Au plaisir tout est bon !
À la place du mort deux langoustes dont le destin tout tracé trouvera son acmé chez Pierrot, le gars de l’aéroport, vers le logis duquel je roule à douce allure, savourant à l’avance un déjeuner dominical en bonne compagnie.
Bord de mer, dans un coin reculé du nord de l’île.
Sont disséminées sans logique apparente des maisons de plain-pied laissant suffisamment d’espace à leurs occupants pour cultiver un potager, avoir un enclos pour un cochon, s’entourer de friche pour les plus fainéants.
Soleil au zénith, deux voitures déjà garées devant la turne. Ah, y a du monde ! P’têt qu’on va rigoler en se rinçant le groin !
De la table qu’il préside, Pierrot a pleine vue sur le lagon distant d’un jet de pierre de sa terrasse. Torse nu, la taille ceinte d’un manu traditionnel, il me fait signe d’une main lente :
– Avance, mon petit, avance…
J’ai trente ans passés. Il pourrait être mon père.
Si certains hommes au lourd vécu portent tatoué sur le front « enfant du malheur » pour être allé de foirade en conneries graves avec maestria, Pierrot paraît être l’incarnation du bon karma. Rien ne l’agresse, tout passe, tout glisse. Sa face de Romain antique laisse quand même deviner une sagesse aboutie, née d’une vie d’aventures dans les airs et sur mer.
– Je sais que tu en feras bon usage, dis-je en lui tendant le panier à langoustes.
– Je vais m’en occuper mais pas tout de suite, rétorque-t-il.
Il s’éloigne pour placer les crustacés en zone sûre. J’en profite pour saluer les deux autres invités assis à table, un jeune pilote et son copilote, déjà rencontrés dans le bureau de Pierrot, quelques mois auparavant. Nets et solides, ils assurent la liaison aérienne entre Wallis et Futuna au manche d’un Twin-Otter, un increvable bimoteur de brousse baptisé « Ville de Paris ».
C’est le grand Jacquouille qui a raqué.
Enfin… ses contribuables parisiens.
Nombre de places : dix-sept. Distance aller-retour entre les deux reliquats d’empire : Cinq cent kilomètres.
– Sers un whisky au journaliste, lance Pierrot à l’un des deux jeunes gars, lequel s’exécute aussitôt avec un entrain évident.
Liquide ambré. La dose. Glace.
Je m’assois, trempe mes lèvres dans la boisson pour homme.
Pierrot, entretemps, est retourné au fourneau pour surveiller la bonite. Parfum de chair bientôt à point et d’épices.
– Savoir cuisiner est un atout que tu n’imagines pas, m’a-t-il expliqué un jour, alors qu’une fois de plus je m’étais invité chez lui. Celui qui est au piano, s’il fait des plats honnêtes, est inattaquable. Mieux, il peut en jouer.
Il m’a raconté en riant avoir décroché l’unique carrée climatisée que se disputaient les rombiers d’une barge de chercheurs d’or sur un fleuve d’Afrique de l’ouest : « je vous fais la bouffe, donc je prends la chambre avec la clim ».
Futé, le mec !
– Tout se passe autour de la table, Kons, petites et grandes choses, surtout si tu y manges bien…
Homme du Monde, avec un grand « M », il est d’un commerce plus qu’agréable. Il ne conseille jamais, il évoque. Il s’exprime par paraboles.
Personne ne viendra jamais lui chercher des noises car il est d’une nature imperméable et d’un professionnalisme reconnu du Tibesti au Gabon. Et dans le Pacifique sud aussi.
Pour résumer : personne ne fait chier Pierrot.
– Oh les enfants, on ne taraude jamais à sec !
L’assemblée prend le dernier raide de l’apéro. Les pilotes, par sérieux, même en un jour de congé, ne se servent qu’un très léger verre.
Pierrot revient, le plat en main, nous présente la bonite, la pose sur la table.
– Tu vas chercher une bouteille de blanc au frigo, s’il te plaît ?
Je m’exécute avec joie.
On déguste en parlant de la pluie et du beau temps. Les trois comparses évoquent le boulot. Au-dessus de la table fusent moult anecdotes aéronautiques africaines et océaniennes.
Portes et fenêtres ouvertes, léger ressac, journée parfaite.
On en est au milieu du repas quand Nick, le copilote, me regardant droit dans les yeux, raconte qu’il a croisé une des deux supérettes de l’île un homme au physique ingrat. Il insiste :
– Un petit gros qui roule du cul comme une fille.
– Ah ouais ?
– Tu sais qui c’est, ce type ?
À tort ou à raison, le fouille-merde que je suis est supposé connaître tout le monde.
– Ben là, fais-je, dubitatif, c’est un peu dur à dire… Faut creuser…
– Une huile, le mec. Il a une caisse de fonction. Mocassins à glands, la cinquantaine, assez puant.
C’est sûr : pareille description vaut avis de recherche après identification, mais je sèche.
Eh, j’ai toutes les excuses du monde : dimanche midi, apéro, re-apéro, détendu après une semaine chargée… Je commence à trouver que Nick tourne un peu trop longtemps autour du pot.
– C’est quoi le blème avec ce mec ?
Les yeux du copilote pétillent. On sent qu’il va en dégoiser une bonne. Nos regards sont verrouillés sur lui. Moi, tel le chien de Pavlov, sentant la bonne info venir, j’ai une trique d’enfer.
– Okay, je vous raconte…
Nick se jette à la baille.
Pour payer ses qualifications de pilote, il travaille comme chef bagagiste à l’aéroport de la Tontouta. Il y est un samedi matin alors que les passagers du vol Nouméa-Wallis attendent sagement le décollage, au frais en cabine, alors que sur le tarmac règnent le cagnard et le parfum du kérosène.
Les bagages sont envoyés dans la soute du zinc par le personnel au sol. Le 737 ronflant gobe une à une les valoches.
Soudain, l’imprévu.
Branle-bas-de-combat, un sac s’est mis à bouger !
Ni une ni deux, le chargement est stoppé, le bagage litigieux mis à l’écart.
Merdier.
Annonce officielle : retard prévu au décollage. Le ban et l’arrière-ban de la sécurité aéroportuaire ramènent leur fraise au pied de l’appareil. Un large cercle se forme autour du bagage suspect. Gendarmes de l’air, flics de la police de l’air et des frontières, douaniers, bagagistes, pilote, chef de cabine, mécano, pompiers… Et bien sûr un cleps qui renifle.
Et le sac qui vibre toujours, avec un « Bzzzzzzzzzz… » continu comme musique d’accompagnement !
Le proprio du bagage suspect est identifié puis convié à quitter son siège pour expliquer ce dont il retourne aux gabelous, pandores et autres intéressés.
Tel un Britiche, Nick ne laisse rien paraître de ses sentiments au cours de son récit. Ce salaud se paie une pause pour boire un coup. Le chéri se laisse désirer !
Fred, le pilote number one, craque le premier :
– Accouche, bordel !
L’oeil de Pierrot brille de curiosité.
– Allez, fais pas ta mijaurée, envoie !
Mon magnéto mental est sur « ON ».
Nick savoure, renquille une goulée de Sancerre et poursuit :
– Je demande au type : « Qu’avez-vous dans votre valise, s’il vous plaît ? »…
Tout le monde regarde le bonhomme. Il est blême, visiblement très emmerdé.
– Ben… Euh… Ben… C’est à dire… Euh… Rien, euh, des vêtements et, euh, des affaires de toilette…
Un douanier :
– Ouvrez votre bagage et sortez vos affaires !
Les mains tremblantes, le gus obéit, sort une trousse de toilette, une serviette et des fringues qu’il pose à même le sol.
Le douanier à bout de patience l’écarte, plonge le bras dans le sac et en sort un inimaginable trophée qu’il brandit aux yeux de tous : un godemiché électrique.
– Le truc s’était mis en branle dans le sac qui avait été brassé par les bagagistes, explique Nick. On a bien rigolé. Par contre, le type, j’ai cru qu’il allait tomber dans les pommes !
Le type, alias le petit gros décrit plus haut.
Alias son Excellence le juge du tribunal de première instance de Wallis et Futuna, qui venait de se faire joliment poisser !
Son récit achevé, Nick se claque les main sur les cuisses. Il n’en peut plus de rire. Pierrot, le pilote et moi, on se tient les côtes. Tous, nous risquons l’étouffement.
Et Nick de lever son avant-bras, index tendu, pour signifier l’importance du vit électrique, et nous d’en avoir les larmes aux yeux de rire. L’occasion d’une basse et vile vengeance par le rire entre amis est trop belle pour ne pas sauter dessus.
Car le monsieur en question a sa réputation. C’est une vipère, une vraie savonnette et un pète-sec. Cassant, hautain, il est connu pour pisser de la moraline à tout-va dans l’enceinte du tribunal. Môssieur représente la LOI et il teint à ce que ça se sache !
S’il n’était pas un enfoiré, il s’en serait moqué, de son gode, comme de sa vie sexuelle avec des étalons, ou bien des putes, ou bien des deux à la fois !
L’émotion passée, les commentaires épuisés, nous poursuivons notre repas en goûtant aux récits colorés du maître de céans, entrecoupés de rasades de vin frais.
Un dimanche parfait, vous dis-je !
Quelques temps plus tard, un soir d’une semaine quelconque au journal. Comme trop souvent, je chasse l’ennui, assis au clavier. Je fais du surplace en pilant du poivre, avec l’impression que rien n’avance.
Ce n’est pas une impression. Rien n’avance. J’ai même carrément la sensation d’aller à reculons, direction le gouffre.
Faut vite trouver une solution. Ça tombe bien : elle est toute trouvée, vu que, comme je l’ai déjà mentionné, la rédaction se trouve au-dessus de « La Cave », magasin de pinard et de gnôle, l’épicerie fine des soiffards du cru.
Je dévale les escaliers.
Dans la boutique m’accueille Marie, dite « Malia », une ch’ti avec laquelle j’ai sympathisé et avec qui on entretient des relations de très bon voisinage. Courageuse comme un régiment de Gueules-noires, elle tient son affaire de main de maître.
Je lui prends un pack de Despé’.
– Fais gaffe à l’arsouille, Kons, t’as un escalier à monter et descendre…
Je casque, la remerciant de ses bons conseils de femme avisée.
De retour en haut, je me trouve trop tendu pour picoler. Je n’ouvre pas les bières.
– Garde la tête froide, mec, ne prends aucun risque.
Un sursaut de lucidité : me soûler seul un soir au bureau peut me coûter cher. Okay. Pas besoin d’aller plus loin. J’arrête les conneries, pour cette fois du moins. C’est déjà un bel effort, je ne vais pas en plus risquer le claquage ou une déchirure cérébrale !
Je me casse du merdier, balance les bière dans le coffre de la bagnole, fonce au Yéti’s, me présente à l’étage. Des Blancs, des Wallisiens et peut-être quelques Futuniens. Ce n’est pas l’ambiance feutrée d’un club anglais mais tout de même, ce beau monde sirote avec élégance et parle avec retenue.
Le Gros est là, derrière son comptoir. Visiblement, il s’emmerde comme un rat mort.
Ces derniers temps, je fréquente moins l’établissement. Je dois faire gaffe au regard que les naturels du coin portent sur moi. Pas droit à l’erreur. Je ne peux pas, comme à Tahiti, picoler et faire le mariole, anonyme, perdu dans la masse. Ma ligne de conduite est conditionnée par l’âpreté du coin, sa douce folie induite et sa violence intrinsèque. Ici, c’est la campagne profonde. Velue.
Le Yéti est tendu, avare de mots.
– Tu bois quoi ?
– Comme toi, c’est moi qui rince !
– Viens, asseyons-nous…
On cause…
On cause…
Quand les verres sont vides, le Yéti apostrophe un de ses gamins en wallisien et nous arrivent peu après deux raides bien tassés à la glace.
Faut se rendre à l’évidence : le coeur n’y est pas. Triste ambiance. Lui et moi picolons sans entrain. seule motivation : ne pas être seul à tourner les pages d’un nouveau chapitre de soulographie tropicale.
C’est là que la magie de la connerie la plus pure se manifeste.
L’alcool faisant son effet, je vois sortir les mots de ma bouche sans rien pouvoir faire, le fond de moi-même m’exhortant pourtant à fermer mon bec…
– Tu connais l’histoire du juge et du godemiché ?
Alerté, vrai renard, vraie fausse brute, le Gros laisse venir. Et moi je me laisse parler : il était un jour à l’aéroport de la Tontouna…
Sur le coup, le Yéti éclate de rire.
Comment pourrait-il en être autrement.
Puis, soudain, tout se fige. Les cent soixante-quinze kilos de chair et d’os sur pied deviennent de marbre. Le regard se fait dense, solide, ne laissant rien paraître.
Je viens de donner en pâture un magistrat de la République Française aux Wallisiens et qui plus est, par ricochet, un biais aux chefs coutumiers pour avoir barre sur lui, bien pratique en cas d’affaires plus ou moins louches.
Calomniez, calomniez, il en restera toujours quelque chose…
Sur le moment, je ne réalise pas ce que je viens de faire. Je repars tranquillou du Yéti’s et me tape les bières chez moi, jetant mon esprit vers les étoiles dont je ne sais lesquelles forment la Croix-du-sud, ce qui est bien le cadet de mes soucis, ignorant que le boomerang me reviendra en pleine tronche, force 10.
Ne boudons pas notre plaisir !
(À suivre)
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