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Les Wallis de Kons 03

Publié par le 3 avril 2021

 

Le Yéti existe, je l’ai rencontré ! (Kn I,2)

Après un petit déjeuner vite avalé, Kiko m’explique qu’en tant que nouveau journaliste je dois me cogner la tournée des grands ducs. Les pontes. L’élite du patelin.
O-bli-ga-toi-re !
Me farcir tout l’organigramme de la la Fonction Publique d’État, pontifiante, et celui de la Territoriale, pullulante.
J’aurai vite fait de comprendre que les fonctionnaires des deux engeances tiennent le bled. Techniquement. Deux races complémentaires de bureaucrates stipendiés dont les intérêts se croisent, se goupillent, voire se complètent. Caractéristique commune : la servilité.  Et la motivation, commune elle aussi, à quatre-vingt quinze pour cent : les traitements princiers. Je découvrirai plus tard qu’il y en a quand même cinq pour cent qui restent droits. Les plus discrets, forcé.

Cette première prise de travail n’augure rien de bon. Je sens poindre chez Kiko un agacement à mon endroit qu’il tente de cacher au mieux ; jusqu’à ce qu’il craque la digue, bien sûr. Je suis un mélange instable et il le sent. Il le sait. Je dois faire profil bas. Gentil, le Kons. Accommodant. Pour que tout aille au mieux dans le meilleur des mondes, il nous faudra, à l’un comme à l’autre, verser des tonnes d’huile dans les rouages d’une mécanique au fonctionnement peu sûr.

Je comprends ce que l’on attend de moi : m’écraser.
Prendre bonne note de ce qu’on me dit. Garde à vous, silence, rompez. Et surtout, surtout, ne pas attirer d’emmerdes au canard ; ne citer les protagonistes qu’avec force guillemets afin de bien établir que ce n’est ni moi ni le journal qui causent, mais l’autre.
Oui. Oui, encore oui. Je dis oui à tout pour avoir la paix et ne pas m’engager dans un dialogue de sourds.
Oui, cent fois oui, parce que, fondamentalement, je m’en bats la pine à 50 hertz !

Je me farcis pour commencer les principaux Services d’État, c’est à dire que je mesure au fil des heures la puissance d’une structure séculaire.
Ses finances.
Son trésor public.
Son hôpital.
Ses dispensaires.
Son service des cartes grises.
Son Agence-Française-Pour-Le-Dé-vel-lop-pe-ment.
Sa gendarmerie.
Ses renseignements généraux, et même son renseignement militaire.
Son service vétérinaire dépendant de son économie rurale.
Son aviation civile.
Son service météorologique.
Son service culturel.
Son service de la pêche.
Ses travaux publics…

Le tout implanté ou détaché de Nouméa, sans compter les gars de passage pour enquêtes et sacro-saintes é-va-lu-a-tions d’im-pact.

Et encore le poids lourd, l’Éducation Nationale avec ses centaines de professeurs jouissant de le double paie plus la prime d’éloignement.

Et aussi un tribunal avec juge à hermine et greffiers.

Ne manque plus qu’une annexe de la Comédie Française. Et encore, je crois dur comme fer qu’elle est bien là, en représentation permanente du Tartuffe de Monsieur Molière !

Tout ce bordel pour quinze mille loulous natifs qui n’en demandent pas tant, sauf peut-être de la santé et un peu d’école…

Après une première série de présentations, sous la houlette de mon hôte, je trouve à m’échapper, au bout du couloir climatisé d’un bâtiment administratif, pour griller une sèche à l’ombre, abrité du soleil de onze heures, et partir mentalement loin de là, histoire de redescendre en pression.
Le tabac me calme. Je me retrouve capable d’établir le topo. C’est simple : je suis tombé chez les dingues. Les gars ont perdu le sens de la mesure. Qu’ils me prennent pour un demeuré, passe encore. Mais qu’ils essaient de me dicter ma ligne de conduite, ça, ça me reste en travers de la gorge. Partout, ou presque, on me fait comprendre que je dois fermer ma gueule, écraser, suivre le cours de l’eau.
Pas de vagues !
Je suis resté distant, tiède, face à certains glacial pour ne pas dire irrespectueux, tout en pensant très fort : « Allez tous vous faire enculer ». Et comme ajoutait un vieux pote : « En avant marche » !
Vulgaire ?
Ouais. Ouais, ouais, ouais.
De leur côté, ces gars qui ne sont que l’expression physique et sociale d’un système qui les a engloutis ont à l’évidence pigé ce que j’ai dans le ventre. Car ils ne sont pas que cons. Loin de là, ce sont des professionnels de marécage et ils y godillent comme des dieux.
L’argent envoyé par Paris en salaires, aides de toutes sortes et maintien des infrastructures, arrose une île qui, en-dessous, en est restée au stade de l’économie de subsistance. L’effet est forcément pervers, mais attention: c’est tout bénéf’ pour certains.

Résumé du premier jour : le courant passe mal avec Kiko comme avec les autres. C’est l’eau, le feu et le sable. Merdier annoncé à l’horizon du temps qui nous reste à passer ensemble. Bordel assuré entre ma pomme et tous ceux que je viens de rencontrer.

Et ce n’est pas fini. Il me restera à découvrir les patrons du business local, le clergé dirigé par un évêque du cru au poids prépondérant, des chefs coutumiers puissants, des élus locaux qui forment l’Assemblée Territoriale… Tout ce beau monde se tirant dans les pattes ou formant des coalitions d’intérêts matériels immédiats, en fonction du courant du pognon.
Pas difficile à comprendre que, dans ces conditions, tous ces beaux fonctionnaires dans leurs bureaux frigorifiés sont payés pour avaler l’une après l’autre les couleuvres nées de cette farce tropicale. Et accessoirement cristalliser jalousie, mépris et défiances en tous genres.
Joli métier.

Ouf de soulagement, donc, quand Kiko me dit que ce sera pour les jours suivants.
Il me laisse le volant de la bagnole pour que je découvre l’île sous sa direction. Bien sûr, dès les premiers tours de roue, il commence à me faire la leçon sur ce qu’il faut faire et ne pas faire en conduite automobile dans la boue ou sur les voies de traverse, parce que « ici, c’est pas comme ailleurs ».
Sans blague ?
La chaleur me gagne.
Le gars me parle mais je ne l’entends plus. Effet tunnel.
Entrée dans Mata’Utu, rétrogradation en seconde. Mode brutal. Le moteur ne pète pas. Brave mécanique jap’ !
Kiko ne dit rien. Je sors. Ferme ma gueule. Facile : peux plus parler.
Je lui tends les clés. Il insiste pour que je les garde. Il se fera reconduire, dit-il.
Mon caractère m’a baisé une fois de plus. Explosif. Une journée. Tout le monde à dos d’entrée de jeu.

Je roule.
J’ai les oreilles encore bouillantes de colère contenue. Je ne croyais pas à ce signal avant de l’avoir vu chez un pote avec lequel j’avais porté le treillis. Le mec avait été repris de volée verbalement par l’un de nos camarades. Oreilles cramoisies. Violence pure d’hommes vivant en circuit fermé. Plus de paroles mais des frappes avec ce bruit de steaks jetés sur un carrelage. Saisies au cou. Les plus costauds séparent les intéressés. Moins de dix secondes d’acharnement, des tonnes de regrets jamais exprimés.
J’y repense pour me calmer et me rappeler la nécessaire maîtrise de soi alors qu’on a justement envie de tout lâcher une fois plongé dansa merde après l’avoir bien cherché.
Sans compter que je suis sans un radis, une constatation que me ramène au réel, au calme, avec l’effet d’une douche froide sur un 40° de fièvre.
Désagréable, mais salutaire.

Ma balade de détente crépusculaire m’amène au pied du seul rade du coin : la pizzeria-bar-restau qui vient d’ouvrir et où j’ai bu une bière la veille.
Je monte les escaliers.
Désert. 18 H 00, pas un client. Zéro.
Il fait nuit dehors. le peu de lumière électrique renvoyée par le carrelage blanc brillant des murs à la peinture glacée me transportent dans une infirmerie d’usine. Ou bien un abattoir. Bordel, je suis à l’envers !
Je me colle au bar. Personne en vue. je tape du plat de la main sur le comptoir.
– On sert à boire, ici ?

À Tahiti, j’ai déjà vu des costauds. Des Chinois clandos adeptes du combat à poings nus arrivés par je ne sais quelle voie secrète, des cogneurs ivrognes venus d’autre îles, des marins costauds, fiers de leurs tatouages, des durs et des rugueux, des râpes à fer…
Mais là, j’ai affaire à une bête hors-concours. Je suis face à l’abominable homme des mers du sud. Le Yéti tropical. Le Big Foot du Capricorne.
Visage grêlé, cheveux frisés, les doigts comme des saucisses de Morteau. À l’estime cent soixante-quinze kilos sur pieds. Un mètre quatre-vingt cinq noté sur fiche anthropométrique, pour sûr.
– Ah, c’est toi, le nouveau ?
Le monstre a l’oeil brillant, il semble vif comme un singe.
– Ouais. Tu me sers une bière, si tu veux bien ?
Ni une ni deux, le gars actionne la pompe, me sers, s’en verse une et trinque avec moi.
– Tu vas remplacer Kiko ?
– Je suis là pour ça.
– Tu verras, c’est tranquille ici. Tout le monde se connaît. Le truc, c’est de faire chier personne.
Je repose ma bière, lance un regard philosophe alentour et réponds que c’est ici comme partout : faut, en effet, pas faire chier.
– T’as raison, rigole-t-il. D’autant que tu étais à Tahiti : tu connais la région et les gens…

Il se présente : Kalolo (Charles). Kiko me l’avait déjà nommé. Kalolo, dit « Le Gros ».
Je pressens qu’il compte me tirer les vers du nez. Normal. Il veut savoir sur quel pied danser avec le fouille-merde venu d’ailleurs. Il a déjà eu quelques échos puisqu’il vient d’évoquer Tahiti.
Sur une invite de sa grosse patte, nous nous installons à une table ronde à côté de la rambarde de béton qui ceint le bar, que prolonge une salle à manger donnant sur des champs de tarauds. Autour de la petite esplanade que nous surplombons, un salon de coiffure, une banque, un magasin, un atelier musical, une façon de place Vendôme.

Kalolo est très urbain. Kalolo est volubile. Kalolo est un vaurien.
Selon les dires de Kiko, il a planté sa femme d’un coup de couteau. « Je vidais de la bonite, monsieur le juge, le couteau m’a glissé des mains… ». Il est sorti libre.
Kalolo en a fait des plus marrantes. Notamment lorsqu’une jeune banquière lui a refusé un prêt.
Fou furieux, il hurle qu’il va revenir la tuer à coups de fusil. Un obscur gratte-papier de l’agence ferme aussitôt l’établissement. Bien lui en prend : Kalolo revient, flingue en main. Tout est verrouillé. Force brute : il étoile le verre blindé de l’agence d’un coup de poing nu. Pas de Guiness des records pour le Gros qui le mériterait pourtant bien. Pour les uns, la banquière est passée près de la mort ou, pour les autres, de la chaise roulante après viol par tous les trous et les pores.
Exagérations insulaires.
Un fin connaisseur m’affirmera plus tard, avec raison, que le gros Kalolo est trop malin pour faire le con. Il frise la bande jaune mais jamais ne la franchit. Comme certains truands. Il aime faire peur.
(Quant au gratte-papier de la banque, faut tout de même dire que le mec avait vingt ans d’infanterie de marine au compteur, recordman toujours en titre de tir au but au missile antichar Milan…).

Il faut savoir à qui on cause dans la vie.
Kalolo est peut-être, sûrement même, un brigand, mais c’est un curieux et un rapide. Il sait y faire. Physique énorme, plus le bon mot au bon moment. Face à moi, ce soir, il pourrait presque passer pour un père tranquille.
Je me sens un sourire en coin. Il capte, je le situe. Il a envie de parler, alors il cause, longuement, avec retenue, de lui, de son pays, de la pluie et du beau temps.
– Je hais les Zenculés autant que toi, résume-t-il en éclatant de rire.

Lui et moi, c’est la paix de Tilsitt en trente secondes chrono.
Pour ce Yéti, les Zenculés, c’est le bataillon de la mort qui tue, une multitude nombreuse, protéiforme, faite de capitalistes fanatisés qui ont tout baisé.
Et surtout son portefeuille, je pense.
– Bordel de merde, remet un coup de raide, Kalolo !
Me voilà qui pars à l’arsouille en territoire inconnu, tout en sachant que la règle de fer est de ne pas boire avec ces fous furieux que sont les Toa.
Je reste de marbre. Net.
Il évoque son enfance ici et en Calédonie, chez les curés. Le mec reste calme mais je le sens prêt à tout péter à chaque seconde. Le truc qui me sauve, c’est qu’il n’y a jamais eu de vrai problème entre la France et Wallis. Pas une cartouche de signalisation tirée. Par une balle de fusil à poudre noire, ni par les Angliches, ni par les Français. Rien. Nada.
Contentieux colonial, néant. Alles klär, n’est-il pas ? Et ça joue beaucoup.

Je raque. Il m’en remet une. Je me dis qu’il me faut partir illico de ce piège dans lequel je me suis mis.
– J’ai eu une journée agitée, Kalolo. Fais pas attention, je dois y aller. On se reverra de toutes façons.
J’ai à peine fini ma phrase qu’il m’ouvre un compte à 20 000 Cfp par mois, soit quatre pascals, pour boire et manger.
Je ne décline pas. Ne jamais frustrer les bonnes volontés, brider l’élan généreux, que le mec vienne d’agir sur un coup de tête ou par malice.
Je ne peux me défiler. Lui en remet une autre. Kalolo veut causer. Il a un besoin irrépressible de tailler une bavette.
De mon côté, je reste évasif et le gars, futé, comprend ma retenue.
Dans ce genre de vase clos, tout le monde finit trop vite par en savoir trop sur tout le monde. À la longue, c’est gênant. Ça fait prurit, avec fort risque de tourner paranoïa. Les inconvénients qui en découlent sont trop souvent douloureux physiquement. En cela la retenue du Polynésien est proche de celle du Japonais. Avec en commun certaines expressions éruptives…

(À suivre)

 

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