au pied, le rabrouant dès qu’il fait mine de s’élancer vers les brebis, laissant sa fille travailler seule.
Trois jours plus tard, alors que le patron est remonté avec un sac de sel, je lui fais mon rapport. Et il repart en emportant Gardien avec lui.

Ce soir-là, Zé furète de droite et de gauche, décontenancée, cherchant son père.
Je lui caresse la tête, plonge mes yeux dans les siens, d’ordinaire vifs et chaleureux, aujourd’hui désemparés.
– Il est plus là, ton père, ma belle. On reste tous les deux. Allez, couche là, couche…

Les jours ont commencé de raccourcir. J’aurai juste assez de lumière pour manger et lire deux ou trois pages de mon Bixby.

 

LA POTION MAGIQUE DU MARQUIS

 

L’histoire se passe en France, il y a de cela longtemps, du temps où la magie était encore la magie et la France encore la France. Aujourd’hui, la magie est démodée et la France n’est plus ce qu’elle était.

Un beau matin, Pierre, l’apothicaire, ouvrit sa boutique comme chaque matin.
C’était l’hiver.
Aucun hiver n’est plus terrible sur terre que l’hiver à Paris avec son ciel gris pareil à un dôme glacial et dégoulinant, sa gadoue qui vous éclabousse jusqu’aux genoux tremblants, son vent frisquet qui s’engouffre dans les ruelles étroites et sème le mécontentement partout où il souffle…
Et il souffle partout !

Pierre était d’aussi mauvaise humeur que le temps. Ayant ouvert la porte et étant entré, il claqua le battant derrière lui, frappa l’une contre l’autre ses mains emmitouflées dans des mitaines et s’empressa d’allumer le feu.
Alors qu’il se réchauffait à la faible température du poêle, son regard errait sur les étagères supportant les drogues et les herbes, les poudres et les onguents : sa boutique d’apothicaire, qu’il haïssait.
Il la détestait car elle était pour lui le symbole de sa vie ratée.
Oh, c’était une affaire qui marchait relativement bien et qui lui permettait de vivre. Mais Pierre sentait qu’il était destiné à de plus grandes choses. Quelque part en cours de route, le destin s’était trompé de direction et l’avait laissé tomber.

Premièrement : il était né dans une famille riche mais avant qu’il eût atteint son dix-huitième anniversaire, cette richesse s’était envolée, sa famille ayant été mal conseillée pour des opérations boursières.
Deuxièmement : en matière de femmes, ses préférences allaient à ce qu’il y avait de mieux, mais il n’était pas assez bien de sa personne pour les séduire, ni assez intelligent pour les fasciner ni, hélas, assez riche pour les acheter.
Troisièmement : il avait été autrefois un type physiquement robuste et s’était adonné à de nombreux sports jusqu’à cette nuit maudite o
ù une voiture avait versé sur lui et où il s’était retrouvé avec une jambe droite à jamais infirme.

Toutefois, n’allez pas prendre Pierre trop en pitié. Car, en dépit de sa malchance, il n’était vraiment pas quelqu’un de sympathique. Né riche, il avait gardé cette arrogance des gens fortunés qu’il camouflait en cordialité petite-bourgeoise.
Il aurait pu séduire beaucoup de plus de femmes qu’il ne l’avait fait si son comportement de débauché, dans ses manœuvres de séduction, n’avait pas repoussé de nombreux partis. Même le jour où la voiture s’était renversée, il était en train de trahir son meilleur ami avec l’épouse, intoxiquée, de ce dernier.
Il reportait sur les autres les ranc
œurs qu’il éprouvait envers sa propre vie. Il n’était jamais généreux. Il était rarement juste. Il était souvent amer. Il trichait toujours sur les potions et les ordonnances. Ses pratiques n’en avaient jamais pour leur argent.

Par ce matin gris, son premier client fut un petit type maladif qui semblait avoir à peine la force de pousser la porte.
Pierre lui sourit : il aimait voir des gens qui étaient plus misérables que lui et celui-ci paraissait avoir déjà un pied dans la tombe. Sans se tromper, Pierre détecta un cas grave de tuberculose. Et de jaunisse. Et de Dieu sait quoi d’autre. Mais l’agonisant était très bien habillé.
– Préparez-moi ceci, murmura le petit bonhomme en déposant un papier sur le comptoir.
Oh, il n’était pas vieux. Il avait seulement l’air d’être un vieillard. Et il n’était pas laid à voir, il était hagard, tout simplement.
Pierre étudia le bout de papier puis leva les yeux, intrigué.
– Ce n’est pas une prescription médicale, remarqua-t-il.
L’homme sourit.
– C’est exact. Il s’agit d’une potion dont vous ferez le mélange… et pour laquelle je vous paierai cinq cents francs. Cette somme devrait vous permettre de passer outre à la nature peu orthodoxe de l’opération, n’est-ce pas ?
– En effet ! convint Pierre avec empressement. Mais… de quoi s’agit-il ? Je connais les ingrédients… Mais quel drôle de mélange et quelles proportions… Je n’y comprends goutte !
Le petit bonhomme ignora sa question. Il s’assit sur une chaise près de la fenêtre.
– J’attendrai, déclara-t-il calmement. Cela devrait vous prendre huit minutes.
– Bien deviné, commenta Pierre en se tournant vers ses étagères.
– Je ne l’ai pas deviné, dit l’homme.

Pierre mélangea les ingrédients de la potion : du soufre, du poivre, de l’essence de wintergreen, de l’extrait d’ail, et cœtera, et cœtera.
Il était si intrigué qu’il doutait de la formule et garda ce qui restait pour lui. Plus tard, lorsqu’il en aurait le temps, il se livrerait à des tests pour déterminer à quels fins cette potion servait.
Le petit homme paya les cinq cents francs, prit la bouteille et le papier avec la formule, puis s’en alla.

Il revint une semaine plus tard.
Pierre était en train de préparer une ordonnance. Lorsqu’il leva les yeux et vit le changement fantastique survenu chez le petit homme, il fut si étonné qu’il en laissa presque tomber son mortier et son pilon.
L’homme, si malade une semaine plus tôt, était maintenant en parfaite santé !
Il avait l’œil vif, des joues rosées. Sa peau n’avait plus ce teint jaunâtre dû à l’hépatite. Il avait pris du poids. Il se tenait plus droit, marchait d’un pas plus assuré et parlait d’une voix plus ferme.
– Préparez-moi ceci, s’il vous plaît, commanda-t-il en tendant un bout de papier par-dessus le comptoir. Je vous donnerai encore cinq cents francs.
– Ainsi… bégaya Pierre. Ainsi, c’est vous ! Mais, mon Dieu… que vous est-il arrivé ? Vous étiez phtisique, n’est-ce pas ? Vous étiez gravement malade ! Et maintenant vous êtes un autre homme !
– Presque, répondit l’homme en souriant. Oui, j’étais tout cela. À présent, mon bon monsieur, préparez-moi cette potion. Faites du bon travail, cette fois encore, et je deviendrai votre fidèle client. À propos, mon nom est François Dubois.
– Mon cher monsieur Dubois, dit Pierre en lui serrant la main par-dessus le comptoir et en faisant mentalement un petit calcul, permettez-moi de vous féliciter pour votre guérison.
– Je vous en prie, je vous en prie… Bien, j’attendrai comme l’autre fois.

Après le départ du petit homme, Pierre resta songeur devant les deux petites bouteilles pleine de liquides mystérieux… celle de la semaine passée, plus l’autre, celle qui contenait la moitié de la préparation d’aujourd’hui et qu’il avait gardée.
Le moment était venu de se poser des questions…

Pierre avait sans doute de nombreux défauts mais il n’était pas un lâche. Il regarda la première préparation, celle qu’il avait faite la semaine dernière.
– Ce n’est pas ceci qui a pu le guérir de sa série de maladies, marmonna-t-il pour lui-même. Mais je dois savoir… aussi… je vais seulement y goûter.
C’est ce qu’il fit. Il déposa une goutte du mélange sur le bout d’une tige en verre.
Compte tenu des ingrédients, le goût aurait dû être horrible.Mais la potion avait au contraire la saveur d’un nectar. On aurait dit de l’ambroisie. Elle lui réjouissait la langue et le gosier. Puis, elle parvint dans l’estomac et répandit une chaleur pénétrante dans tout son corps jusqu’aux bouts des doigts et autres extrémités.
Soudain, il hoqueta de douleur et se plia en deux pour saisir sa cuisse droite. Il gémissait sous le coup de la douleur dont sa jambe estropiée était la proie.
Et puis, il suffoqua encore car il avait oublié…
Depuis son accident, il ne sentait plus rien dans cette jambe dont les nerfs étaient morts !
Mais maintenant… Maintenant…
Sans hésitation, il s’empara de la coupe remplie du mystérieux liquide et la vida d’une seule gorgée.
Il s’évanouit de douleur… mais quelle douleur bienfaisante !

Il ne se réveilla que deux heures plus tard. Heureusement, c’était vendredi, le soir où il travaillait plus tard afin de préparer les ordonnances et de faire l’inventaire pour la semaine à venir.
Aucun client n’était entré qui eût pu le découvrir gisant à terre.
Il fit un essai avec sa jambe droite. Pour la première fois depuis onze ans, elle supportait son poids. Et il pouvait la sentir !
Il déambula dans le magasin, prudemment au début, puis avec une confiance croissante. Même l’os de la jambe semblait être plus solide… comme par magie.

Comme par magie

Les potions du petit homme devaient être…
Dieu seul savait où il avait trouvé les formules, mais Pierre se ferait un point d’honneur à les trouver !
Il deviendrait le plus grand guérisseur de France !
Du monde !
Il deviendrait millionnaire !

Pierre courut se regarder dans la glace.
Oui.
Oui…
Ses yeux étaient plus vifs, ses joues plus rondes, son indigestion chronique était passée et même une carie dans une dent avait disparu !
Son regard s’éclaira en voyant la seconde préparation mystérieuse. De même qu’il n’était pas un lâche, il n’était pas non plus stupide.
– Une fois qu’un homme jouit d’une santé parfaite, murmura-t-il d’un ton rêveur, quel but poursuit-il ? L’argent ?
Il toucha la coupe du doigt.
– Ce n’est pas cette magie-là qui peut rendre riche, car l’argent n’est que du métal et du papier, et ce breuvage ne peut agir que sur les organes internes. Donc ?
Donc…
Le résultat de ses déductions rendit ses yeux encore plus brillants.

La sonnette du magasin retentit. Un client tardif, ce qui n’était pas si rare, se dit Pierre en levant les yeux.
Entra alors la plus belle femme qu’il eût jamais vue.
Elle était jeune mais avec des yeux empreints de sagesse. Elle était blonde mais avec des reflets roux dans la lumière. Elle était habillée avec un goût parfait mais qui devait lui revenir cher.
Ce devait être une femme très riche, une aristocrate peut-être.
Les mains de Pierre s’agrippèrent à des crochets en fer derrière le comptoir pendant qu’il détaillait sa belle bouche
aux lèvres rouges et sensuelles, son nez de patricienne et sa poitrine délicatement formée, mais ample.
– Pardonnez-moi, cher monsieur, dit-elle d’une voix douce comme de la musique de chambre, si je vous empêche de fermer votre magasin à cette heure tardive. Mais j’ai
tellement froid. Mon carrosse a perdu une roue, ou un essieu, ou je ne sais quelle pièce ridicule. Mes cochers sont en train de le réparer au coin de la rue mais il m’était vraiment impossible d’attendre avec ce vent glacial et coupant comme une lame.
– Mais je vous en prie ! s’écria Pierre avec la plus grande courtoisie. Vous êtes chez vous dans mon humble magasin jusqu’à ce que vous puissiez repartir ! Je vous en prie, laissez-moi vous donner une chaise.

La femme accepta la chaise près de la fenêtre qu’il avait avancée d’une main impatiente. Mais il y avait quelque chose dans la voix de l’apothicaire et elle y prêta une oreille attentive. Dans sa sagacité toute féminine, elle avait déjà deviné que c’était un libertin.
Elle re
garda à travers les vitres recouvertes de glace. Ses yeux n’étaient pas plus chaleureux que le givre.
– Ils auront fini bientôt.
Comme je vous suis reconnaissante !
Ainsi qu’il a été déjà dit, Pierre avait du goût pour les femmes élégantes. Et celle-ci (sans doute l’épouse d’un aristocrate) était la créature la plus désirable qu’il eût jamais rencontrée.
Il pensa à la seconde potion qu’il avait rangée sur l’étagère, et aussi au rôle présumé qu’elle devait théoriquement remplir.
Expérimenter est la base de la vie, se dit-il, avant de poursuivre tout haut :
– Permettez-moi de vous offrir quelque chose pour vous réchauffer. Un stimulant inoffensif mais très efficace en cas de froid.
Non, vraiment, je ne voudrais pas abuser…
Elle frissonna.
– Mais je suis gelée. Oui, je crois que je vais accepter. Je vous remercie, monsieur.

Pierre se rendit dans son arrière-boutique pour dissimuler son agitation. Il versa quelques gouttes du second mélange dans un verre de vin et le lui apporta.
La femme
regarda le verre avec étonnement.
– Mais… Ce n’est pas de la liqueur que vous me donnez là, cher monsieur ?
– Une de mes préparations.
Il lui adressa un de ses sourires les plus enjôleurs.
– Je suis un bon apothicaire. Ceci va vous ravigoter comme aucune boisson ne l’a jamais fait. Buvez-la en toute confiance.
Bien qu’elle ne lui eût jamais fait confiance dans son boudoir, elle lui fit confiance dans sa boutique – assez, du moins, pour boire son « cordial ».
Et là fut son erreur.
Reposant le verre, elle lui sourit chaleure
usement.
– C’était vraiment bon…
Elle passa sa langue rose sur ses lèvres pour ne rien perdre du goût.
– Très, très bon…
Elle s’interrompit,
observa à travers la vitre son carrosse immobilisé au coin de la rue et les laquais qui s’évertuaient à le réparer, puis retourna son regard vers le visage de Pierre qui était aux aguets.
Les yeux bleus de la jeune femme s’étaient mis à rayonner. Sa voix perdit son ton aristocratique et se fit ronronnante comme celle d’un petit chat :
– Je ne doute pas, monsieur, qu’en attendant, vous aimeriez me faire visiter votre boutique… Ce doit être si intéressant.
Le cœur de Pierre battait à tout rompre.
– Les…
hum… Les choses les plus intéressantes se trouvent dans la réserve, madame.
Elle glissa sa main chaude dans la sienne et se leva avec grâce.
– Je suis si impatiente de voir les choses intéressantes que vous me montrerez. À mon tour, peut-être pourrais-je vous montrer certaines choses intéressantes que vous ne connaissez pas.
– Si je ne les connais pas, dit Pierre en la conduisant d’une main et en éteignant la lampe du magasin avec l’autre, je ne vais pas tarder à les apprendre…

Après ces belles paroles, il la conduisit dans l’obscurité jusqu’à la réserve où se trouvait la minuscule couchette où il dormait souvent. Et là, entourée des étagères qui supportaient les drogues et les herbes mystérieuses que seul un pharmacien peut comprendre, elle resta assise pendant qu’il lui parlait de son art.
– Ceci , disait-il, est excellent pour la goutte et ceci pour la malaria précoce…
– Mais, murmura-t-elle, vous n’avez aucune prescription pour la passion ?
– Ah, la passion !…
– C’est une maladie féminine très courante.
– Pour laquelle j’ai un remède, chuchota Pierre. Un remède que vous devez essayer les yeux fermés et que vous jugerez ensuite.
– Je m’en remets à votre talent, souffla-t-elle en se couchant sur l’oreiller.
Pierre n’avait jamais prescrit de traitement plus efficace que celui qu’il lui fit suivre pour la passion. Et jamais traitement n’avait demandé des efforts aussi constants et sans cesse renouvelés.
Finalement, cependant, elle dut partir. Ils s’embrassèrent une dernière fois à en perdre la tête et le souffle. Puis elle lui souhaita une bonne nuit.

Une semaine plus tard, le petit homme entra de nouveau dans la boutique. Une charmante jeune dame l’accompagnait qui le regardait avec des yeux pleins d’adoration.
Pierre ne fut pas étonné.
Au contraire : il comprenait très bien.
Car toute sa semaine à lui avait vu défiler une série de femmes plus jolies les unes que les autres (plus qu’il aurait jamais pu en rêver) et toutes de la plus suprême élégance.
Tout homme en moins bonne santé eût été épuisé mais Pierre, comme son client, était florissant de santé et de robustesse.
– Ah, fit-il, jouant au grand seigneur, ce cher monsieur Dubois ! Que désirez-vous aujourd’hui ?
– J’ai deux formules, répondit Dubois. J’hésite entre les deux pour savoir laquelle vous commander.
– Donnez-moi donc les deux ! s’exclama Pierre dont les yeux étincelèrent, et cinq cents francs seulement. Aujourd’hui, monsieur mon meilleur client, je vous offre un marché et je vous rends un service : deux potions pour le prix d’une.
– Mmmmm… fit Dubois. Je vous remercie. C’est assez inhabituel, je dois dire.
Il étudia le visage de l’apothicaire de l’autre côté du comptoir et remarqua les signes irréfutables d’une belle santé
ainsi que l’expression indubitable d’un homme qui est sexuellement satisfait.
Il pinça un peu les lèvres.
– Dites-moi, poursuivait Pierre, comme si la chose ne l’intéressait que fortuitement.
Où trouvez-vous ces étranges formules ? Elles ne ressemblent à rien de ce que j’ai vu. Pour quoi sont-elles ? J’espère que vous excuserez ma curiosité, mais il m’est devenu intolérable de ne pas savoir.
– Je n’en doute pas, murmura Dubois. Eh bien, pour répondre à votre question, je les trouve dans un livre.
– Quel livre ?
– Un livre dont vous n’avez jamais entendu parler et que vous ne verrez certainement jamais. Et personne d’autre que moi ne pourrait se s
ervir de ses instructions.
Dubois sourit légèrement.
– Ce livre se trouve à la bibliothèque publique. Il est classé à « Magie et Superstitions ». Ce dernier terme étant d’ailleurs une insulte à sa valeur,
laquelle s’impose au connaisseur. Cela répond-il à votre question, monsieur l’apothicaire ?
– Bien sûr, répondit Pierre avec un large sourire. Je suis certain que vous comprenez ma curiosité. C’est bien naturel, n’est-ce pas…
– Tout à fait, mon ami, tout à fait.
Dubois tendit un bout de papier.
– Voici les formules que je souhaite vous voir préparer. J’attendrai.
Et il fit s’asseoir la jolie femme près de la fenêtre.

Le cœur joyeux, Pierre se rendit dans son arrière-boutique. Sur les étagères, il prit les fioles et les bouteilles contenant des poisons mortels… Une, deux, trois, une douzaine. Il mélangea ces dangereux produits pêle-mêle. Le résultat aurait été capable de tuer un troupeau de dinosaures.
Il confectionna aussi le
s mélanges pour les dernières potions de Dubois mais il mit celles-ci de côté : il comptait les utiliser plus tard pour lui-même.

Oui, Dubois devait mourir.
Car le livre, avec tous ses secrets fantastiques, se trouvait à la bibliothèque et Pierre le trouverait tout bonnement au rayon « Magie et Superstitions ». Ey les secrets ne resteraient plus longtemps pour lui des secrets !
Non !
Même s’il devait potasser la chimie pendant cinq ans !
Dubois devait mourir. Il n’y avait pas place à Paris pour deux maîtres guérisseurs, deux séducteurs irrésistibles, deux magiciens !
Il ne devait y en avoir qu’un seul, et celui-là serait Pierre.

Il donna deux fioles de poison à Dubois et reçut les cinq cents francs. Dubois et sa jolie prisonnière partirent.
Pierre se rua dans son arrière-boutique et observa les nouveaux mélanges…
L’argent.
Cela devait avoir rapport avec l’argent !
Quoi d’autre sinon ?
Que pouvait rechercher un homme jouissant d’une santé parfaite et qui séduisait toutes les femmes qu’il désirait ?
Oui, oui, l’une des formules au moins devait avoir quelque chose à voir avec la richesse.
Sûr de son fait, Pierre but les deux potions.

« François Dubois » soupira.
Il huma les mélanges de poisons que lui avait vendus Pierre et puis jeta les fioles au loin dans la Seine.
La jeune fille l’interrogea. Elle était perplexe. Il la caressa et l’assura que tout allait bien.
L’apothicaire avait tenté de l’empoisonner.
Ils essayaient tous.
Ils devenaient toujours trop malins.
Avec Pierre, cela en faisait neuf.
À l’heure qu’il était, cet idiot avait dû boire les poisons prescrits sur le bout de papier. Il était mort.

« Dubois » soupira encore. Il devrait trouver un nouvel apothicaire qui disposerait du savoir-faire et des ingrédients dont la plupart étaient réglementés par la loi et qu’on ne pouvait trouver ailleurs.
Un autre apothicaire.
À Barbizon, peut-être. Ou ailleurs en France.
Il y avait encore bien, bien d’autres formules intéressantes dans le vieux livre. Et il n’y avait de place en France que pour un seul séducteur. Un seul expérimentateur diabolique. Un seul magicien.

Il n’y avait de place que pour un seul Marquis de Sade…

 

(À suivre)


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