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Un été avec Bixby 03

Publié par le 10 juillet 2021

 

Stocké dans un tonnelet de métal, le café est un grossier soluble de collectivité, poudre granuleuse que l’humidité transforme en gadoue brune.
Je l’avale brûlant. Le ciel est clair, mais le soleil, contenu par la crète orientale, ne s’est pas encore répandu dans le vallon des Aiguilles. Il y règne la nuit noire, flanquée de son compagnon le froid. Zé et Gardien, les chiens, plus matinaux que moi, sont déjà montés à « la couche » d’où me parviennent, légers, brefs, les premiers tintements de cloches.
Je prépare ma biasse – ma musette, dans le patois du pays. Pain gris et rugueux. Saucisson. Fromage si dur qu’il faut le cogner sur un angle de pierre pour s’en casser un bout. Tomates et pommes.
Chaussures, de rudes croquenots achetés pour moi à la coopérative agricole, qui blessent encore mes pieds après deux semaines. Le bâton. Le vaste parapluie bleu en bandoulière. La mince carabine 9mm à un coup qui pourrait, le cas échant, m’aider à faire fuir un loup errant. Enfin mon livre. Le seul. Emporté par hasard quand je fuyais les gendarmes en gare de Veynes-Dévoluy : Appelez-Moi Un Exorciste, d’un auteur de fantastique américain nommé Jérôme Bixby.
C’est parti.

La sente est si raide que, par endroits, des pierres fichés en terre servent de marches pour se hisser plus facilement. Le soir, les brebis la grimpent sans problèmes, d’un pas tranquille et sûr de bêtes d’alpage. Pour moi, gamin de ville, en sus fumeur précoce, l’exercice est plus dur. Il faudra encore un bon mois pour que je parvienne en haut d’une seule traite. Et toute la saison pour que j’atteigne la couche, le creux de roche ou dort le troupeau, sans être essoufflé.
En haut, la présence des chiens a réveillé les bêtes, mais elles paressent encore, serrées flanc à flanc. Ce n’est qu’à mon arrivée, celle de l’homme, du berger, du maître, que le grand bouc fauve qui dispute aux six béliers l’autorité sur les brebis se redresse, dominant la masse laineuse à peine frissonnante et, d’un béguètement rauque, lance le signal du départ.

Descendu dans le vallon où s’étendent maintenant des flaques de lumière d’or, j’intime au troupeau la direction d’une des crètes ou bien du col, la pâture du jour, suivant les instructions du patron, monsieur Lucas, lors de sa dernière visite – il monte de la vallée tous les trois soirs environ, selon le temps que lui laisse le travail de ferme.
L’avancée est lente.
Mes bêtes sont de boucherie. Elles sont là pour prendre du lard et profiter. Les galopades entraînent des pertes de graisse et des durcissements des muscles qui, plus tard, à l’heure de l’abattoir, se transformeront en centimes de manque à gagner. Mon travail est qu’elles progressent en broutant, le mufle dans l’herbe, tous les cous ployés.
L’heure est douce. On vient seulement d’atteindre juillet. Totalement émergé des crêtes, planté dans son ciel bleu, le soleil donne à plein. La température grimpe rapidement. Je me défais de mon duffle-coat qui, gorgé de l’humidité de la nuit, fume doucement. Je l’enroule autour de ma biasse, qu’il maintiendra au frais. Dans mes godillots de gros cuir, mes pieds commencent à chauffer. Je me rappelle de ne pas oublier de remplir ma bouteille à l’eau de l’une des trois sources qui alimentent le ruisseau. Je l’ai appris à mes dépends, au long d’interminables jours : là où je vais, sur les hauteurs, règne une sécheresse de désert qui fait râpeuses la langue et la gorge du berger imprévoyant.
Le pas du troupeau produit un froissement continu au-dessus duquel flotte le bruit des presque mille mâchoires occupées à brouter. Les cloches accrochées au cou des bêtes les plus robuste chantent un carillon régulier. De temps à autre, un des premiers agneaux de la saison lance un appel aigrelet auquel sa mère répond aussitôt d’une voix plus grave. Parfois, c’est le bêlement gras, fâché, d’un des béliers, ces mastodontes à l’humeur toujours sourcilleuse. Planté à bonne distance du troupeau, appuyé sur mon bâton, ne marchant que d’un pas toutes les deux ou trois minutes, je surveille d’un oeil sévère lançant parfois un dur « hola » d’arrêt, les chiens qui batifolent autour des bêtes, impatients, des fourmis dans les pattes. Je ne les emploie que pour un changement de direction, l’abord d’une pente, ou bien, s’il le faut, le franchissement du ruisseau, un exercice auquel les brebis répugnent toujours et qu’il fait alors « pousser ».

Le soir, en raison de ce même impératif de lenteur, facteur de bonne viande pour les bourgeois gigots du dimanche, je quitte tôt la pâture. Tôt, c’est à dire dès la fin d’après-midi, quand le soleil s’amuse à colorer ses feux d’orangé et à faire danser ses reflets sur les neiges éternelles des pics du Dévoluy.
Que nous nous trouvions sur les pentes ou au col, huit cents mètres, voire un petit kilomètre au plus nous séparent de ma cabane. Une bien courte distance pour le promeneur, mais qu’il va pourtant me falloir deux heures et demi à trois heures pour parcourir. 
C’est le moment des chiens.
– Zé, passe-y !… Gardien, là-haut devant !
Je crie. Je siffle. En quelques galopades et passes habiles, les bêtes répandues sur toute la largeur de la pente sont rassemblées, dans des affolements soudains de sonnailles, les chevrotements apeurés des agneaux éloignés du pis maternel, et les protestations gutturales du bouc et des béliers, qui n’apprécient pas d’être rudoyés.
Une fois le troupeau réduit à une masse compacte de dos laineux, sans un espace entre eux, il y a toujours un moment d’immobilité boudeuse. Puis, après quelques minutes, comme je me suis placé là où il le faut, en hauteur et à juste distance, les premières bêtes font un pas, puis deux, et c’est tout l’ensemble qui entame la descente.

Autour de ma bicoque au toit de tôles, dans un espace de terre nue martelée par les sabots, s’étale un semis de pierres à peu près plates, distantes d’un à deux mètres l’une de l’autre. C’est sur elles que je distribue des poignées de sel que les brebis lèchent avidement. Je profite de ce moment où elles sont rassemblées et trop occupées pour me prêter attention, pour repérer les bêtes malades ou blessée et les soigner – j’y reviendrai.
Ce sel est de gros grains et rose, empaqueté dans un sac plastique de cinquante kilos que, tous les quinze jours environ, m’apporte monsieur Lucas, franchissant avec cette charge sur les épaules d’un pas sûr de montagnard-né la passe qui, en surplomb de la cascade, est large d’à peine vingt centimètres. Un véritable petit exploit quand on songe qu’en sus, serré dans un gros havresac, il trimballe sur son dos mon ravitaillement.

Après le sel, les brebis gagnent d’elles-mêmes un endroit du ruisseau que barrent plusieurs épaisses dalles de roches grises, formant un gué naturel. Je ne sais pas pourquoi elles s’y engagent sans une hésitation, elles qui font tant d’histoires pour franchir le ruisseau pendant la journée, là où il est si étroit qu’un simple petit bond suffit à le sauter !
Mystère de la psyché ovine…
Puis, du même pas paisible, obstiné, broutant, elles s’engagent dans la sente qui grimpe à la couche et disparaissent pour la nuit.
Moi, je fais chauffer sur le petit Butagaz à cartouche bleue une conserve à bas prix, cassoulet, saucisse aux lentilles ou raviolis, qui, consommée assis sur le banc qui jouxte le bas porche de mon abri, me fera la soirée.

On le voit, la journée d’un berger d’alpage commence très tôt et finit tard. Mais on ne peut en tirer de réelle conclusion que si l’on considère que, des approches de midi jusqu’au soir, pendant les heures chaudes, sur les pentes des pâtures, les bêtes restent immobiles pendant plusieurs heures d’affilée, repues, parfois même couchées de tout leur long, le cou allongé, la mâchoire au sol et l’oeil vague. On dit alors qu’elles « chôment ».
Ce sont sont ces quatre à cinq heures de paresse obligatoire, pendant lesquelles il n’y a rien d’autre à faire qu’à s’émerveiller de la course des nuages, tresser des tiges de fleurettes ou observer le vol d’un papillon égaré dans ces hauteurs, qui a fait naître parmi le petit peuple des pâtres de montagne tant de poètes et de presque philosophes.
– Ce berger, c’est un sage ! dit-on. Sans toujours savoir que, toute une vie durant, il a passé ses milieux de journée à ne rien faire d’autre que rêvasser, somnoler et gamberger.
Moi, à la chôme, je me me déchausse de mes foutus souliers, libérant mes pieds sanglants, me coule dans l’ombre de mon grand parapluie bleu déployé, ma carabine à portée de main, pose ma nuque sur la biasse, en guise de coussin, et je lis, bientôt je relis, puis je re-relirai et re-relirai encore les nouvelles du recueil de Jérôme Bixby, mon seul bouquin.

 

LE DÉMON GROSSIER ET LE SATYRE RAFFINÉ (Première partie)


Le démon était saoul.
Mais pas tout à fait assez saoul, estimait Tad Melford Wainwright III.
Avec l’air de dégoût d’une personne bien élevée, il dévisagea l’énorme créature à cornes affalée dans le fauteuil en face de lui. Les bûches dans le feu ouvert étaient réduites à l’état de braises. Leur
souffle rougeâtre était la seule lueur dans la pièce car le Démon, ayant surgi du plancher une demi-heure plus tôt, avait insisté pour que les lumières, qui lui faisaient mal aux yeux, soient éteintes.
– Ces ampoules incandlescentes, avait-il expliqué à Tad. Nous, les Démons, on déteste ça. Eh, oui, elles sont malsaines.
Incandlescentes, s’était répété Tad en éteignant les lampes. Et il en avait déduit, pour la première fois, que la capacité intellectuelle du Démon était quasi inexistante.

La discussion qui suivit, au cours de laquelle Tad expliqua à l’affreuse créature ce qu’il désirait exactement et où celle-ci avertit son éventuel client sur un ton académique que le prix en serait son âme, permit à Tad de confirmer sa première impression et de considérer, sans se tromper, le représentant de l’Enfer comme un simple d’esprit.
Tad était ravi : il avait espéré un Démon vraiment stupide.
Riant intérieurement, il avait sorti quelques bouteilles de son armagnac, centenaire à deux ans près, affirmant qu’il était le meilleur nectar du monde et qu’il les aiderait à conclure un arrangement à l’amiable.

De sa main griffue, le Démon leva son verre d’alcool. Il éructa bruyamment et fit un sort aux vingt-cinq centilitres de liqueur. À la chaleur du foyer, il chauffa le bout de sa queue, la secouant de plaisir, remuant les braises tout en regardant Tad de ses yeux jaunes qui devenaient simplement un peu troubles.
– Un amant imaginatif, hein ? grinça-t-il en le dévisageant un peu par en dessous. À c’qu’y paraît qu’tu veux être un amant imaginatif…
– Imaginaire, corrigea Tad sans s’énerver. I-ma-gi-nai-re. Cela veut dire un personnage né de l’imagination, par opposition à la vie réelle.
– Pfuuuut… Voilà c’que j’en dis !… Parfait, pourquoi qu’tu veux être un personnage imagin… Euh… Enfin, pourquoi qu’tu veux en être un, hein ? Si j’comprends bien, un type qui sort d’un livre ? Tu sais, ça ne va pas aller tout seul, mon vieux… Non non non… C’qui veut dire qu’en échange, tu d’vras me donner beaucoup plus ! Tu piges, hein ?
– Je comprends, je comprends…

Tad disait la vérité. Il avait dépensé une petite fortune pour que cette soirée se fasse : une entrevue dans le bureau privé de sa demeure du Connecticut, face à face à un authentique Démon de l’Enfer.
Ce n’avait pas été facile. Il lui avait fallu voyager pendant quatre ans, surtout en Orient, pour acquérir les connaissances nécessaires à invoquer les Démons. Il avait amassé des centaines de livres rares et de manuscrits. Il avait payé des sages et des gourous qui n’avaient pu résister aux quantités d’argent qu’il leur offrait. Et il avait acheté cent cinquante grammes d’encens à mille dollars le centigramme, n’osant pas demander ce qu’il y avait dedans.
Les livres et les manuscrits uniques lui avaient révélé tout ce qu’il avait besoin de savoir : que les Démons existaient vraiment et que l’on pouvait conclure avec eux des marchés à propos de tout, ou de presque tout ; que plus le marché était difficile, plus le prix du démon était élevé ; et qu’inévitablement ce prix se réduisait à la somme de tourments qu’on devrait finalement subir en enfer.
Les livres lui avaient révélé aussi que les Démons étaient stupides au point de ne pas trouver leur queue avec leurs deux mains. C’était une idée nouvelle pour Tad à qui u
ne riche et austère éducation avait inculqué que le serpent était un être subtil. Mais maintenant il le croyait.
Ce soir, il avait brûlé de l’encens au prix inimaginable, puis chanté les mots et les phrases qu’il avait appris et, dans un nuage de fumée fétide, lui était apparu le Démon. Ce Démon-là. Un Démon d’un mètre soixante, pourvu de crocs, bedonnant, se plaignant des ampoules incandlescentes.

Il répéta :
– Je comprends.
Alors, pourquoi veux-tu être un type imaginaire, hein ?
Le Démon saisit la bouteille d’armagnac (sa main énorme en faisait le tour) et remplit son verre à ras bord.
– T’as pas idée des ennuis que j’aurai ! J’devrai créer tout un monde, comme dans le livre. Tu sais, tous les autres héros et aussi les personnages secondaires et toutes ces discussions et tous ces rendez-vous factices. Va m’falloir y mettre la gomme pour rendre tout ça vraisemblable. Et moi qui lis si mal !
Il sourit à Tad, découvrant des crocs jaunes et noirâtres qui n’avaient probablement plus été brossés depuis mille ans, s’ils l’avaient jamais été.
– Pourquoi que tu m’laisses pas plutôt te larguer dans l’une ou l’autre époque de l’Histoire réelle ? Comme ça, je ne devrai pas inventer tout ce bazar qui n’a jamais existé…
Tad secoua la tête.
– J’ai mes raisons, dit-il.
Le Démon se gratta la tête avec une de ses griffes et cela fit le bruit d’un crochet éraillant de l’acier chromé.
– Quelles raisons ?
Il regarda autour de lui le bureau au sol recouvert de riches tapis et aux murs recouverts de livres.
– Diable, je m’demande même pourquoi qu’t’as songé à m’appeler. Tu sembles avoir la bonne vie !
Trop bonne vie, soupira Tad. Je m’ennuie : voilà mon problème. Je suis vraiment né coiffé et les millions de dollars sont tombés tout cuits dans mes mains. J’ai eu tout ce que je désirais, y compris toutes les femmes qui me plaisaient. Mais… Pardi, elles ne disaient pas toujours « oui » à l’homme que j’étais… Car si je ne pouvais les séduire, je pouvais toujours les acheter.
– Et alors, grogna le Démon en l’épiant. Quel mal y a-t-il à ça ?
– J’ai maintenant quarante-six ans. Je suis las de tout ce que la vie peut m’offrir… Sinon des femmes. Des femmes. Encore des femmes. Des femmes toujours. Les femmes sont mon unique plaisir à ce stade de la comédie. La seule chose nouvelle qui me reste, la seule chose que je n’ai pas encore eue, c’est le joli minois inconnu qui se cache derrière le coin, celui que je n’ai pas encore rencontré, et celui qui viendra après, et encore après. Vous
pigez ?

Le Démon fronça les sourcils. Il pigeait.
– J’cois que oui. Mon vieux, t’as dû en avoir, une vie ! Elles doivent être nombreuses à t’attendre en Enfer !
– Sans aucun doute, approuva Tad. Alors pourquoi me priver des autres, si je peux doubler mon plaisir avant de plier bagages ? Ce qui nous ramène à mon désir d’être un amant imaginaire.
– Ouais, fit le Démon. J’comprends toujours pas ça !
– Ce n’est que dans la fiction, reprit patiemment Tad, qu’une histoire d’amour idéale peut exister. Ce n’est que dans la fiction que les filles peuvent être belles plus qu’on ne peut l’imaginer. D’une façon impossible ! Car l’impossible ne peut se rencontrer dans la réalité. Ce n’est que dans la fiction qu’un homme peut séduire onze jolies filles en une seule nuit et prolonger son plaisir au-delà des capacités physiques de tout homme mortel… Le prolonger… Le rendre plus doux… Plus parfait… Plus raffiné…
– Onze ? dit la créature du Diable, impressionnée.
Tad secoua la tête et cita le texte :
– « Et il continua ainsi, chaque nuit, pendant onze mois et onze jours ! »
Le Démon ouvrit des yeux incrédules :
– Qui ?
– L’amant légendaire, qui a accompli cet exploit pour gagner un pari. Le plus grand amant de tous les temps. Plus grand même que Casanova. Le héros imaginaire que je voudrais que vous me fassiez incarner, dans son merveilleux univers romantique : Don Juan !

Une braise sauta dans le feu ouvert. Le long visage du Démon était un masque intrigué.
– Don qui ?
– Don Juan, s’écria Tad. (Espèce de lourdaud ignare, se disait-il. N’ont-ils pas de livres en Enfer?)


(À suivre)

 

 

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