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Les pantins khmers

Publié par le 24 juin 2017

 

Nous naviguions à bord d’un break Peugeot sans âge ni vitres, rafistolé un million de fois, haut perché sur ses boudins lisses, au toit chargé de voiles, de bâches, de décors et de caisses de marionnettes.
Caboteur des terres cahotant, feulant et pétaradant, il creusait son dolent sillage au travers de la mer fauve et brune, rigoureusement étale, des rizières à sec.

Son capitaine incontesté en était Kim, la marionnettiste en chef.
D’elle, on disait Kim-l’Ancienne, ou la vieille, ou bien Grand-mère, bien que, jeune Khmer rouge ayant participé à la prise de Phnom Penh, elle ne devait pas avoir dépassé les quarante ans.
On aurait dit que la guerre avait dépecé sa jeunesse, un lambeau après l’autre. Batailles, exodes, terreurs et famines avaient asséché son corps. Une arthrose précoce déformait ses mains noires et tordait ses jambes, la contraignant à une démarche pataude de crabe – encore empreinte, toutefois, de certaines grâces d’ancienne danseuse.
De son visage de survivante, émacié et creusé de rides amères, on retenait son regard : deux yeux allongés d’Egyptienne aux prunelles noires changeantes, habitées d’or, qui projetaient sur le monde la grande intelligence de leur propriétaire et son inusable plaisir d’exister.
Les deux autres marionnettistes étaient ses enfants adoptifs, recueillis au hasard des chemins de l’après-guerre : Kunthea, une belle jeune fille de vingt ans aux cheveux de soie, et Kosal, un garçon guère plus âgé.
Il y avait trois musiciens, Nyo, Saren et Dhet, que dirigeait Nyak, le xylophoniste aveugle, énucléé par les gardiens d’un bagne vietnamien en 1981, qui cachait ses orbites suppliciées derrière d’immenses lunettes noires de jazzman.
La troupe avait compté un quatrième marionnettiste, Poeng, mais, au début du périple, s’étant éloigné de la piste, il avait sauté sur une mine antipersonnel. Nous avions dû l’abandonner dans un village, jambe arrachée à mi-cuisse, aux bons soins d’une mission catholique irlandaise.

Á la mi-journée, on s’échouait à l’avare abri d’un bosquet d’eucalyptus ou de hauts buissons épineux.
Le moteur à peine coupé, nous jaillissions tous à l’air libre, avides de nous gorger de tiédeur, heureux de fuir l’intérieur chauffé à blanc de notre caisse de métal.
En quelques instants, notre port d’escale devenait un bivouac. Des nattes de pailles recouvraient le sol. D’amples bâches étaient nouées en hauteur. Dans leur ombre s’étiraient les hamacs aux attaches nouées d’un tronc à l’autre.
L’un ou l’autre se dévouait pour aider le musicien aveugle à descendre de voiture et l’installer dans le vieux fauteuil de camping qu’un autre encore avait déplié.
Déjà Kim et Kunthea avaient allumé les cailloux de charbon dans les braseros de terre cuite. Le riz, les légumes et les viandes sèches ne tardaient pas à crépiter dans la graisse, répandant alentour leurs appétissants parfums.
Après le déjeuner, que nous dégustions accroupis en cercle, quand la plaine se couvrait d’un tremblement immobile, alors que l’air brûlant devenait douloureux à respirer, nous somnolions des heures, ne remuant que pour siroter une bière tiède, le lait amer d’une jeune noix de coco, ou sucer un quartier de melon d’eau.
Puis on repartait, toujours plus perdus parmi les talus bruns entrecroisés et les mares d’herbe sèche, couleur de foin.

En fin d’après-midi, invariablement, apparaissait devant la proue un village solitaire de masures sur pilotis, souvent flanqué d’une pagode en ruines, et qu’annonçaient de loin les frêles mats ébouriffés des palmiers à sucre.
Kosal, le chauffeur, arrêtait la Peugeot près des cahutes de bois et de bambous, sur la place terreuse parfois plantée d’un aréquier géant. Nous accueillaient alors les gamins les plus hardis, marmaille maigre aux mains mendiantes, tandis que les parents nous guettaient, méfiants, depuis l’ombre des seuils et des préaux.

Avant de dresser l’écran de notre théâtre, nous avions deux démarches à accomplir, l’une assez agréable, l’autre parfois périlleuse, auprès des deux notables du hameau.
Kim revêtait des habits frais et s’éloignait de son pas boiteux. Certains d’entre nous restaient près du break pour veiller sur Nyak et le matériel. Les autres l’accompagnaient.
Kim se rendait d’abord chez le Louk ta, le chef traditionnel.
Les hommes qui remplissaient cette tache étaient des vieillards aux corps usés et aux têtes chauves de cuir jaune, aussi édentés que prompts à sourire.
Doyens de la communauté, élus comme tels suivant l’antique tradition khmère, les Louk ta n’avaient plus aucun pouvoir officiel.
Ils ne nous recevaient pas moins avec cérémonie dans la pénombre de leur balcon, sur la moins usée de leurs nattes, devant une théière, une coupelle d’atroces nougatines dures comme du bois et un paquet neuf, tout juste ouvert, de cigarettes 555, les plus coûteuses qu’on pût trouver.
Quand, après plusieurs invitations et plusieurs refus, suivant les règles de la politesse khmère, nous consentions à nous asseoir, ils posaient d’interminables questions, écoutaient gravement les réponses, laissaient passer de longs silences, reposaient une nouvelle question empreinte de savante malice, entendaient les réponses avec bienveillance et imposaient un nouveau silence dont ils dégustaient chaque seconde.
Kim leur répondait, infiniment patiente, se courbait jusqu’au plancher, les mains jointes avec respect, riait comme une timide jeune fille, pépiait d’une voix d’oiseau et n’omettait aucun signe de son désir d’être agréable.
Quand il jugeait avoir assez joui de son autorité, le vieillard poussait un dernier caquètement et, après un rire chuchoté, donnait à la troupe l’autorisation de jouer le soir même, le lendemain et, hi hi hi, les mille soirs suivants si cela nous chantait.

La seconde visite, tristement obligatoire, était celle que nous devions rendre à la véritable autorité du village, l’officier du Parti du Peuple.
Inutile de demander son chemin, celui-là habitait toujours la plus grande maison de village, ou bien la seule en briques, en sus signalée par un drapeau bleu et rouge au bout d’un mat planté devant le seuil.
Ceux-là, officiers nommés par la Direction Centrale du Parti, tyrans qui régnaient avec droit de vie et de mort sur les deux ou trois kilomètres carrés alentour, avaient le regard dur et la lippe méprisante.
Ils nous accueillaient sur leur seuil, sans nous inviter à entrer, sanglés dans leur uniforme aux écussons ternis, le ventre barré d’une épaisse ceinture de cuir à laquelle pendait l’étui de leur pistolet.
— Je n’aime pas les vagabonds, grand-mère !
Kim les approchait en force, le regard droit, campée sur ses jambes tordues. D’une mauvaise serviette de plastique marron, elle extrayait des liasses de papiers imprimés, chargés de signatures et de tampons, permis officiels et autorisations diverses délivrés par d’innombrables ministères, vice ministères et autres offices administratifs de Phnom Penh, et les fourrait sous le nez des officiers en réclamant haut et fort le respect de ses droits.

Une fois, une seule, l’un de ces tyranneaux de village, brute ivre de vin de palme, perdit patience.
— Tais-toi, vieille sorcière !
Il tira une rafale de Kalachnikov au ciel. La deuxième fit voler la poussière devant nos pieds.
Nous prîmes la fuite.
Á une demi heure de là, près d’une rivière rousse qu’enjambait un pont de poutres et de cordes, Kim ordonna à Kosal d’arrêter la Peugeot. Nous installâmes notre camp au pied d’une pagode qui se trouvait là, devant son vieil escalier de pierres, entre deux lions décapités.

Kim, silencieuse, les gestes raides, ouvrit la plus grande des malles à pantins et en tira une marionnette, la plus laide de toutes, avant de venir à moi de sa démarche bancale.
— Toi, écris ! commanda-t-elle.
Docile, je tirai de la poche de mes pantalons de treillis carnet de notes et crayon.
Elle agita le pantin de cuir devant mon visage.
— Regarde, garçon : lui, c’est le Aïan !
J’acquiesçai.
Je connaissais ce vieillard difforme et ricanant au nez crochu, le corps torturé de courbes, bossu, ventru et fessu.
C’était lui qui tenait chaque soir, sur le grand écran de toile, le rôle de maître de la sarabande.
— Quand tu parles du Aïan, reprit la vieille dame, tu dis : voici le roi des saltimbanques !
Ses yeux noirs cherchèrent les miens pour s’y plonger. Sa voix se fit grave et pressante :
— On croit que c’est moi qui le manipule, accroupie sous l’écran, mais ce n’est pas vrai. C’est le contraire. Lui, il suce l’âme de son marionnettiste et la rend sienne.
Je notai chaque mot sur mon carnet.
— Au plus loin de la nuit des siècles, poursuivait-elle, quand nos grands rois dirigeaient le monde, il était déjà une vedette aimée et admirée de mon peuple. Le Aïan, c’est une star !
Dans un élan exalté, elle brandit la marionnette biscornue vers le ciel blanc et cria :
— Il a parcouru tous les chemins de mon pays ! Tous les vents du Cambodge ont fait claquer ses voiles et vaciller ses lanternes ! Lui seul possède le droit de moquer nos princes et nos puissants. On le croit prisonnier entre les bambous de son écran mais il est plus libre que nous, car il a le droit de tout dire et de tout chanter !
Elle resta quelques instants ainsi, cambrée, les pieds dans la poussière, plantée sur ses jambes torves, le Aïan dansant au bout de ses poings. Puis elle s’apaisa subitement, le fourra sans façons sous son bras et s’accroupit devant moi. Après avoir craché de mépris par-dessus son épaule, elle ajouta :
— Et ce fils de chienne d’officier du Parti du Peuple se permet de le chasser…

Nous passâmes cette nuit-là sur place, devant la pagode, au-dessus du flot chuchotant de la rivière, et retournâmes au village le lendemain.
L’officier avait dessoulé.
Les palabres furent longues et véhémentes, mais le Aïan joua ce soir-là sur la place du village.

Le chapiteau de cette pauvre troupe était un simple préau de bâches sur une armature de bambous, au faîte entouré de fanions bariolés aux couleurs d’une marque de bière.
Au crépuscule, les villageois n’étaient jamais moins d’une centaine à se bousculer dessous.
Les femmes avaient entouré leurs formes sèches dans leur meilleur sampot de soie mauve. Les hommes flottaient dans des chemises blanches aux rapiècements habiles, jaunies par le temps et les lavages. Massés au premier rang, leurs enfants formaient le plus turbulent des publics.
Juste avant la nuit, deux ou trois bandes de soldats furtifs, empêtrés de leurs fusils, se glissaient au fond du préau et s’accroupissaient épaule contre épaule.
Á la surface des rizières alentour, dans l’obscurité naissante, on voyait danser, lampions épars, les lampes des vélos des paysans qui, depuis leur fermette éloignée, accouraient à la fête.

Á l’instant même où sombrait à l’horizon le dernier feu du couchant, Kosal allumait le vieux projecteur soviétique et l’écran s’illuminait de sa lumière blonde.
Nyak, accroupi derrière avec les autres musiciens, levait la tête et poussait un long hurlement, autant appel que cri de bienvenue qui tout à la fois surprenait, inquiétait et excitait le public.
Sous ses doigts, le xylophone commençait à chanter de sa voix de cristal. Les tambours et les gongs s’élançaient à sa suite. Alors, les marionnettes surgissaient de l’ombre et envahissaient l’écran.

Démons que ces pantins de cuir auxquels, suants dans la chaleur de la lanterne, Kim, Kunthea et Kosal, donnaient vie, les animant au moyen de baguettes de bambou, leur prêtant des voix contrefaites qu’ils criaient à pleine gorge !
Singes en bataille, vieillards lubriques, princes fous d’amour pour des femmes rieuses aux gracieux seins nus…
Sur cette compagnie endiablée régnait le Aïan, Polichinelle noir omniprésent, inquiétant et sarcastique.
Celui-là n’avait aucun rôle mais savait tous les endosser, remplaçait l’un ou l’autre des personnages au gré de ses inspirations, intervenait à chaque fois qu’il le jugeait bon, apostrophant marionnettes et public, roi de l’improvisation, à la fois Monsieur Loyal, joker et maître du jeu.

Si le Aïan était le patron de ce petit peuple de cuir, les vedettes les plus choyées en étaient deux paysans jumeaux et rivaux affublés de pauvres pagnes et de gros nez, qui portaient chacun une machette à saigner les palmiers à sucre et les brandissaient à tout propos.
Ils s’appelaient Pok et Poï.
— J’ai une idée, clamait Pok, amenons ici nos buffles et organisons un combat !
— Un duel de buffles, s’étonnait Poï, mais pourquoi ?
— Parce que nous sommes deux abrutis de paysans khmers et que nous faisons n’importe quoi !…
Avec ces deux pitres, ce n’étaient que blagues paillardes, quiproquos et conflits, bagarres scandées de cris aigus qui menaient les villageois au bord de la folie.
Comme ils riaient !
Les hommes s’étouffaient, les yeux mouillés, gueules ouvertes, montrant leurs dents jaunes, faces écarquillées aux sourires éperdus flanqués de rides noires. Les femmes cachaient leur visage dans la conque de leurs deux mains, hoquetant, les épaules tressautant. Leurs enfants hurlaient, dansaient sur place et se roulaient par terre. Au fond de la tente, les soldats, leurs fusils oubliés, rigolaient aussi fort que les autres.

Notre lanterne était éteinte depuis longtemps, les pantins, les instruments, les toiles et haubans remisés  sur le toit de la Peugeot, que la fièvre continuait d’embraser le village.
Lorsque, tard dans la nuit, l’unique gargote chinoise rabattait ses volets, dévalisée de tous ses alcools, les beuveries se poursuivaient dans les maisons où, pour l’occasion, on ouvrait les précieux jerrycans de vin de palme.
Rires et cris enivrés jaillissaient d’une masure à l’autre, de moins en moins gais au fil de la nuit, pour finir en hululements douloureux, aussi solitaires et angoissés que des appels de chiens errants.
L’une de ces nuits, une femme maigre et nue fit irruption au milieu de notre bivouac. Elle hurlait, tordant la tête, le cou vrillé, le regard blanc. Sur sa poitrine aux côtes saillantes, ses longs seins flasques étaient souillés de traînées de vomi.
Ce fut Kosal le plus vif.
Il recouvrit la femme d’une couverture et la guida doucement, titubante et gémissante, vers l’abri d’une cahute voisine où il la coucha.

Quand elle avait trop bu, ce qui arrivait souvent, Kim ne dormait pas.
Assise devant le brasero qu’elle continuait à entretenir, sa face ridée faiblement éclairée par les braises, ses yeux perdus dans leur lumière, elle psalmodiait :
— Ris, mon peuple, ris ! C’est moi, Kim, qui te l’offre, ce rire, le baume qu’il faut aux plaies de ton âme…
Levant la main gauche vers le ciel percé d’étoiles, elle se frappait la poitrine du poing droit.
— Renonceras-tu, pauvre femme fatiguée ? Abandonneras-tu, toi qui as tant souffert, toi qui a tant tué, toi qui a failli crever tant de fois ? Non, mon peuple, non, la troupe de Kim continuera d’aller et venir aux quatre coins du pays et partout nous sèmerons le rire !

Alors elle bondissait sur ses pieds et dansait, à la fois jeune et vieille, lourde et légère, lente et vive, les mains aussi tordues que gracieuses.
Elle tournoyait dans les lueurs rougeoyantes du brasero, les talons claquant en cadence sur la rude poussière du sol. Il fallait s’approcher d’elle pour comprendre qu’elle pleurait, les joues striées de larmes, le nez débordant de morve, le cœur trop plein de sanglots.
— Ris, mon peuple ! Assez de guerres, assez de sang, assez de peur ! Que le rire des Khmers monte de chaque parcelle de notre terre ressuscitée !

Avant l’aube, alors que le village assommé par la fête était encore endormi, nous arrachions furtivement nos amarres et le break Peugeot disparaissait dans le restant de nuit.

Siem reap – Angkor, juillet 1996

 

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