Un des derniers textes écrits avec Zykë, cadeau de sa part pour mon recueil L’Ogresse (ed.Gunten), et tiré d’une de ses mésaventures albanaises.
Dans le port albanais de Durrës, le ferry de dix-huit heures pour l’Italie avalait très, très, très lentement une file d’une cinquantaine de voitures. Parmi celles-ci, la Land Rover cuirassée de poussière d’Alexandre Tisserand.
— Mon dieu que c’est long, soupirait celui-ci.
C’était un grand homme osseux d’une quarantaine d’années dont le crâne prématurément dégarni était cerné d’une couronne de longs cheveux fins. Les doigts maigres de ses deux mains tambourinaient d’impatience sur le volant et le tableau de bord.
— Ah, l’Albanie !… Inefficacité albanaise… Incompétence albanaise… Pardonnons, Seigneur, pardonnons… Même leur affreuse cuisine, mon Dieu, faut-il que nous soyons cléments… Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit… Amen…
Après quarante-six ans passés sous la botte d’un dictateur communiste, il y avait peu de temps que l’Albanie connaissait la liberté. Au sortir de ce presque demi-siècle de martyre, le « pays des aigles » n’était plus qu’une contrée misérable, dénuée de toute infrastructure, peuplée de gens affamés et ignorants du reste du monde.
Une parcelle de tiers-monde au flanc de l’Europe.
En six semaines de trajets épuisants le long de routes défoncées, de nuits blanches dans des hôtels sans électricité ni eau courante et de repas immangeables, Alexandre avait eu le temps de s’en rendre compte.
Au moment où il allait enfin embarquer, un policier en faction lui fit signe de s’arrêter.
— Toi, là, montrrrer Passeporte !
Il était très jeune, flottant dans un uniforme brun kaki trop grand dont surgissait un visage d’adolescent qu’une duveteuse moustache noire tentait de vieillir. Un énorme holster de cuir fermé, usé et éraflé, pendait à son ceinturon.
Penché, le nez sur le passeport d’Alexandre, il en déchiffra péniblement les informations, syllabe par syllabe, dans la lumière déjà déclinante.
— Toi c’est habiter à Pont… Ponte…
— Pontarlier, fit Alex. C’est en France, à côté de la frontière suisse.
Le gamin releva la tête, sourcils froncés.
— Toi c’est Suisse ?
— Non ! Je veux dire que c’est à côté de la frontière.
— Frontière ?
— Oui. Je veux dire que… Enfin… Ah, euh… Français, je suis français !
— Toi c’est fairrre tourrriste ? continua le policier dans son italien laborieux.
Alexandre ne parlait pas le shqiptar, l’albanais, une des langues les plus complexes d’Europe. Heureusement, beaucoup de gens du pays baragouinaient l’italien, qu’il parlait couramment.
— Français. Pas Suisse. Français de France. Cent pour cent français…
Le jeune homme ferma sèchement le passeport et le pointa en direction de l’arrière de la voiture.
— Toi désormais fairrre ouverturrre de coffre trrès vite…
Docilement, Alexandre, debout devant la malle arrière ouverte, présentait un à un ses bagages au jeune homme, non sans accompagner chacun de ses gestes d’un soupir ostentatoire.
— Ce sac-là aussi ?… Bon, comme vous voulez… Je vous rappelle que je dois prendre ce ferry… J’ai un billet…
Une demi-douzaine de policiers s’étaient approchés de la scène, à une dizaine de pas, encerclant la Land Rover qui était maintenant la dernière voiture sur le quai, échangeant sourires moqueurs et commentaires à mi-voix.
— Et là, qu’est-ce que cela êtrrre ?
Le jeune homme désignait un volumineux paquet de papier kraft aux formes irrégulières, calé au fond du coffre entre deux couvertures pliées.
— Oh, ce n’est qu’une statue, répondit Alexandre.
Un bref éclair intéressé passa dans les yeux du jeune fonctionnaire.
— Toi désormais montrrrer cette chose-là à moi.
Alex ne retint pas un claquement excédé de la langue. Il lui avait fallu près d’une heure et demie pour confectionner cet empaquetage à grands renforts de papier adhésif.
Cependant, impressionné par le cercle de képis et de faces moustachues qui l’entourait, ayant observé du coin de l’œil que tous les autres véhicules avaient embarqué, confusément conscient de sa solitude, il obtempéra.
Le papier kraft déchiré découvrit un buste de jeune femme en marbre blanc.
Le policier se pencha, saisit la sculpture par les aisselles et la souleva, en estimant le poids. Il la reposa et se tourna vers Alexandre en se frottant les mains.
— Toi c’est où trouver chose là ?
— A Tirana. Elle était à un ami.
Klaudio Bleta, qui l’avait hébergé pendant son séjour. Le buste était de facture néo-classique italien, datant des années vingt, très joli mais sans aucune valeur. Alexandre l’avait acquise pour rendre service à Klaudio, ancien professeur dans la misère, manière de lui donner un peu d’argent sans avoir l’air de lui faire la charité.
— Toi payez combien, s’il te plaît ?
— Je l’ai acheté à mon ami pour cent dollars…
Un sourire rigolard découvrit les dents irrégulières du policier. Ses yeux noirs flambèrent un instant sous la visière de sa grande casquette.
— Toi payer arrrgent combien à moi ? précisa-t-il.
Alexandre se récria :
— Non mais ça ne va pas ? Vous outrepassez vos droits, jeune homme. Montrez-moi le papier où il est écrit que je dois vous payer quelque chose !
Le visage du policier se ferma.
— Toi n’est pas dans la loi, déclara-t-il. Ça êtrre interrrdit emporrter biens patrimoine national.
Alex tenta de s’esclaffer, ne produisant qu’un ricanement bref et malsonnant, et leva les mains au ciel, prenant le ciel à témoin.
— Mais, mon pauvre ami, ce buste n’est pas albanais. Il a dû appartenir à un bourgeois italien qui s’en est servi pour décorer son jardin !
Le policier joignit sèchement les talons.
— Toi dirrre comme ça, monsieur. Mais musées de l’Albanie c’est beaucoup pillage. Trrrafiquants voler richesses. Toi maintenant garrrer voiture sur côté.
— Enfin, puisque je vous dis…
Le policier posa la main sur son holster.
— Toi faire comme moi dirre !
La petite troupe des policiers emmena Alexandre dans un bâtiment délabré voisin du quai, le guida le long d’un corridor livide jusqu’à une petite pièce où il fut enfermé à double tour.
Deux chaises de métal à la peinture écaillée pour tout mobilier. Une fenêtre bouchée par des volets d’acier, scellés au moyen d’une barre cadenassée. Sur les murs de plâtre crevés de lézardes, des grandes tâches sombres qui paraissaient être du sang séché.
Alexandre, refusant de se laisser envahir par la peur qui naissait dans son ventre, s’agenouilla, fit le signe de croix, leva les yeux vers le plafond et joignit les mains.
— Sainte-Marie, mère de Dieu, écoutez ma prière…
Alexandre était un religieux.
Un de ces hommes qui ne peuvent vivre qu’en plaçant leur foi en une croyance mystique.
Né cinquante ans plus tôt, Il serait certainement devenu prêtre.
Fils de petits employés de commerce très pieux, il avait été élevé dans la religion catholique, éduqué au collège des Augustins de Pontarlier puis pensionnaire d’un internat de Dôle.
Extrémiste chrétien vêtu de bure et chaussé de sandales pendant sa prime jeunesse, il avait accompli sa révolution intérieure à l’âge de vingt ans en versant dans la philosophie zen et les religions orientales.
A l’approche de la trentaine, il avait flirté dangereusement avec les sectes, d’abord dans l’entourage d’un gourou indien installé en Suisse, puis avec une communauté qui gérait une sorte de ferme autarcique du côté de Gray, dans la Haute-Saône.
Il en fut sauvé par sa rencontre avec Odyssea, Suissesse d’origine grecque et pratiquante de la religion orthodoxe. L’amour lui fit abandonner les prophètes douteux avant qu’ils ne finissent de siphonner son compte en banque. Il revînt à la chrétienté de son enfance en embrassant les croyances de sa fiancée. Et le départ de celle-ci, deux ans plus tard, dans les bras d’un autre homme ne l’en détourna pas.
Depuis, il employait tous les congés que lui octroyait le laboratoire pharmaceutique suisse qui l’employait à sillonner les Balkans, à la découverte des sites orthodoxes rescapés de l’ère communiste, comptant réaliser un livre, dont la publication, espérait-il, lui permettrait de vivre sa passion religieuse à plein temps.
La porte s’ouvrit sur un petit homme sec aux cheveux mal coupés, vêtu d’un costume marron au pantalon trop court et d’un imperméable mastic.
Il adressa un vague salut à Alexandre qui, relevé, se brossait les genoux de la main, et s’assit sur une chaise, le dos très raide.
— Je suis le lieutenant Nerguti, sécurité nationale, district de Durrës, se présenta-t-il en parfait italien. Racontez-moi votre histoire, je vous écoute.
— C’est bien simple, commença Alexandre en s’asseyant à son tour, je suis victime d’un malentendu…
Il décrivit sa passion pour les vestiges de la religion orthodoxe dans les Balkans, sa rencontre et son amitié pour Klaudio, son copain professeur de lettres à Tirana, raconta comment celui-ci lui avait vendu le buste incriminé, qu’il tenait de sa famille, et enfin l’altercation avec le jeune policier sur l’embarcadère du ferry.
Rigide, les fesses à l’extrême bord du fauteuil, impassible, le lieutenant Nerguti écouta toute l’histoire. Seule une légère crispation de ses mains nouées sur ses cuisses et des rictus furtifs de ses lèvres témoignaient de son irritation grandissante.
Pendant la dictature communiste, le pays avait été placé sous le contrôle d’un régime policier inhumain dont – manque de chance pour Alexandre – le lieutenant Nerguti avait été un zélé serviteur.
On ne progressait pas dans la hiérarchie de la Segurimi, la redoutable police politique, sans être avant tout un patriote intransigeant. En tant que tel, Nerguti avait sa vie durant haï les étrangers.
Tout au long de sa carrière, il les avait considérés comme des ennemis de la révolution albanaise, des suppôts de la bourgeoisie capitaliste, des suceurs de sang prolétaire, prêts à envahir le pays pour y faire régner l’ordre judéo-américain.
A présent, alors que son maître, le tyran Enver Hodja, était mort et que ses héritiers avaient trahi la cause sacrée, le pire, aux yeux de Nerguti, était arrivé : les étrangers affluaient.
Certes, ce n’étaient pas les soldats contre-révolutionnaires redoutés pendant près de cinquante ans, mais des hommes d’affaires qui, dans les hôtels de Tirana, mûrissaient leurs sales plans capitalistes pour piller le pays et s’engraisser sur ses misères.
Ou alors, c’étaient des touristes oisifs, fainéants, parasites dont la seule occupation dans l’existence semblait être de se promener, comme cet échassier craintif en face de lui…
C’était pour cette histoire de statue sans valeur qu’on avait interrompu son dîner ?
Ce Français bien propre dans sa coûteuse saharienne d’explorateur n’avait rien d’un trafiquant d’art. C’était seulement un imbécile. Un bourgeois inconscient qui n’avait pas compris que le policier se fichait complètement de la fuite du patrimoine albanais et ne cherchait qu’un petit billet à ajouter à la misérable solde que lui allouait la prétendue démocratie…
Le lieutenant avait le pouvoir de libérer Alexandre dans l’instant, mais il pensa qu’une bonne leçon ferait du bien à ce parasite.
Il soupira, l’air faussement contrit, et écarta les deux bras en signe d’impuissance.
— Hélas, il est absolument indispensable qu’un expert examine votre statuette, confirme vos dires et l’atteste par écrit.
— Mais…
— Pour comble de malchance, poursuivit le lieutenant, nous sommes vendredi soir. Nos fonctionnaires sont en congé pour toute la fin de semaine, ce qui va compliquer l’affaire…
— V… V… Vous plaisantez, j’espère…
— Cependant, je vous promets d’user de tous mes pouvoirs pour que ce soit réglé dans les quarante huit heures.
— C’est complètement ridicule ! explosa Alexandre.
— Ne compliquez pas les choses, monsieur le touriste français…
Nerguti se levait, défroissait machinalement le devant de sa gabardine.
— Je suis navré, mais c’est notre règlement…
— Il est stupide, votre règlement !
L’officier s’inclina sèchement.
— Oui, monsieur.
(A suivre)
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