N’ayant dans ma biasse de pâtre pour tout bien lecturel…
Cela se dit, ça, « lecturel » ?
Je n’en sais foutre rien, ai la flemme d’aller quérir le dico. Et, comme l’écrivait Frédéric Dard, l’un de mes maîtres, « quand un mot dont tu as besoin n’existe pas, invente le ! »
Bref…
Me trouvant isolé dans mon Val des Aiguilles paumé dans les cimes du Dévoluy avec un seul bouquin, « Appelez-Moi Un Exorciste » de Jérôme Bixby, chez Marabout Fantastique, ayant déjà lu et relu les dix-neuf nouvelles qui le composent, il m’arrive de plus en plus fréquemment de puiser dans ma mémoire des fragments de textes aimés et de me les réciter. Parfois à voix haute. Parfois même à tue-tête (car la solitude forcée des bergers modèle de façon bizarre leurs cervelles), les hurlant à la face des roches comme un tragédien fou – ce qui ne manque pas d’intriguer Zé et Gardien, mes chiens et fidèles compagnons !
Ainsi, le matin, ayant fait descendre les bêtes de la couche et les menant vers la pâture du jour au travers du vallon, maintenant l’allure lente et brouteuse…
Cela se dit, ça, « brouteuse » ?
Bref… Maintenant donc, ce pas à pas presque méticuleux qui profite le mieux aux brebis, contemplant le déploiement des dos laineux sur le fond de l’herbe encore en cette fin de juillet d’un vert ardent, je me prends souvent à déclamer un passage de Jean Giono, ma grande découverte littéraire de cette année 1976. C’est un extrait des premières pages de l’oeuvre époustouflante qu’est « Le Grand Troupeau », où le poète de Manosque fait d’une transhumance forcée de milliers de brebis le symbole des troupeaux d’hommes qu’on s’apprête à mener aux tranchées de quatorze.
« C’étaient des bêtes de taille presque égale serrées flanc à flanc comme des vagues d’écume et dans leur laine il y avait de grosses abeilles de la montagne prisonnières, mortes ou vivantes. Il y avait des fleurs et des épines ; il y avait de l’herbe toute verte entrelacée aux jambes… C’étaient des bêtes de bonne santé et de bon sentiment, ça marchait encore sans boiter. La grosse tête épaisse, aux yeux morts, était pleine encore des images et des odeurs de la montagne. Il y avait, par là-bas devant, l’odeur du bélier maître, l’odeur d’amour et de brebis folle ; et les images de la montagne. Les têtes aux yeux morts dansaient de haut en bas, elles flottaient dans les images de la montagne et mâchaient doucement le goût des herbes anciennes : le vent de la nuit qui vient faire son nid dans la laine des oreilles et les agneaux couchés comme du lait dans l’herbe fraîche, et aussi les pluies !… »
C’est en ces moments, à quinze ans et demi, planté devant mes bêtes pour ralentir leur pas, récitant mot à mot des passages entiers d’écrivains aimés que j’ai pris conscience de mon rapport aussi naturel que privilégié avec la littérature.
Je ne comprenais pas encore que j’étais un écrivain-né. Cela viendrait plus tard, quand, lycéen à Paris, je rédigerai avec une facilité déconcertante des nouvelles aussitôt publiées. Mais tout de même… Du Giono ! Dans le texte ! De tête ! Face à mes chiens médusés !
Le conflit qui m’opposait à mes parents et rendait peu à peu invivable notre haute et austère maison de briques et d’ardoises de Beauvais (Oise) avait là sa principale source. Il y avait bien sûr leurs incessantes coucheries qui, motivées par la « libération sexuelle » alors à la mode, nous griffaient le coeur, à mon frère et à moi. Mais la raison principale était leur obstination de bons petits bourgeois à vouloir faire de moi un docteur, voire un ingénieur. Et, dans cet objectif, exiger que je suive des études scientifiques, dites « filière d’excellence », avec mathématiques, physique et chimie. À moi, qui devant le plus simplet des « ax + b = y », restait aussi pantois que la légendaire poule devant le proverbial couteau.
Que leur garçon encore prépubère écrivît des rédactions scolaires qui lui valaient de copieux éloges au stylo rouge de ses profs de français et sût par coeur, dès la première lecture, des passages entiers du génial Molière, du père Hugo, de l’oncle Zola, de Dumas ou, en l’occurence, de Giono ne troublait en rien leur certitude : « tu feras des maths, mon fils ! »
Théâtre ? Livres ? Cosette ? D’Artagnan ? Bérurier ? Foutaises de fainéant !
Mon troupeau compte huit cent bêtes. On dit : huit cent « mères », ce qui signifie qu’au plus fort de la période d’agnelage, vers le début du mois d’août, toutes ces brebis donnant naissance à un, voire deux agneaux, les effectifs dépasseront le millier de têtes.
Les deux tiers sont des préalpes, une espèce solide, costaude, à la couverture de laine peu abondante. Le dernier tiers est constitué de mérinos, plus fragiles mais par contre beaucoup plus laineuses.
Elles appartiennent à trois éleveurs. Le principal est mon patron, monsieur Lucas, dont les brebis portent la marque à l’épaisse peinture au pochoir : un « L » majuscule bleu au centre d’un carré. Les autres sont à un dénommé Blache, un grand « B » vert dans un cercle, et à un certain Chaix, un « C » rouge, lui aussi dans un cercle.
Il me faudra beaucoup de temps (au grand agacement de mon employeur), pratiquement toute la saison, pour les reconnaître entre elles. Au regard du néophyte, les brebis se ressemblent toutes. On n’en repère facilement certaines qu’à leurs signes distinctifs : des têtes noires, pour une petite dizaine d’entre elles ; des pompons tressés – une, deux, voire trois boules de laine laissées après la dernière tonte ; ou bien les cloches, au nombre de seize, pendues par un arceau de bois courbe au cou des plus robustes.
Pourtant, peu à peu, j’apprendrai à les distinguer, tant il est vrai qu’un mouton ressemble autant à un autre mouton qu’un humain à un autre. Chacun possède ses traits propres. Une telle a le mufle court, quand celle d’à côté l’a effilé. L’une est courte, trapue, la croupe carrée. L’autre au contraire est longue, l’échine mince, pourvue d’un cou allongé de vigogne. Certaines narines sont profondes, certaines dents proéminentes. Des yeux sont ronds et impavides, d’autres en amande, vifs et mobiles…
Il y a six béliers, quatre péalpes et deux mérinos. L’un d’eux, celui des Blache, au « B » vert, est un véritable monstre d’un bon mètre de large, court sur des pattes musclées, au caractère ombrageux, au bêlement grave et porteur de menaces. Même les chiens, dans les exercices de rassemblement du soir, passent à bonne distance. Excellent reproducteur, grimpant ses quatre à cinq brebis par jour, pour un coït aussi bref que brutal, c’est un animal de grand prix.
Il sera gravement blessé pendant l’une de mes pires journées d’alpage, ce qui me vaudra une des plus féroces engueulades de la saison… J’y reviendrai.
Restent le bouc et son harem de trois chèvres blanches. Un grand flambard de bestiole brune et fauve aux yeux jaunes de diable, haut presque comme moi, avec deux oreilles à l’horizontale qui, de loin, lui donnent l’air de porter un chapeau. C’est lui qui trimballe la plus grosse cloche du troupeau, un gros oeuf de cuivre au son grave et prolongé de gong.
Le long des après-midi paresseux, dans la chaleur de « la chôme », abrité sous mon parapluie bleu, lisant pour la cinquième, dixième, seizième fois une nouvelle de Jérôme Bixby, c’est ce bourdon du bouc, profond, calme et régulier, qui m’apprend que tout va bien. C’est lui aussi qui, sonnant soudain à coups répétés, me tire de ma torpeur, me signale que le troupeau bouge et me fait refermer mon Bixby et me lever pour me remettre à l’ouvrage…
LA DÉESSE DE LA CAVERNE TABOU (première partie)
Dans les mers du Sud, cette légende a encore cours.
Vous l’entendrez raconter dans un bar à Papeete ou un bar plus infâme encore au nord de Bornéo.
Vous l’entendrez surtout circuler parmi les marins, car Harry Macklin, avant qu’il se suicidât, était un marin britannique.
Au mois de janvier de 1924, le bateau de Harry Macklin était en rade dans la petite ville portuaire de Kalu, à Taji : il avait besoin de réparations. Une pièce pour le moteur du cargo devait être envoyée par bateau de Manille, il pouvait donc être immobilisé pour plusieurs jours.
Le gros de l’équipage reçut la permission d’aller à terre car le capitaine, qui était un bon capitaine, connaissait toute l’importance d’un bon moral.
Les permissionnaires, parmi lesquels se trouvait Harry Macklin, se ruèrent sur le seul bar de Kalu, un endroit abominable et crasseux, monté sur pilotis, derrière un embarcadère dégageant des odeurs nauséabondes. Le propriétaire, un Cockney borgne, sortit tout ce qui n’était pas eau pour ses compatriotes, car ils s’étaient plaints à haute voix de ce qu’ils voyaient assez d’eau et l’avaient menacé de le remplir de ce liquide par les deux orifices qui s’y prêtaient. Ils commencèrent à jouer aux cartes et à lever le coude avec fréquence dans la plus franche gaieté.
Naturellement, la plupart d’entre eux désiraient des femmes.
Ils écoutèrent avec sérieux le tenancier cockney leur donner des tuyaux pour rendre soumises les filles indigènes. Comme il en va d’habitude dans ces îles tropicales, il suffisait de le leur demander gentiment, en souriant, et peut-être de leur glisser un petit billet ou l’une ou l’autre babiole.
Bien armés de ces conseils, les candidats à l’amour se mirent à évacuer le bar et bientôt, Harry Macklin se retrouva seul avec six autres marins.
Harry Macklin ne faisait pas exception : il désirait aussi une femme. Il savait qu’il irait s’en dénicher une, mais un peu plus tard. Pour le moment, seul le whisky comptait. En pleine mer, il en avait crevé d’envie, autat que d’un corps de femme, si pas plus.
Il vida son quatrième scotch double et commanda le suivant.
Il vit son image dans le miroir derrière le bar : un visage jeune, dur, de bouledogue en dessous d’une tignasse blonde comme le sable. Pas un visage sympathique, mais Harry Macklin n’était pas non plus un type sympathique. Ses camarades de bord ne l’aimaient guère. Il était de ces hommes qui sont toujours furieux pour l’une ou l’autre raison. Une sorte de mécontentement secret, une certaine impression d’avoir été frustré par la vie, les travaillent toujours intérieurement et leur donnent une âme crispée. Ils ne connaissent même pas les raisons qui les mettent en colère. Et lorsque tout va bien, ces hommes sont pires encore, car le mécontentement qui les assombrit est encore plus difficile à supporter, faute de trouver une raison à leur rogne.
En ce moment, Harry souffrait de son caractère profondément désagréable. Il éprouvait le besoin d’empoigner quelqu’un, de faire du mal et de faire peur, d’être méchant et mesquin.
Comme victime, il choisit le vieux tenancier cockney.
Il frappa violemment du poing sur le bar.
– Grouille-toi ! rugit-il. Secoue tes puces pour m’apporter ce whisky, vieux schnock, ou j’me sers de ton vilain nez pour écrire mes initiales sur le sol ! Et puis dis-moi où je peux me dégoter une nana !
Il déposa si brutalement son verre sur le comptoir que celui-ci s’ébrécha.
– J’suis Hary Macklin et les putains qu’on voit partout ne m’disent rien ! Ces salopes sont assez bonnes pour mes chers camarades mais moi, j’veux quelqu’un qu’ait de la classe !
Il regarda le vieux tenancier qui le dévisageait d’un air étonné, comme un demi-aveugle.
– Y aurait-il une chic nana sur cette île dégueulasse ? Mais as-tu jamais su ce que c’est qu’une chic putain, vieux connard ? Hein ? Hein ?
À une table dans le coin, plusieurs marins détournèrent les yeux de leur jeu de poker. C’étaient des homme plus âgés – trop vieux pour s’occuper de femmes.
Ils échangèrent un regard. Un regard qui disait : « Ce cochon de Macklin remet ça !… Quel emmerdeur, celui-là ! »
Puis ils retournèrent à leur jeu, mais avec un œil rivé sur Macklin. Ainsi, ils pourraient se ruer sur lui et le jeter dehors s’il se mettait à casser la baraque.
Tendant le whisky réclamé à Harry, le tenancier lui dit d’un ton désapprobateur :
– Mon général, j’espère que vous allez vous calmer un peu. C’est un endroit respectable ici.
Harry avait déjà avalé la moitié de son scotch. Et soudain, sans raison spéciale, par pure perversité, il jeta ce qui restait à la tête du tenancier.
– Espèce de racaille de marin ! hurla celui-ci, portant les mains à ses yeux et reculant en titubant.
Deux des camarades de bord de Harry l’entourèrent rapidement. Ils lui prirent chacun un bras et murmurèrent des paroles sévères dans son oreille.
Ils le détestaient, ils en avaient marre des ennuis qu’il leur faisait, ils souhaitaient qu’il quitte le bateau pour un autre… mais ils devaient le ménager, car une pomme pourrie suffit à gâter un plein panier, et si jamais le capitaine recevait une plainte au mauvais moment !
Aussi l’un d’entre eux glissa-t-il un billet d’une livre au tenancier tandis qu’un autre amenait Harry à une table où il le fit asseoir. Un troisième quitta le comptoir en apportant la bouteille de whisky, espérant qu’elle clouerait Harry sur sa chaise et qu’il s’y tiendrait coi jusqu’à ce qu’ils partent.
Momentanément, les choses redevinrent relativement calmes. Le jeu de poker reprit. Harry puisait dans la bouteille. Le tenancier se lavait le visage et les yeux dans une bassine derrière le bar.
C’est quelques minutes plus tard, alors que le jeu fléchissait, que le cockney entreprit de leur raconter la légende la fille de la caverne et de la tribu de vieillards.
– Ce monsieur, leur dit-il en secouant la tête vers Harry, m’y a fait penser en parlant de dames qui avaient de la classe…
Il parvint à prononcer le mot « monsieur » d’un ton courtois, mais ses yeux pâles reflétaient encore son indignation.
– Une fille ? dit un des marins d’un ton sceptique. Dans une caverne ? Une immortelle ? Une déesse ? Qu’est-ce que tu nous chantes ?
Avec un seul mot (une expression très populaire), Harry Macklin, vautré sur la table, exprima son opinion sur ce que le tenancier leur « chantait ».
Celui-ci le regarda et poursuivit :
– Ainsi le veut la légende, mes potes… Je n’fais qu’la répéter. Vous êtes pas obligés d’me croire… mais interrogez n’importe quel indigène !
– Vas-y, continue, enjoignit un des marins, curieux de connaître la suite.
– Elle n’est pas une déesse, dit le vieillard. Mais presque une déesse. Dans le parler indigène, on dit runa… ça veut dire « un être entre Dieu et les hommes ». Moitié l’un moitié l’autre, si vous voyez c’que j’veux dire. Une sorte de sainte, quoi.
– Et cette runa vit dans une caverne ? demanda un marin.
– Et elle est belle ? questionna un autre.
– La plus belle fille qu’ait jamais mit le pied sur cette foutue île, dit le vieillard avec sérieux. Plus grande que les aut’ femmes, avec une peau couleur de l’or et des traits comme qui dirait eurasiens. Le genre délicat, si vous voyez, avec des lèvres bien dessinées et des yeux verts en amande. De longs cheveux noirs jusqu’aux reins. Et un corps…
Le tenancier roula des yeux chassieux, comme s’il la voyait devant lui. Comme s’il se rappelait sa jeunesse, ce temps où il pouvait distraire les femmes avec autre chose que des paroles.
– Et qu’est-ce que devient la tribu des vieillards là-dedans ? demanda Harry Macklin.
Sa voix était rauque. Il ne voulait pas donner l’impression d’être intéressé, mais la description graphique et érotique du vieillard l’avait piqué au vif.
Il souhaitait presque qu’existât vraiment cette caverne avec une telle fille dedans…
Il galoperait jusque là-bas…
– Elle était si belle, ajouta le tenancier, que les dieux locaux (Umbelle, dieu de la nuit, Yawahi, dieu de la mer) en firent une immortelle et la gardèrent dans la caverne pour lui rendre visite de temps à autre et s’amuser avec elle à des jeux pas très divins, si vous voyez… Pour qu’elle ait de quoi manger et tout le reste, les dieux ont fait des habitants du village voisin ses gardiens. Tout un village ! Eh bien, selon la légende, quelque chose est arrivé à ce village… Il est toujours là mais maintenant, il n’est habité que par des petits vieux ! Y a pas de femmes, pas d’enfants, pas de jeunes, rien que des vieux. Ils servent la déesse de l’amour et la nourrissent bien, manière qu’elle soye en bonne forme, histoire qu’elle donne bien, bien, bien aux dieux ce qu’ils veulent quand ils viennent en visite…
Le vieux tenancier s’interrompit et cligna des yeux.
– Toujours d’après c’te légende, on dit que les dieux ont fait vieillir exprès tous les hommes, pour qu’ils se contentent de donner à boire et à manger à la déesse, sans se mettre d’autres idées en tête, si vous voyez… Et ils ont aussi enlevé toutes les femmes du village, comme ça les gars ont oublié ce qui leur manque. Du coup, naturellement, y a plus eu d’enfants…
Harry Macklin était intrigué. Il réfléchissait si fort que ses sourcils étaient tout froncés.
– Ainsi, dit-il lentement, y a une fille quéqu’part dans une caverne, qu’est adorée par une tribu de vieux singes… Hmmm… Vous savez, c’te foutue légende cache peut-être autre chose. Un fléau ou une maladie ou je ne sais pas quoi a peut-être balayé toutes les femmes et tous les enfants, sauf elle, et maintenant elle est pour eux la déesse de la fécondité. Hein ? Pas vrai ?… Ce qui veut dire que les prêtres se paient du bon temps avec elle quand ils veulent. Et quand elle a des enfants, ça veut dire que c’est la volonté des dieux, et comme ça, il y a quand même des enfants pour continuer la tribu. Hein ? Pas vrai ?…
Il respira profondément.
– J’ai entendu parler d’une histoire de ce genre à Tahani, après un ouragan.
Il était juste assez saoul pour se montrer audacieux et déraisonner un peu.
– Elle est belle, hein ? Demanda-t-il.
– Selon la légende, répéta le vieux Cockney, elle est la plus belle fille qu’on n’ait jamais vue sur cette satanée île !
(À suivre)
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