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Le front contre les murs – 04

Publié par le 18 mars 2017

 

Un des derniers textes écrits avec Zykë, cadeau de sa part pour mon recueil L’Ogresse (ed.Gunten), et tiré d’une de ses mésaventures albanaises.

 

Entrant dans sa nouvelle cellule, trois couvertures pliées sous un bras, un oreiller sous l’autre, Alexandre se retrouva plongé dans un brouillard suffocant de fumée de cigarette.

Emergeant de cette grisaille comme un diablotin de la porte de l’enfer, l’occupant des lieux se planta devant lui : un petit jeune homme nerveux au menton recouvert d’une courte barbe, une cigarette allumée pendante au coin de la bouche. De la main gauche, il portait une bourse de plastique du genre de celles qu’on distribue dans les épiceries. Sa main droite, il la tendait, grande ouverte, dévisageant Alexandre de deux yeux noirs fiévreux, aux paupières clignotantes.
— Salut, bonjour, salut, je suis Piro, je suis ravi de faire ta connaissance, ravi, complètement ravi, content, ravi !
Il parlait un italien parfait, à peine teinté de l’accent guttural des Balkans.
— Enchanté, dit Alexandre.
Piro lui ouvrit sous le nez son sac de plastique. Alexandre se rendit compte qu’il était rempli de centaines de cigarettes en vrac.
— Tu fumes ? Tabac ? Cigarettes ? Tu fumes ?
— Non merci.
Par terre, il y avait un grand seau de zinc débordant de mégots. Plusieurs centaines de cartouches de Marlboro, Winston, Camel et autres marques étaient empilées contre les murs.
Le jeune homme fouilla fébrilement dans son sac d’épicerie, attrapa une cigarette qu’il alluma au mégot de la précédente.
— Dommage pour toi, camarade. Dommage, dommage. Moi je ne peux plus m’en passer. Fume, fume, fume. Quand je pense qu’à mon arrivée ici, je n’avais jamais jamais fumé de ma vie, jamais ! Tu me crois, tu me crois ?
Il pouffa de rire et aussitôt se détourna pour tousser, plié en deux, son sac à clopes pressé à deux mains contre sa poitrine. Il se redressa et empoigna la manche de chemise d’Alexandre.
— Kof, kof… Je me suis fait avoir en beauté, en beauté, kof… dans les grandes largeurs. C’est mes oncles, ils m’ont baisé, bien baisé, baisé en beauté…

 

Piro Fatosi avait trente cinq ans.
Né au sein d’une famille de collaborateurs du régime d’Enver Hodja, il avait passé toute son enfance et son adolescence dans les quartiers réservés et les villas de l’aristocratie du collectivisme, ignorant tout des affres du bas peuple affamé.
A l’âge de dix-huit ans, sa famille l’avait envoyé en Italie, puis aux États-Unis pour y mener ses études.
De retour au pays, diplômes d’économie et d’agronomie en poche, il avait épousé Eva, une très belle jeune femme, elle aussi issue de la caste des dirigeants. Le couple s’était vite enrichi de deux enfants.
Lorsque, à la mort du tyran, les classes supérieures s’étaient lancées dans le pillage des richesses nationales, les finances, les industries et les infrastructures, le clan Fatosi avait choisi de faire main basse sur le commerce du bois.
Jugé par ses deux oncles, chefs de la famille, comme le plus apte à diriger les opérations, Piro Fatosi s’était laissé convaincre de devenir le président en titre de leur entreprise.
Après trois ans de déforestation sauvage et de trafics de devises avec divers pays étrangers, alors qu’un peu d’ordre était rétabli en Albanie, un vaste scandale initié par une organisation internationale écologiste avait éclaté à propos du rasage des forêts du nord.
Les oncles Fatosi avaient alors ordonné à Piro d’assumer toutes les responsabilités et d’accepter le rôle de victime expiatoire pour préserver le reste du clan.
— Tu ne feras que quelques jours de prison, puis tu seras libéré et tout sera vite oublié…
Piro avait accepté.
Résultat : ça faisait huit mois qu’il était enfermé.

Tout en racontant son histoire, Piro n’avait pas cessé de fumer et tousser en arpentant la cellule, fébrile, quatre pas à droite, quatre pas à gauche.
— T’inquiète pas, t’inquiète pas, il ne faut pas que tu gardes une mauvaise impression du pays. Il ne faut pas. Le système est en train de changer. Bientôt, tout va rentrer dans l’ordre. L’ordre, c’est ça, kof, kof, l’ordre…

 

Lassé par cet incessant monologue, Alexandre déroula les couvertures et les plaça avec l’oreiller contre la porte, le plus près possible de la rainure, infime source d’air pur dans l’atmosphère irrespirable de la pièce.
— Tu te couches ? demanda Piro. Tu es fatigué, fatigué, fatigué ?
— Un peu… Pas toi ?
— Pas du tout ! Je suis content que tu sois là. Très content. C’est dur la solitude, dur, c’est dur…
Alexandre s’allongea, poussant intérieurement un soupir égoïste.
Il avait pensé quelques minutes goûter le premier moment de repos depuis son arrestation, mais voilà qu’il se trouvait enfermé avec un excité à l’esprit tordu.
— Le pire, reprit le jeune économiste, c’est ma femme. Ma femme. Ma femme. Ma femme. Elle me donne plus de nouvelles. Rien. Silence total. Plus de nouvelles. Ma femme.
— Ah bon ?
— Oui, ça fait cinq mois, deux semaines et trois jours !
— Vous ne vous entendiez pas ?
— Mais si, très bien ! Parfaitement bien. Bien, kof, kof… Pas de problèmes. C’est ça qui est extraordinaire, kof… Eva est une femme bien. Bonne mère. Epouse parfaite. Une femme bien.
Il se remit à arpenter la cellule.
— La société a changé d’un seul coup. Les femmes sont devenues folles. Cinglées. Folles. D’un seul coup. Elles ont voulu divorcer, toutes !… Mais pas la mienne, non. Kof, kof… Eva, elle est bien, ma femme, elle n’est pas comme les autres, ma femme… Tu es heureux avec ta femme, toi, heureux, toi ?
Alexandre ne voulut pas se lancer dans de longues explications. Il préféra mentir, promettant intérieurement à la vierge Marie de lui allumer un cierge à la première occasion.
— Très heureux.
— C’est comme nous avant toutes ces histoires. Comme nous, kof… Pareil. Même chose. Comme nous.
Il repartit autour de la cellule, toussa, alluma une nouvelle cigarette, jeta le mégot de la précédente dans le seau, toussa et revint se planter devant la couche d’Alexandre.
— On se connaît déjà un peu. Copains, toi et moi. Copains. On peut se faire confiance, toi et moi. Dis-moi un truc. Je veux que tu sois sincère, kof, kof, tu crois que ma femme m’a laissé tomber ?
Alexandre se redressa, entourant d’un bras ses genoux repliés, en se grattant la tête d’un geste embarrassé.
— Réponds-moi, réponds-moi. Sincère.
— Euh… C’est que… Euh… J’ai peur de te faire de la peine…
— Dis-moi la vérité. La vraie. De ton cœur. La vérité. Sincère !
— Ben je pense que… Tu devrais sans doute, euh… accepter cette éventualité.

Il vît distinctement les épaules de Piro s’effondrer de quelques centimètres. Il observa le tremblement de sa bouche, qui fit danser le bout rougeoyant de sa cigarette, et l’humidité brillante au coin de ses yeux.
— Excuse-moi, Piro, tu m’as demandé d’être sincère.
L’époux désespéré hocha lentement la tête puis se remet à arpenter la cellule, le pas encore plus fébrile et rapide qu’auparavant.

Alexandre se rallongea, secrètement ravi d’avoir enfin la paix. Une minute plus tard, il dormait à poings fermés.

A trois heures, il fut éveillé en sursaut par les hurlements de Nicolla dans la cellule voisine.
Les voix colériques des gardiens.
L’horrible son des coups qui s’abattaient sur le condamné.
Toute la prison était réveillée. Des beuglements s’élevaient des quatre coins du bloc en répons au triste chant de Nicolla. Des poings frappaient les portes les murs.
Piro Fatosi arpentait la cellule de long en large en fumant des cigarettes. A l’évidence, il ne s’était pas arrêté de la nuit
— Bande de sadiques, s’écria Alexandre Ils sont en train de le tabasser !
L’économiste hausse les épaules.
— Tant mieux. Bien fait. Tant mieux. Il nous emmerde à hurler comme ça. Fait chier. Emmerde tout le monde. Quand il sera assommé, il la fermera. Bouclée, la gueule. Motus. Silence…
Un nouveau hurlement de bête torturée.
Alexandre se leva d’un bond.
— Gardien !
Il cogna à grands coups de poing sur la porte qui ne tarda pas à s’ouvrir.
Dans le cadre du chambranle apparut la silhouette monumentale de Skender Spahiu, matraque à la main.
— Qu’est-ce qui se passe, prisonnier ?
Alexandre s’étrangla de rage.
— Com… comment : qu’est-ce qui se passe ? Vous… vous… vous tapez un pauvre type enchaîné, espèce d’immonde lâche !
Skender le contempla un moment de son regard noir et fixe.
— Oh vous pouvez me regarder autant que vous voulez. ! Vous ne me faites pas peur ! Sale tortionnaire, je vais vous dénoncer !
Le sous-directeur le dévisagea encore un moment, haussa les épaules.
— Vous ne comprenez rien. Occupez-vous de vos affaires, monsieur le Français imbécile…

La porte se referma.
Dans la cellule voisine, Nicolla se remit à hurler.

 

Le lendemain, dimanche, Piro Fatosi, comme de bien entendu, passa la matinée à faire sa ronde à travers la cellule, sac de plastique à la main, cigarette à la bouche, ne s’arrêtant de marcher que pour tousser.
Ce n’est qu’à l’approche de midi qu’un maton lymphatique, un grand rouquin au nez fleuri d’ivrogne, vînt chercher Alexandre pour le mener chez le « direktor ».

Viktor Vrioni était sanglé dans un superbe complet sombre, avec cravate de soie gris perle et pochette assortie.
— Bonjour, monsieur Tisserand, je suis dans l’infinie désolation de vous avoir laissé solitairement ce matin.
— Vous n’avez pas à vous excuser, vous en faites bien assez…
— Nous faisons la réception de membres de la famille de ma femme, vous comprenez… Comment fut le déroulement de votre nuit ?
— Piro Fatosi a fumé, attendez, euh… trois mille six cent cinquante cigarettes, si j’ai bien compté.
Le directeur approuva d’un léger rire.
— J’ai la constatation que l’humour vous revient. C’est bien…
Il posa sur le bureau un grand sac en papier.
— Savez-vous, reprit Alexandre, que les gardiens frappent Nicolla ? Ils le passent à tabac toutes les nuits.
Vrioni le dévisagea un moment, silencieux, avant de baisser la tête et d’ouvrir le sac.
— Oublions un peu tout cela, voulez-vous, professeur… Que diriez-vous de délecter un bon morceau à manger ?
Il tira du sac un caquelon à couvercle et une bouteille de Chianti. Il en ôta le bouchon et remplit deux verres. Les deux hommes trinquèrent.
— Gezuar (santé) !
Vrioni avala une gorgée de vin, clapa de la langue avec satisfaction et déclara :
— Je vous supplie de ne pas émettre de jugement hâtif sur la personne de mon collègue.
— C’est un as de la matraque, votre collègue !
— C’est Nicolla qui est cherchant les coups. Il provoque les gardiens pour les colériquer, dans le but de se faire assommer. Dans la perte de conscience, il oublie pour un temps son pauvre sort.
Alexandre haussa les épaules, refusant l’explication.
— Voyez-vous ça !
— C’est le moyen unique de le faire silencieux, insista le directeur. Ses hurlements sont la grande perturbation pour les autres prisonniers. Si monsieur Spahiu ne pas silencieuser Nicolla à tout prix, nous serions vite dans la probabilité d’une mutinerie générale.
— Pfff… c’est un sadique, voilà tout !
— Allons, détendez-vous. Délectez-vous d’un autre gobelet de Chianti, si cela vous sied.
Alexandre secoua la tête, cherchant une autre objection à formuler, puis renonça et tendit son verre.
— Okay, allez-y, monsieur le directeur, j’en ai bien besoin…

Viktor Vrioni observa avec satisfaction son hôte vider son verre en trois lampées. Il était content que le Chianti connût le succès qu’il escomptait. Les vins d’importation étaient vendus très chers en Albanie et l’acquisition de celui-ci avait constitué un effort pour le modeste budget du ménage Vrioni.
Peu importait : le vin était le calmant le plus facilement disponible pour ramener un peu de sérénité dans le cœur de son pauvre prisonnier.
Il souleva le couvercle du caquelon, montrant des boulettes de viande luisantes qui y reposaient, dont le parfum d’ail et de garrigue envahit la petite pièce.
— Ce sont des köfte. Nous avons l’héritage de ce mets aux Turcs. Vous êtes connaissant qu’ils occupèrent l’Albanie pendant quatre siècles ? Ce qui me fait dire qu’ils nous auront laissé au moins une bonne héritage. Accordez-moi votre confiance, vous allez les régaler…

Madame Vrioni avait fait la tête lorsqu’elle avait appris que son époux passerait la majeure partie de ce long week-end à la prison, au lieu de rester auprès d’elle. Mais elle avait aussi bon cœur et, une fois aux fourneaux, avait déployé tout son talent pour satisfaire l’invité spécial de son mari.
Composés de deux viandes, mouton et bœuf, savamment rissolées dans l’huile d’olive, épaissis au moyen de fine semoule de blé dur, relevés d’aromates et de piment, les köfte se révèlent divins.
Alexandre en dévora trois assiettées, tout en vidant presque à lui tout seul la bouteille de vin.

Au sortir de ce petit festin, le directeur remplit deux minuscules verres d’un alcool translucide tiré d’un petit flacon.
— C’est du raki, de l’alcool de prune. Prenez garde à votre gosier car c’est très fort…
Les deux hommes trinquèrent.
— Alors, demanda Vrioni avec un brin de malice, monsieur Piro Fatosi vous a-t-il questionné s’il est cocu de son épouse ?
Alexandre, repu et égayé par le Chianti, se mit à rire.
— Disons que le sujet semble le préoccuper…
Vrioni se saisit d’une serviette en papier pour se tamponner le front, que la nourriture pimentée, associée au raki, avait couvert d’un voile de transpiration.
— Cocu, il l’est, soupira-t-il. C’est bien célèbre. Tirana est une ville très réduite et les petits secrets y sont vite notoires. Je connais de vue Eva Fatosi, d’ailleurs. C’est une femme extrêmement séductrice…
Il but une gorgée de raki et claqua de la langue.
— Elle serait bien inspirée de prendre ses dispositions, car la libération de son mari ne sera plus tardive. De nos jours, les scandales de corruption et de détournement des biens publics ont une fréquence. Celui de la déforestation ne paraît plus qu’une peccadille. Les Fatosi sont très riches. Ils feront la corruption d’un juge, ou de deux, ou de trois, et notre cher Piro retournera à son confort.
Il soupira profondément, le regard fixé sur le fond de son verre.
— L’important, c’est que l’Albanie ait de la progression. C’est vrai que nous traversons une période de désordre très grand, mais bientôt, dans quinze ans au plus, nous avons la stature des Européens à part entière…
— N’avez-vous jamais pensé à partir ?
Vrioni haussa les épaules.
— Partir…. C’est la maladie albanaise. Tout le monde fuit les jambes autour du cou pour construire une existence ailleurs. Avec ma femme, nous avons évoqué un temps la projection d’émigrer en Suède. Elle y a de la famille… Mais si tout le monde part, qui s’occupera de l’Albanie ? C’est notre pays et nous devons le faire vivre, quoiqu’il en coûte.
Il resservit des rakis.
— Et puis, reprit-il, je n’ai pas l’âme aventureuse, moi. J’aime mes petites habitudes. Plutôt que d’errer en Europe du nord, en Amérique ou je ne sais où, je préfère attendre ici et œuvrer pour que les choses fassent l’arrangement.
Se levant de son fauteuil, il se dirigea vers son bureau sur lequel attendait une bouteille thermos.
— Que diriez-vous de boire le café en compagnie de Nicolla ?

(A suivre)

 

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