Coupez une bouteille dans le sens de la longueur. Couchez-en une moitié, légèrement en pente, comme dans ces paniers qu’on utilise en bonne société, sur nappe blanche, pour servir les vins de qualité. Vous obtiendrez ainsi une assez bonne représentation de la forme générale du vallon de haute montagne qui est devenu mon domaine. Mon royaume de solitude. Mon bagne des cimes.
Plaçons-nous en haut. Au goulot de la bouteille coupée, disons.
2200 mètres d’altitude. Ici, tout est lunaire. Minéral. Hostile. À l’étroit pied de deux parois rapprochées, le sol est de roches grosses comme des crânes, d’une blancheur d’os, hérissées telles des silex de pointes et de méplats, résultat des gels et des éclatements qui les sculptent depuis mille et mille hivers. Plantées comme les arbres d’une futaie, une dizaine de hautes colonnes nues veillent, âpres sentinelles. Leurs sommets pointus, souvent plantés dans dans le gris fuligineux de brumes tenaces, toujours cernés des corneilles aux cris grinçants qui y nichent, donnent son nom nom au lieu : le Col des Aiguilles. Et, partant, à tout l’endroit : le Vallon des Aiguilles.
D’un côté, plongeant plein nord, une rude pente caillouteuse. J’apprendrai assez vite à mes dépends, au prix de fatigue des jambes et d’angoisses, que ce col fait office de tranchant pour le troupeau. Un berger manquant de vigilance, par malchance un jour où les chiens sont paresseux et distraits, a vite fait de laisser échapper cinquante ou cent brebis qu’il lui faut alors courir rechercher parmi des dédales dangereusement pentus. Je saurai aussi que dans un monde étranger et inaccessible, tout en bas, se trouvent des colonies de vacances et des refuges de randonneurs, lesquels me fourniront, une ou deux fois par semaine, de la compagnie humaine pour une heure de halte ou pour une nuit de bivouac.
– C’est vous le berger ? On peut pique-niquer ?
– Vous ferez bien.
– Est-ce que ça dérange si on plante la tente ici ?
– Faites comme vous voulez.
Descendons. Le canyon s’élargit rapidement, en deux parois qui ne semblent à l’oeil nu que de rocailles mais où les brebis savent trouver les bouquets d’herbe cachés. À une cinquantaine de mètres en contrebas du col jaillit une source à gros bouillons si glacés qu’il me faut laisser reposer l’eau que j’y puise avant de la boire. Elle donne naissance au ruisseau qui, au long de plusieurs ères de patience, a creusé le val. À cette hauteur, il n’est large encore que de deux mains, mais déjà très profond. Au-dessus de nous, côté est, s’élève une sorte de falaise dont le plateau herbu, assez vaste, n’est accessible que par une étroite passe. On le nomme le « Serre-Long ».
Descendons encore. Après un groupe d’énormes roches cataclysmiques qui recèlent leur désordre des corridors et des caches où il fait bon s’abriter les jours de pluie, s’étend le vallon lui-même : une presque plaine large d’une bonne centaine de mètres au centre de laquelle sinue le ruisseau, entièrement couverte d’une herbe épaisse comme un matelas, dense, grasse, d’un vert ardent qui repose l’oeil fatigué de toutes ces rocailles et, à coups de nappes de fleurettes blanches et jaunes, apaise l’âme. C’est l’endroit où, à tout coup, les moniteurs des colonies et les randonneurs s’exclament :
– Oh que c’est beau !
– Oui. C’est beau.
– Et vous vivez seul ici ? Quelle chance !
– Seul avec les bêtes. Oui. Quelle chance.
Marchons. Sans peine, car sur ce tapis de verdures entrelacées comme une laine, le pas se fait élastique. Ce rectangle de paix mesure en son long près de cinq cents mètres. Il est enserré de chaque côté par deux pentes fichées dans leurs éboulis, celle de l’ouest étant un peu plus raide que celle qui lui fait face. Les flancs crayeux en sont abondamment parsemés de nappes d’herbe rase, d’un vert plus tendre que celui, violent, du fond de val et qui semblent, les jours de soleil, des flaques d’émeraude liquide.
En ce début de saison, c’est là, au travers de ces lacs verdoyants, qu’avec les chiens je déploie chaque jour les presque mille brebis de mon troupeau, leur laissant la charge d’effacer la fragile douceur de ces étendues verdoyantes. De, usant de leur infatigable faim, de leurs mâchoires obstinées et de ce chuchotement continu qu’elles produisent, les brouter jusqu’à peu à peu remettre la roche à nu.
Ce sont les directives de Monsieur Lucas, le patron : l’herbe épaisse du fond ainsi que celle, jumelle, du Serre-Long, sont gardées en réserve pour plus tard, quand les hauts vents, les premiers orages et les premières grêles rendront pénibles et périlleux les séjours sur les pentes.
Nous voici au bout. Au cul de la demi-bouteille, si vous voulez. C’est une vaste dalle de roche creusée de poches de végétation, la même herbe que partout ailleurs avec en plus de petits buissons. Ici, le ruisseau a pris une allure de rivière. Si large qu’il est difficile de franchir d’un bond, il se promène paresseusement en cinq méandres, comme s’il prenait son souffle avant de se précipiter du bord de la dalle sur un lit de roches en contrebas, formant une cascade d’une trentaine de mètres de haut.
Plantée au bord de sa dernière courbe, ma cabane est une construction grossière, longue et basse, une petite borie aux flancs irréguliers de pierres empilées sans mortier, coiffée de feuilles de tôles que maintiennent d’autres pierres en désordre. À côté du seuil, encore une pierre, large et plate, celle-là, qui fait office de banc. Je m’y assois le soir, après que les bêtes ayant mangé leur sel se dirigent lentement, dans un doux tintement de sonnailles, vers « la couche », le creux de montagne où elles ont l’habitude de dormir.
C’est là aussi, en surplomb de la cascade, que les randonneurs aiment à s’installer pour la nuit. J’y gagne quelques douceurs, une plaque de chocolat ou des biscuits, le spectacle des courbes des dames en short et léger tricot, qui viennent agacer mon énergie adolescente, et d’aimables conversations.
– Vous êtes tout le temps ici ?
– Pour la saison d’alpage, oui.
– Vous êtes jeune, non ?
– Quinze ans.
– Oh !
– Et demi.
– Ah.
– Oui.
– Je suppose que vos parents sont agriculteurs ?
– Non.
– Ah…
Devant moi, la vue est immense. D’abord, au plus près, tout un capharnaüm de pierriers, de pentes et de crevasses où vivent, je le sais, d’autres bergers que je ne connais pas mais dont j’observe parfois les troupeaux déployés. Puis, plus loin, la barrière monstrueuse aux pics enneigés du massif du Dévoluy.
En cette fin de juin, quand le troupeau a disparu dans la couche, il me reste encore une heure de bon jour. Alors, échappant à toute cette géante splendeur qui m’écrase, je me plonge encore une fois dans le seul livre que j’ai avec moi, Appelez-moi Un Exorciste, le recueil de nouvelles de Jérôme Bixby.
LE MEILLEUR AMANT DE TOUT L’ENFER (02)
Le Diable fit un geste de sa main géante et Jim Maddock et lui se retrouvèrent nus dans un sombre corridor. Sa Bassesse Royale s’inclina profondément, avec un air moqueur. De la tête, il indiqua une porte munie d’une poignée d’argent.
– Derrière cette porte se trouve Marie-Antoinette. Nue. Dans un lit aussi large que tu es grand. La chambre est parfumée à l’encens et les lumières sont tamisées. D’habitude…
Il se mit soudain à rire et le corridor résonna de ces éclats énormes.
– D’habitude, elle ne reçoit la visite que des Démons. Ou celle des âmes des lépreux, des maniaques ou des sadiques sexuels atteints au dernier degré. Et, bien sûr, elle m’a aussi appartenu une bonne centaine de fois. Mais maintenant, elle est à toi. Va vers elle. Exécute-toi. Et ensuite…
Il montra les autres portes qui longeaient le corridor.
– Ensuite, tu pourras t’enivrer des caresses de Cléopâtre… Et de Lady Chatterley… Et de Madame Bovary… Et de la comtesse de Luxembourg…
Sa Puanteur Sérénissime nomma encore une douzaine de courtisanes parmi les plus célèbres de tous les temps.
– Cela te suffira-t-il, audacieux mortel ? s’enquit-il d’un ton ironique.
– Pour un début, dit Jim Maddock. Et que ferez-vous entre-temps pour vous montrer à la hauteur du pari ?
Le Diable nomma douze autres femmes célèbres pour leur tempérament et puis il dit :
– Nous ne nous sommes pas encore mis d’accord sur les termes du pari, stupide mortel. Qu’aurai-je si je gagne ?
– La satisfaction ! rétorqua sèchement Jim Maddock. De toutes façons, ne pouvez-vous pas faire de moi ce que vous voulez ?
– Je le peux. Et c’est la raison pour laquelle j’ai accepté ton défi… La seule raison, pourrais-je ajouter. La satisfaction de te remettre à ta place. Car tu m’appartiens.
Il abaissa les yeux en ricanant sur Jim Maddock, et un vent glacé souffla à travers le sombre corridor.
– Alors, dit Jim Maddock, joyeusement, vous me récompenserez selon votre bon vouloir !
Le Diable fut surpris… pour la première fois depuis des siècles.
– Quoi ? Pas de conditions ou de requêtes spéciales ? Tu ne marchandes pas pour gagner un peu de liberté ou diminuer le nombre de tes années de damnation ? Tu ne réclames pas un billet simple pour sortir de l’enfer ?
– Rien de tout cela, répondit fermement Jim Maddock. Je m’en réfère à votre sens de l’honneur… Et je sais que vous l’avez, car vous êtes un ange déchu.
– Il y a un bout de temps que personne ne me l’a rappelé, murmura le Diable. Très bien. Je te récompenserai comme bon me semblera. Maintenant, passe aux actes. Et je ferai de même !
Son Honorable Décrépitude dévala le corridor et disparut dans derrière un coin qui s’était mystérieusement dressé devant Lui.
Jim Maddock ouvrit la porte de la chambre de Marie-Antoinette.
Le lit était vraiment aussi large qu’il était grand. Marie fut heureuse que son amant, cette fois, fût un humain, même avec les oreilles carbonisées, et ils trouvèrent un langage commun qui n’était pas celui des mots. Ensuite, l’oeil guilleret et le pas alerte, Jim Maddock se rendit dans le boudoir de Cléopâtre. Il fut reçu dans une masse de coussins soyeux au milieu desquels la beauté égyptienne et lui roulèrent en jouissant d’un plaisir total et réciproque.
Lorsqu’il quitta Cléopâtre, le parfum de l’ancienne reine était encore sur ses lèvres et, l’oeil un peu moins guilleret et le pas un peu mois alerte, il entra dans le salon de Lady Chatterley. Là, il dut affronter une réserve toute britannique sous laquelle couvaient des flammes qu’il eût suffi d’effleurer pour faire sauter toute décence. Les flammes brûlaient haut. La décence disparut, et un visage anglais de chatelaine se changea en un masque de passion.
Jim Maddock dit adieu à Lady Chatterley (ce n’était pas le mot qui convenait mais, pour lors, il n’était plus tout à fait lui-même) et se dirigea vers la chambre de madame Bovary. Il ne trébucha qu’une seule fois en chemin et une fois à l’intérieur, il s’acquitta honorablement de sa tâche. Elle sembla l’apprécier, après les Démons, les lépreux et le Diable lui-même. Tout se passa donc assez bien.
Mais lorsqu’il atteignit la porte du boudoir de la comtesse de Luxembourg, la lueur guillerette dans ses yeux avait presque disparu. Il poussa la porte avec le pied, la main sur la poignée d’argent. Il vit un lit et, dedans, une femme magnifique. Il alla jusqu’à la couche et, négligeant la femme, s’écroula et s’endormit.
Il se réveilla dans le corridor.
L’Illustre Vilain s’accroupit près de lui. Ses yeux jaunes brillaient dans l’ombre. Fait des plus étranges, les murs semblaient maintenant sombrement transparents… Et derrière se dessinaient les silhouettes des Démons, leurs fourches dressées, prêts à recevoir l’âme de Jim Maddock.
– Pour un humain, admit le Diable, c’est une belle performance. Mais tu n’es qu’un humain. Moi, pendant que tu donnais libre cours à tes pouvoirs limités, j’ai joui des faveurs de…
Et il cita encore les noms de douze autres femmes légères, ajoutant :
– Plus les caresses d’une centaine de poules de Fosse 26-D !
– Vous êtes à envier, soupira Jim Maddock avec fatigue, s’appuyant contre un mur dont on remarquait à peine l’existence, et derrière lequel les Démons faisaient des grimaces.
– Et toi pas, ricana le Diable. Car tu as perdu. Tu es vaincu ! C’est Moi qui ai gagné le pari !
Son rire diabolique résonna si fort dans le corridor que l’ombre en trembla. Les Démons se rapprochèrent, prêts à saisir leur proie.
– Oh, bien sûr… dit Jim Maddock. Diable, je ne m’attendais pas à gagner !
Le rire du Diable s’arrêta net. Il contempla de haut avec étonnement cette âme humaine épuisée.
– Eh ? Tu ne t’y attendais pas ? Pourquoi, alors, as-tu parié ?
Jim Maddock leva les yeux sur Sa Puanteur Éminente et on pouvait y trouver la trace d’un sourire las.
– Depuis combien de temps n’aviez-vous pas pris de vacances ?
– Oh, fit le Diable. Il gratta le dessus de son énorme tête avec une griffe longue de dix-huit centimètres. Oh… Depuis dix ans. Je suis fort occupé avec vous autres pécheurs.
Il fit une pause.
– Tu ne manques pas de toupet pour m’interroger, Moi ! Qu’importe depuis combien de temps ?
– Et ces vacances-ci, pas mal, n’est-ce pas ? dit Jim Maddock. Toutes ces belles qui ont fait tourner l’histoire autour de leur petit doigt… Plus les cent filles de la Fosse 26-D…
– Mmmmm, fit le Diable, se souvenant. Oui, oui, je me suis amusé comme un fou. Ce fut très vivifiant. Et alors ?
– Vivifiant ? gémit Jim Maddock. Eh bien, mon cher Diable, vous avez une dette de reconnaissance envers moi pour les moments agréables et divertissants que vous venez de passer. Pas vrai ? Vous paraissez rajeuni et très satisfait ! Combien de temps auriez-vous attendu pour vous changer les idées d’une façon aussi agréable ? Ai-je tort ou raison de dire que vous devez votre actuelle forme physique éblouissante au pari que j’ai fait avec vous… Et que j’ai perdu ?
– Tu as raison, admit le Diable, pensivement. Tu sais, tu es un type intelligent…
– Et si vous ne choisissez pas de me récompenser pour les charmantes vacances que je vous ai forcé à prendre, j’aurai au moins passé aussi des moments délicieux pendant ces dernières quatre heures ! Des moments pour lesquels tout homme serait prêt à mourir… Passés avec des femmes pour lesquelles des hommes sont vraiment morts. En fait, je suis déjà mort ! Pouvez-vous encore me punir pour mes joies de ces dernières heures ? J’en doute… Étant donné les péchés pour lesquels vous m’avez déjà coincé !
Il soupira et regarda le visage énorme au-dessus de lui.
– Telle était la signification de mon pari. Je n’avais rien à perdre… Et peut-être votre reconnaissance à gagner. Maintenant, vous pouvez faire de moi ce que vous voulez…
Un fois de plus, le corridor fut secoué par le rire du Diable. Mystérieusement, les Démons qui attendaient derrière le mur s’évanouirent et disparurent… Et à leur place, des ombres s’engloutirent, tandis que le rire du Diable s’élevait, s’élevait…
Son Altesse Puante grogna enfin :
– Très bien. Très bien ! Je te récompenserai…
Il leva sa main géante au-dessus de la tête de Jim Maddock. À l’âme de celui-ci poussèrent des cornes et une queue poilue. Il tenant maintenant une fourche dans l’une de ses mains !
Le Diable ricana :
– Tu es assez malin et assez ingénieux pour être nommé Diable Honoraire Spécial. Le premier de ce siècle, ferai-je remarquer en passant…
Il leva de nouveau la main et soudain Jim Maddock sentit une différence dans ses membres inférieurs. Il baissa les yeux. En dessous de la taille, il arborait maintenant des jambes, et bien d’autres choses, de taureau.
– Une nécessité vitale, tu t’en rendras compte, dit le Diable en riant. Car ta tâche, Jim Maddock, sera d’être le gardien de ce corridor pour le restant de l’éternité. Toutes les jolies femmes d’ici sont à ta charge, et personne d’autre que toi n’aura le droit de leur rendre visite… Hum… Sauf Moi, bien entendu, de temps à autre !… Pour garder ce poste de choix, tu n’as qu’une chose à faire : satisfaire leur moindre désir ! Rends-les heureuses ! Et fais-les ronronner de plaisir ! Car si tu échoues, tout intelligent que tu sois…
Il leva de nouveau la main. Le mur redevint transparent. Un des Démons vexés et en colère enfonça sa fourche au travers. Celle-ci vint s’enfoncer dans le derrière de Jim qui sauta d’un mètre en l’air.
– Si tu échoues, termina le Diable, c’est la fosse pour toi !
Et Son Altesse Fétide disparut avec un dernier rire énorme.
Jim Maddock retira la fourche enfoncée dans sa croupe et, en rêvant à sa bonne fortune, galopa jusque dans le boudoir de Cléopâtre…
Cinq cents ans plus tard, il en sortait en titubant pour la 250 000ème fois et empruntait pour la 249 999ème fois le corridor en direction du salon de Lady Chatterley.
Les autres attendaient qu’il vienne, pour la deuxième ou troisième fois de la journée, leur rendre visite. Elles étaient toujours aussi impatientes et avaient adressé une pétition au Diable pour qu’il ordonne à Jim Maddock de passer les voir cinq fois par jour et pas une de moins. Jim, de son côté, avait adressé une autre supplique à Sa Grandeur Pestilentielle pour qu’il double sa ration quotidienne de vitamines spirituelles et mette ses belles compagnes au régime des tranquillisants.
Toute proche, la fosse l’attendait.
Rien n’est jamais parfait en enfer.
(À suivre)
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