Cinq jours et des moiteurs – 05
Un récit du Pacifique sud par Laurent Gourlez
Le poisson grillé arrive dans l’assiette. Aucune appétence. J’imagine le marlin crocheté par une perche de haute technicité tenue par un gugusse bien assis, harnaché, serré, engoncé. L’animal est emporté par une puissance mécanique hors de sa mesure. Des moteurs in ou out board de plusieurs centaines de chevaux chacun. Ce n’est pas un duel, mais un piège vicieux. Des marins confirmés au cuir dur et cerveau buriné m’ont raconté avoir vu leurs barcasses attaquées par ces bêtes pointues. Ils refusaient depuis de les pêcher. Par respect.
Je réalise soudain que c’est ma dernière nuit sur l’île. Problème : mon sac est chez Marinella, moi avec Jacky et mes compères.
Défoncer la porte de Marinella pour prendre mon sac et dormir ailleurs ?
Où est-elle, de toutes façons ?
À ce moment précis, je pense plutôt à coucher avec Jackie. Sexe, oubli, sommeil, fuite. Baiser Marinella. Sexe, oubli, sommeil, fuite…
Nous sommes les derniers clients du restaurant. Les frangins tauliers préparent le lendemain. Comme nous ne faisons pas de pétard, ils nous laissent à l’aise.
Tahiti. Papeete. Je pose le même regard ici et maintenant qu’il y a plusieurs années. Dès le premier jour, j’aurais dû sentir la proverbiale puce me piquer l’oreille à propos de la suite des événements dans ce foutu archipel.
À mes côtés, dans l’avion, un ex-médecin militaire. Passé Los Angeles, le vol est sportif, trou d’air, trou d’air et trou d’air. Je n’ai pas le mal de l’air. C’est confirmé. D’autres dégueulent comme en bateau par mer houleuse. Pas moi. Je fume et bois frais. Je me marre.
Attention, j’en ai vu d’autres, par la suite. Il m’est arrivé de perdre tout sens de l’équilibre, sans vomir, mais en sentant la trouille du vide à me mordre aux jambes de façon électrique. Ou bien ce moment où, suite peut-être à un choc facial avec coma, il m’était devenu impossible de me lever dans le noir sans me ramasser. Ma femme de l’époque croyait que j’avais (encore) bu !
Arrivé à l’aéroport, personne pour m’accueillir. Typiquement français.
Le médecin, lui, est accueilli par un camarade, ex-capitaine de l’infanterie de marine avec lequel il a combattu en Afrique.
– Ne restez pas seul planté là, nous allons vous déposer à bon port.
– Merci docteur…
À la boîte où je suis censé embaucher, personne ne m’attend non plus. La Tahitienne de l’accueil fait semblant d’être ennuyée tout en se moquant sous cape du nouveau que je suis. Elle me conseille d’aller en ville.
Je calte, déambule seul dans cette ville dont je ne connais rien.
21h00 GMT, 8h00 ou 12h00 locales voire mille heures je m’en branle.
Pluie tropicale, je rentre vite fait à l’intérieur d’un bar près du tribunal. Impression que tout est ralenti. Les mecs et les filles affichent « 2 » de tension, toutes races confondues.
Moi, je suis gonflé à bloc, énervé du non-accueil. Pas de l’ego mais une conscience aigue du savoir-vivre. Chez moi on ouvre la porte. On reçoit par principe. Règle d’or.
D’accord, j’ai pigé. Première leçon à l’arrivée : fais gaffe serre les miches, les zenkulés t’entourent.
Des Blancs parlent fort et sont à la bière, des Tahitiens mangent du poisson cru.
Un, deux, trois cafés. J’arrête je suis fauché. Cent francs pacifiques le caoua, cinq balles. Un des Blancs, un type au faciès de Flamand, époque Brueghel l’Ancien :
– Mets une bière à ce jeune homme, tu vois bien qu’il vient d’arriver du pays !
– Merci, mais je ne peux pas remettre…
– On s’en branle. Ici, on compte pas ».
Je bois mon coup. D’autres suivent.
Le Flamand m’a adopté. Il me fait visiter la ville et ses alentours. Explique. Montre. Détaille. Au final me présente à des putes dans un bar. On trinque. L’affaire est drôlement engagée.
J’apprends que le gars passe son dernier jour en Polynésie avant de prendre sa retraite de flic des R.G.
Je ne compte plus les heures. Histoire de fous, les bas-fonds, visite de poulaillers, de terrains vagues, bouteilles de champagne bues au goulot. Une bière Hinano après l’autre.
Des premiers jours de ce style j’en ai connu plusieurs. Toujours annonciateurs de la suite. On appelle ça « entrée en matière », je crois.
Je me réveille après quelques secondes d’un sommeil éclair avec rêve minute.
Il y a toujours Jackie
Et je suis toujours avec mes potes.
Ange en a ras-le-bol.
– Allez, on se casse boire le dernier au Royal…
C’est un restaurant magnifique avec une terrasse dont les piles plongent dans l’eau. Jackie, la plus sobre de la compagnie, conduit. Les femmes devant, les poivrots derrière. On rentre dans le repère que je connais bien pour avoir créché à côté. C’est même là que j’ai rencontré Jackie. Et Giuseppe.
Nous sommes les seuls clients à pareille heure. J’aime cet endroit. Y revenir me fait reprendre « du poil de la bite » comme aime à le dire Olivier. J’ai dépassé le stade de la douleur, la course de fond peut continuer. Alors, au point où j’en suis, je commande trois raides, les femmes prennent ce qu’elles veulent. Bières pour elles, d’accord.
Le Tahitien mal réveillé qui nous sert dit vouloir nous mettre de la zique. Silence, on s’en branle tout en appréciant la sollicitude du gars qui doit friser les deux quintaux à poil.
La musique est lancée. Jimmy Cliff chante. Les filles bougent du cul sur leurs chaises, leurs seins balancent, mais nous, les hommes, éclatons tous les trois de rire. J’en tape sur la table à chercher ma respiration. Olivier sort la ganja de la poche de sa chemise à fleurs et Ange gueule :
– Putain de Jimmy !
Et il se met à hoqueter en guise de rire : le whisky est mal passé.
Jimmy Cliff.
Ce jour-là, je reçois un coup de fil d’Olivier :
– Kons, Jimmy Cliff se pointe à Faa’a, faut que tu viennes me donner un coup de main pour l’interview en anglais.
Le Cliff n’est pas trop ma tasse de thé mais ça va me changer des chiens écrasés.
– Compte sur moi.
J’arrive à l’heure. Olivier est déjà HS à la pakalolo. Ange est raide pété. Jimmy Cliff, quant à lui, est loin, très loin d’être net. Je suis le seul à être à sang frais.
Impossible de piger les questions qu’Olivier me demande de traduire, la voix pâteuse comme du mortier à la chaux. J’entrave encore moins les propos de Cliff. Pendant ce temps, Ange prend des photos. Disons plutôt qu’il appuie sur le bouton au hasard, quand ses doigts le trouvent. Les confères présents, des journalistes sérieux, eux, nous regardent avec mépris, scandalisés, peut-être honteux. L’honneur de l’archipel, toutes ces conneries…
Le lendemain le patron du canard nous surprend à essayer en vain de décrypter les propos de la veille. Olivier dans l’enregistreur :
– Whaa, wha… Merde !… Wha-what do you do you, euh… do you…
Le patron est furax. Nous sommes désormais la honte de la profession.
On s’en branle. On part en claquant la porte pour montrer l’ampleur et la nature de notre estime.
Cliff n’a pas fini sa chanson qu’Olivier a déjà les yeux voilés. Le Royal est toujours vide. Je vais au bar pour recommander une tournée.
Demain je pars : je suis grand prince.
La Demi chinoise me rejoint, m’offre un coup rapide à boire et me propose la nuit. Je la remercie vivement mais lui explique avec beaucoup de diplomatie que je ne peux pas faire ça à Jackie. Pas vexée, elle se met à rire. Je dois passer pour le roi des imbéciles.
Le jour ne va plus tarder.
Ange rigole :
– Kons va rater son avion, comme d’habitude…
Il fait allusion à mon premier départ de l’île, quelques mois plus tôt. Ma première tentative de départ, plutôt.
Au bout d’une bordée de première, je suis le premier à l’enregistrement, tant j’ai la trouille de louper le vol. Je pousse le sérieux à m’installer sous une des horloges du hall de l’aéroport et, content de moi, je ferme les yeux.
Quand je me réveille, l’endroit est vide de monde, il fait grand jour au dehors et il commence à faire suffisamment chaud pour que je transpire.
Nul besoin de réfléchir : je suis en carafe.
J’apprends que mon coma m’a empêché d’entendre les appels de plus en plus pressants qui m’enjoignaient de me manifester. Que la compagnie aérienne a été obligée de faire vider le Jumbo de tous ses bagages, lois de sécurité obligent, par crainte d’une possible bombe à bord. Et que mon sac, premier arrivé dans la soute, a logiquement été le dernier à en sortir.
J’avais fait les choses en grand : des heures de retard pour les passagers, un maximum de pognon perdu pour la compagnie.
Le scribouillard qui me montre mon bagage jeté dans un coin d’armoire le fait en m’agonisant d’injures, pendant que je pense que je l’emmerde très fort.
Je téléphone à un ami, le seul joignable, étant donné que c’est le seul de mes potes qui n’était pas de la partie de la veille.
Le type vient me chercher. On dirait qu’il ne va plus jamais s’arrêter de se marrer. Moi, je ne rigole pas, car j’ai claqué l’essentiel de mon blé dans le billet, et le reste pendant la nuit.
Mon ami m’emmène en ville, au bureau de la compagnie aérienne. J’explique mon cas au patron qui éclate de rire.
– Ce n’est rien, mon jeune ami, j’en ai vu de plus mauvaises en Afrique !
Et il ordonne à une dénommée Maeva de m’établir un billet gratis.
Le sarcasme d’Ange m’a remis en tête cet épisode ridicule. Le souvenir m’incite à faire attention. M’incite seulement. J’accepte le cône qu’Olive me tend et je tire dessus. Je tire à mort. Je retape dans le whisky. J’ai encore la vague conscience que Jackie me serre fort l’entrejambe
Mocha Choca lata ya ya (Yea)
Creole lady Marmalade
Voulez vous coucher avec moi ce soir
Voulez vous coucher avec moi…
(Lady Marmalade)
Je vois encore mes amours tahitiennes défiler. Mes potes passer dans le brouillard de ma pensée et je n’en sais pas plus.
Ce que je sais, c’est que le lendemain, cinquième jour, je suis à l’embarquement avec mon sac. Du diable si je sais qui l’a récupéré pour moi.
Aéroport.
J’embrasse Jackie qui s’éclipse afin d’adoucir la séparation. Olivier est là pour me dire au revoir
– Et passe le bonjour aux guedins !
Je me pose dans le 737 Papeete – Mata Utu.
Me repose dans le 737.
Encore une poignée d’heures et je serai fixé sur le topo.
FIN
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